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| Le Titre Le TitreQuatre Ans, Mais Veut Déjà Dominer Le Monde Messages : 463
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| Le Titre Mer 24 Juil 2024 - 12:48 A Tale Of A Thousand Stars Ecrit Par Bacteria Carte D'identité Pays D'origine : Thailande Traduction : Johanne, Néphély & Nirlaw Correction :Minidoux Nombre De Chapitres : 16 chapitres Status : Terminé Soutenir L'auteur : MEB Résumé
Si l'un des mille souhaits parmi les étoiles scintillantes pouvait se réaliser... Mon seul souhait est d'être à 'ses' côtés. Pour toujours et à jamais.
C'est la dernière phrase du journal intime pastel qui pousse Thien à devenir un enseignant bénévole sur une colline pour réaliser 'son' dernier souhait à elle.
Dans un monde qu'il ne connaît pas, il commence à prendre conscience de sa propre valeur et de la véritable signification de donner sans rien attendre en retour. Là, il rencontre le Capitaine Phupha, et leur intimité se transforme en un lien dans l'étreinte des magnifiques chaînes de montagnes de l'extrême nord de la Thaïlande.
Le cœur de Thien est rempli de souvenirs du grand officier au point qu'il ne sait plus à qui appartiennent vraiment ces sentiments. S'agit-il de ses sentiments ou de ceux de quelqu'un d'autre ?
Alors que leur amour résiste à l'épreuve du temps, vont-ils s'en sortir ? Ou peut-être devront-ils faire un vœu sur les mille étoiles pour que la promesse qu'ils ont faite se réalise ? | | Messages : 553
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| Johanne Mar 27 Aoû 2024 - 14:06 Introduction Si l'un des mille souhaits parmi les étoiles scintillantes pouvait se réaliser… Mon seul souhait est d'être à 'ses' côtés. Pour toujours et à jamais. Le rugissement du moteur se fit entendre depuis l'allée jusqu'à ce qu'une Maserati Gran Tourismo1, une supercar biplace noire de jais, arrive et s'arrête devant les marches qui mènent à un hall à l'intérieur du grand manoir. À minuit, un luxueux salon, décoré d'antiquités précieuses qui en disaient long sur le statut du propriétaire, brillait encore de la douce lumière jaune d'un lustre en cristal. Un jeune homme élancé, vêtu d'un uniforme d'étudiant négligé qui empestait l'alcool et les cigarettes, s'arrêta net lorsqu'il posa les yeux sur sa mère qui l'attendait sur un canapé baroque à sequins. Lady Lalita Sophadissakul, l'épouse d'un commandant en chef adjoint de l'armée royale thaïlandaise à la retraite, leva les yeux sur son plus jeune fils, beaucoup plus jeune que son frère et sa sœur, avec consternation. "Thien" était un nom de bon augure, qui signifiait 'un prophète', mais cet homme d'une vingtaine d'années avait tout l'air d'une riche ordure. Ses cheveux élégants lui tombant sur la nuque étaient teints en rouge feu, ce qui rendait encore plus blanc son joli visage qui ressemblait à celui de sa mère. Plus blanc... ou même cendré comme un homme malade. Le troisième et plus jeune fils d'un officier militaire retraité très influent leva sa main fine, qui contrastait avec son statut social aisé, pour brosser les cheveux qui tombaient sur ses yeux en amande d'un geste agacé. — Pourquoi t'es pas au lit ? Sa voix était rauque à cause de la toxine appelée alcool. — Je t'attendais. Qu'est-ce qui t'a pris si longtemps pour rentrer si tard ? demanda avec inquiétude la femme d'une soixantaine d'années, élégante dans sa longue chemise de nuit, en se levant et en se dirigeant vers son fils. Il avait l'air beaucoup plus mince qu'avant. Thien arqua ses sourcils épais et galbés, puis ses lèvres pâles et minces se retroussèrent en un sourire sans humour, plein de pitié pour lui-même. — Oh, tu es rentrée tôt aujourd'hui, alors tu agis comme si tu te souciais que je sois rentré tard ? Ne joue pas à la maman insomniaque. Va juste te coucher. Je suis épuisé, moi aussi. Il ne cherchait pas à être sarcastique, il ne faisait que dire la vérité. Il vivait une vie avec une façade parfaite, un succès social, avec un grand et sombre creux à l'intérieur. Le bienveillant général Theerayuth et Lady Lalita faisaient la charité pour la gloire et la reconnaissance, payant des liasses de billets pour apparaître dans les journaux. Son frère aîné, un officier militaire sur les traces de son père, avait reçu une bourse d'une école militaire à l'étranger, et lui et sa femme menaient la grande vie. Sa sœur, l'enfant du milieu, une mondaine qui avait divorcé trois fois, avait réussi à attirer les médias malgré les scandales. Et lui, l'avorton de la portée, de 10 ans plus jeune qu’eux ? Il était doué pour fabriquer des jouets. Après avoir travaillé dur pour entrer dans la meilleure université de Thaïlande, il n'avait presque rien obtenu ! Qu'est-ce que ça lui avait apporté exactement ?! Thien serra le poing quand une douleur sourde traversa sa poitrine comme si dix tonnes de pierres avaient été déversées sur son corps. La douleur, qui s'aggravait chaque jour, l'attaquait dès qu'il était stressé. Il ignora sa mère qui étouffait ses larmes à cause de ses paroles blessantes et se dirigea à grands pas vers l'escalier pour se précipiter dans sa chambre. Les yeux injectés de sang de Lalita suivirent son fils. Comment un garçon rebelle mais heureux avait-il pu se transformer en ce jeune homme amer en seulement deux ans ? Après cette mauvaise nouvelle, Thien s'était transformé en une personne renfermée et antisociale qui semblait avoir abandonné sa vie. C'était trop dur à supporter pour elle. — Pourquoi te fais-tu du mal comme ça ? Elle se leva et le suivit jusqu'aux escaliers, saisissant son poignet fin. Thien se retourna. Son visage cendré se tordait de rage. — Qu'est-ce que tu attends de moi ? Tu veux que j'en rie ? Je ne suis pas si fou que ça, maman ! Je ne vais pas rire de ma propre mort imminente ! — Qui a dit que tu allais mourir ? Il y a un remède, crois-moi, chéri. Tu vas t'en sortir… La voix de la mère tremblait car elle savait qu'elle mentait. Il n'y avait aucune promesse de guérison de cette 'maladie', même de la part des meilleurs médecins de Thaïlande et d'ailleurs. C'est vrai — Thien Sophadissakul, un étudiant en ingénierie, né avec une cuillère en argent dans la bouche et promis à un brillant avenir, était en train de mourir ! Lors de sa première année, au cours du second semestre, Thien jouait au football avec ses camarades sur le terrain de l'université pour évacuer le stress des examens finaux. Il avait senti que quelque chose n'allait pas quand il s’était retrouvé rapidement épuisé, avec des sueurs qui coulaient sur son visage et une respiration plus saccadée. Son cœur tremblait de douleur comme s'il était serré dans une poigne de fer. C'est la dernière chose qu'il avait ressentie avant que l'obscurité ne l'emporte. Personne ne s'attendait à ce que cet incident soit le pire tournant de sa vie ! Son muscle cardiaque était enflammé par une infection virale qu'il avait contractée dans ses jeunes années à cause de la grippe. Elle avait épaissi son péricarde pariétal et le manque de souplesse empêchait ses vaisseaux de pomper le sang dans son corps. Sans transplantation cardiaque, il pourrait avoir une insuffisance cardiaque à tout moment. Mais les chances de trouver un donneur compatible étaient minces. Il valait mieux parier sur le fait d'être mort puis de renaître que de bénéficier d’une greffe de cœur. Deux ans plus tard, son espoir s'était éteint. Malgré l'influence de sa famille et l'argent qui avait fait monter son nom sur la liste des receveurs d'organes, le jeune homme de dix-huit ans, autrefois plein de vie, était devenu un homme animé d'une haine profonde envers les injustices de la vie. Il vivait à l'extrême, s'amusant — boire, fumer, baiser, rejoindre un gang de course de rue et se transformer en voyou. Se faire traiter de voyou le faisait rire encore plus. Personne ne devrait être heureux s'il ne l'était pas ! Les yeux en amande qui brillaient autrefois d'étincelles de vie devinrent rouges. — Laisse-moi tranquille ! cria le jeune homme à sa mère. Il retira son poignet de sa prise ; la dame perdit l'équilibre et tomba dans les escaliers. Retombant sur le sol en chemise de nuit, elle attrapa sa cheville tordue et gémit de douleur. Thien se précipita pour la prendre dans ses bras. — Maman, maman ! Tu vas bien ? … La culpabilité le submergea jusqu'à ce que son cœur vacille mais il ignora la piqûre dans sa poitrine qui se propageait jusqu'aux nerfs de son bras. Réveillé par le bruit qui s'amplifiait, le général Theerayuth se précipita hors de la chambre et vit son plus jeune fils bercer sa femme qui était allongée sur le sol, appelant à l'aide. — Papa, à l'aide ! Maman est tombée dans les escaliers et s'est blessée à la jambe ! cria-t-il à son père qui se tenait debout, abasourdi, en haut de l'escalier. Pourtant, ce qui stupéfia le militaire à la retraite plus que de voir sa femme sur le sol, ce fut le visage pâle et lisse de son fils devenant vert. La prise sur son bras était raide, révélant à quel point Thien souffrait d'avoir prononcé ces mots à haute voix. Le général Theerayuth se jeta sur le téléphone et appela une ambulance. Ce fut au tour de la mère de prendre son fils dans ses bras alors qu'il s'effondrait. Le cœur de Lady Lalita se brisa en le voyant fermer lentement les yeux, son visage se tordant d'une douleur atroce tandis qu'il s'agrippait à sa chemise au niveau de sa poitrine à gauche. Le dernier mot qu'il entendit avant de plonger dans l'obscurité fut un sanglot déchiré à côté de ses oreilles. Au revoir, maman... | | Messages : 181
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| Nirlaw Mar 27 Aoû 2024 - 14:07 Chapitre 1 Outre le pouvoir de l'argent, il y a aussi le pouvoir du "miracle". Bien que Thien Sophadissakul, le plus jeune fils du commandant en chef adjoint à la retraite de l'armée royale thaïlandaise, fut transporté d'urgence à l'hôpital après avoir souffert d'une insuffisance cardiaque et qu'il fut sauvé de la mort par l'unité des urgences, l'équipe médicale reconnut que son muscle cardiaque avait presque cessé de fonctionner, car le jeune homme avait abusé de sa vie jusqu'à ces limites. Le seul moyen de le sauver était une transplantation cardiaque.
L'hôpital contacta d'urgence la Croix-Rouge thaïlandaise et un miracle se produisit. Le centre de don d'organes leur dit qu'ils avaient un donneur qui venait d'avoir un accident de voiture moins d'une heure plus tôt. Le groupe sanguin et les tissus de l'organe correspondaient au jeune étudiant universitaire qui s'était inscrit dans leur base de données deux ans auparavant.
Ainsi, le patient qui s'accrochait à la vie sous respirateur fut préparé pour une transplantation cardiaque d'urgence. Lady Lalita et le Général Theerayuth attendaient anxieusement à l'extérieur de la pièce. Une femme d'une trentaine d'année, le visage luisant de maquillage, les accompagnait avec un visage aigre, même si elle s'inquiétait pour son jeune frère.
— Il faudra des heures avant que l'opération se termine. Je pense que vous devriez tous les deux attendre dans la salle d'attente. Quelqu'un vous informera une fois que ce sera fini. suggéra Pimprapha. Elle mourait d'envie de laver son visage des produits cosmétiques.
- Comment peux-tu dire ça ? Ton frère est en train de subir une opération majeure. Nous ne savons même pas s'il va s'en sortir, réprimanda Lady Lalita à sa fille cadette.
Irritée, Pimprapha serra les lèvres et fixa la salle d'opération occupée de ses grands yeux ronds. Avec dix ans d'écart, le frère et la soeur n’étaient pas si proches.
Elle ne savait pas comment exprimer sa détresse. Chaque fois qu'elle le rencontrait, elle se plaignait de ses comportements errants qui empiraient chaque jour et finissait toujours par se disputer avec lui.
— Comme tu veux, mère. Maintenant, si tu veux bien m'excuser.
Elle se tourna pour partir, ignorant le regard contrarié de sa mère.
Cinq heures passèrent. L'appréhension et l'épuisement s'emparaient du cœur des deux personnes qui attendaient devant la salle d'opération. Dès qu'ils aperçurent deux ombres en mouvement derrière la porte, ils sautèrent de leurs sièges et se placèrent juste devant.
Quelques minutes plus tard, le chirurgien en chef sortit, suivi par son équipe. Ils souriaient à la famille qui restaient pleine d'espoir.
— Ne vous inquiétez pas. L'opération s'est bien passée, mais le patient doit rester en soins intensifs pendant 5 à 7 jours pour une surveillance infectieuse.
— Vous dites qu'il ira bien ?
Des larmes gonflèrent dans les yeux de Lady Lalita par excitation maintenant que la mort ne pouvait plus lui prendre son fils.
— Ça dépend de lui. Sa volonté de vivre joue un rôle important. Car, après la greffe, il devra être sous immunosuppresseurs toute sa vie pour empêcher son corps de rejeter son nouvel organe. Il tombera plus facilement malade. Alors, même s'il peut recommencer à vivre normalement, il doit prendre plus soin de lui que les personnes normales.
Le célèbre expert et professeur de médecine donna des conseils sur la vie après la transplantation, qui pouvaient être qualifiés de faisables mais pas de facile.
La mère du patient resta silencieuse. La manière de vivre de son fils ne lui permettait pas de promettre qu'il ait une meilleure vie.
Pourtant, elle espérait… que Thien vivrait pleinement cette nouvelle vie pour le "donneur" qui ne pouvait plus respirer et profiter de son temps sur terre.
Il n'avait jamais dormi aussi profondément auparavant. Parfois, lorsqu'il tentait de refaire surface, il y avait quelqu'un qui le maintenait en sommeil. La forme élancée de Thien sur le lit bougea lentement la main qui était restée immobile.
Des yeux marron clair s'ouvrirent et regardèrent la pièce à travers la fine protection en plastique qui recouvrait son nez. Les tubes reliés aux machines et à l'assistance respiratoire à côté du lit permettaient de facilement deviner où il se trouvait, même s'il venait de se réveiller. Des solutions salines et de sang étaient reliées à son poignet.
L'enfer ressemble à un hôpital…
Soudain, il se réveilla complètement.
L'hôpital… ça voulait dire qu'il était encore en vie !
Le son du moniteur cardiaque et les pulsations irrégulières alertèrent l'infirmière de garde de l'Unité de Soin Intensif pour appeler le médecin en charge. Il se précipita vers la chambre et examina le patient.
— Khun (1) Thien, calmez-vous, s'il vous plaît. Inspirez et expirez, doucement !
La jeune infirmière compta les respirations pour que le patient puisse suivre ses instructions. Cette méthode permettait de prévenir l'hyperventilation et l'overdose d'oxygène.
Le jeune homme essayait de suivre le rythme, mais cela le fatiguait car son "coeur" tambourinait sous sa poitrine comme s'il ne faisait pas partie de lui.
Un moment passa et les drogues firent leur effet. Thien expira lentement, épuisé comme s'il venait de subir un effort physique.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? Je me souviens que…
La voix baryton qui sortit de ses lèvres était si rauque qu'elle le surprit.
— Vous avez subi une greffe de cœur. Mais ne vous inquiétez pas, tout s'est bien passé. Vous vous rétablissez.
La femme en uniforme blanc d'infirmière lui adressa un sourire rassurant et se retourna pour signaler son état à l'équipe médicale et à l'assistant qui venait d'arriver, laissant le patient stupéfait.
Les yeux en amande jetèrent lentement un coup d'œil vers le bas sur sa poitrine. Il avait peur.
Baboum. Baboum…
L'écho d'un organe qui se contractait et pompait le sang vers les autres organes de son corps résonnait fort à ses oreilles.
Le froid envahit tout son corps jusqu'à ce que ses orteils soient engourdis quand il réalisa.
Que "ça" n'était pas son "coeur" !
Après la greffe cardiaque, le docteur diagnostiqua de manière approfondie qu'il n'y avait pas d'infection et que le corps s'était bien adapté au nouveau cœur. Ils libérèrent le patient pour qu'il puisse rentrer chez lui en convalescence. Il devait toutefois se soumettre à un régime spécifique.
Trois semaines après son retour de la mort, Thien essaya d'oublier que quelque chose dans son corps ne lui appartenait pas. Il se demandait parfois à qui "ça" appartenait autrefois, mais il connaissait les règles et les règlements relatifs au don d'organes. Les donneurs et les receveurs ne pouvaient pas révéler leur identité pour éviter un procès.
Le jeune homme, vêtu d'une blouse d'hôpital bleu, regarda fixement par la fenêtre ouverte et inspira l'air frais de la fin de matinée. La lumière du soleil scintillait sur sa peau lisse et claire, qui n'avait plus l'air aussi fantomatique qu'avant. Elle était rose maintenant, ce qui voulait dire que le "coeur" fonctionnait bien pour son nouveau propriétaire.
Thien baissa les yeux sur sa main qui n'était plus osseuse. Elle semblait en bonne santé grâce aux programmes de nutrition stricts de l'hôpital. Il ne pouvait plus se noyer dans l'alcool et dans les substances. Il avait entendu le chef de la chirurgie dire qu'il avait eu de la chance d'avoir été diagnostiqué en assez bonne santé pour subir une greffe. Il avait failli ne pas arriver sur la table et s'il avait dû attendre plus longtemps, l'opération n'aurait pas été couronnée de succès à cause des risques de complications.
Les yeux en amande montraient une profonde tristesse en regardant la salle VIP remplie de cadeaux de ses camarades de classe et de ses professeurs. Mais personne n'était venu lui rendre visite en personne. Thien ne les blâmait pas parce que c'était lui qui leur avait tourné le dos, même ses meilleurs amis, en premier lieu, après avoir découvert sa maladie. Il ne supportait pas de les voir profiter de la vie et de l'avenir qui les attendait.
… Mais qu'en était-il de ses amis du gang de voitures de course ? Un rictus apparut sur ses lèvres fines. Ils s'étaient réunis juste pour chier sur la société, ce n'était pas surprenant qu'il n'y ait pas de réelle amitié entre eux. Il était devenu trop faible pour créer des problèmes et avait été jugé inutile de le garder.
Thien jeta un coup d'œil à l'horloge murale et fronça les sourcils. L'heure était passée. Sa mère lui avait dit qu'elle prendrait un moment pour parler au médecin. Il avait peur que quelque chose n'aille pas dans son corps et qu'il ne puisse pas rentrer chez lui aujourd'hui.
Une conversation indistincte provenant de la porte de la salle de réveil éveilla sa curiosité. Il se glissa hors du lit et traîna une perche à perfusion. Il tourna la poignée et ouvrit légèrement la porte, puis se pencha pour écouter.
… L'expression du médecin était tendue en entendant les mots de ses parents, mais il resta ferme, suivant le code de conduite médical.
— Je ne peux pas vous le dire. Même si vous demandez à la Croix-Rouge, ils ne vous le diront pas.
— On veut juste rembourser le donneur, Ajarn(2) Krit, plaida Lady Lalita.
Elle savait que le donneur l'avait fait de bon cœur, mais elle voulait remercier la personne en donnant un peu d'argent à sa famille pour qu'elle sache quel grand mérite c'était de donner une nouvelle vie à quelqu'un.
L'autre homme laissa échapper un lourd soupir. Il comprenait l'intention du général et de sa femme, mais il ne pouvait pas y faire grand chose.
— Eh bien, je pourrais peut-être vous écrire le nom de l'unité d'enregistrement des dons. Ensuite, c'est à vous de voir comment vous le découvrirez, céda finalement le docteur Krit.
Il fit un geste et invita les deux personnalités influentes à continuer à discuter dans une autre salle de diagnostique.
… Le donneur ? Une main fine claqua sur sa poitrine gauche lorsqu'il sentit un battement irrégulier pendant une milliseconde. Thien jeta un coup d'œil par l'interstice et trouva deux infirmières en train de discuter.
— Tu es l'assistante d'Ajarn Krit. Tu sais qui est le donneur ? demanda l'infirmière à sa collègue qui se tenait à côté d'elle.
— Aucune idée. Ajarn garde tous ses documents. Mais le personnel de la Croix-Rouge qui a livré l'organe a dit qu'il provenait d'une personne décédée le même jour que l'admission du fils du général Theerayuth à l'hôpital.
Thien déglutit bruyamment. Son front se mit à transpirer, essayant de supprimer le frisson pour que son nouveau cœur ne travaille pas trop fort… Il se demanda s'il était censé entendre cette information ou non.
Pourtant, "ça" le poussait à vouloir savoir ce qu'il n'était pas censé savoir.
… Le manoir de la famille Sophadissakul se dressait majestueusement au milieu d'un complexe immobilier construit pour les riches, au cœur de Bangkok. Pour quelqu'un qui ne s'éloignait jamais de chez lui plus de trois jours, Thien regardait maintenant la grande maison entourée d'un jardin luxuriant comme s'il ne l'avait jamais vue. Il était ravi et heureux d'être à nouveau ici, tout en pensant à la façon dont il aurait pu se retrouver six pieds sous terre.
Une infirmière spécialement engagée pour assister le patient fragile le soutint alors qu'il sortait de la voiture de luxe et qu'il s'asseyait dans un fauteuil roulant. Toutes ses affaires avaient été déplacées dans une chambre d'amis au premier étage pour plus de commodité.
Ses parents avaient déposé une demande d'abandon au début du semestre de sa troisième année, car les médecins lui avaient conseillé de passer au moins trois mois en convalescence avant de reprendre ses activités habituelles. Le jeune homme avait haussé les épaules, indifférent. Même s'il devait obtenir son diplôme plus tard que ses camarades de classe, au moins il était encore en vie et pourrait les finir plus tard.
Lady Lalita entra dans la chambre improvisée et vérifia tout avant de s'asseoir sur le lit à côté de son fils. Elle caressa ses cheveux soyeux, qui montraient maintenant leur couleur brune naturelle au lieu de la teinture rouge désordonnée qui était là avant.
— Je vais appeler ton coiffeur pour qu'il te coupe les cheveux, mon chéri, afin que tu sois aussi beau que jamais.
Elle sourit joyeusement en voyant le signe de vie et de joie sur son visage.
Thien hocha la tête en réponse et fixa sa mère. Soudain, la honte le brûla, réalisant à quel point il avait blessé la personne qui l'aimait le plus pendant tout ce temps parce qu'il détestait son propre destin.
— Maman…
Il posa sa main sur la sienne, la plus aplatie et pourtant la plus chaude.
— Tu es en colère contre moi ?
La dame sourit doucement.
— Je suis en colère contre moi-même. Si j'avais fait plus attention à la raison pour laquelle tu tombais souvent malade, si je t'avais emmené chez le médecin, tu aurais pu avoir ton traitement il y a longtemps.
— C'était une myocardite… Même si elle avait été détectée plus tôt, nous n'aurions pas pu la guérir.
Il lui rappela que ce n'était la faute de personne.
— Je suis heureuse que tout soit terminé. À partir de maintenant, tu dois prendre soin de ta santé. Arrête toutes les mauvaises choses qui te font du mal.
Elle voulait dire fumer et boire ainsi que les bagarres qui l'ont envoyé régulièrement au poste de police ces deux dernières années.
— Je sais, je sais. dit-il avec irritation, parce qu'il ne voulait pas qu'on lui rappelle ses erreurs.
Puis, quelque chose lui revint.
— À propos du donneur…
Les mots restèrent coincés dans sa gorge dès qu'il ouvrit la bouche.
— Oui ? Qu'est-ce qu'il y a à propos du donneur, chéri ?
La mère inclina la tête, se demandant pourquoi son fils s'était soudainement tu.
Thien pressa ses lèvres et secoua la tête.
— Rien. Tu ferais mieux de te reposer. Je veux dormir. Ces médicaments me rendent somnolent.
Il changea de sujet et s'allongea.
— Oui, repose-toi, mon chéri. Je vais dire au domestique de te donner à manger à ton réveil.
Elle le couvrit de sa couverture, puis quitta la pièce en silence pour qu'il puisse se reposer pleinement.
Une fois la porte fermée, Thien ouvrit les yeux. Les sourcils bien dessinés étaient froncés. Il avait envie de se gifler pour avoir glissé la question qu'il n'aurait pas dû poser.
Même s'il n'apprenait jamais à qui appartenait ce cœur, il pouvait continuer à vivre sa vie.
Mais que se passerait-il s'il "savait"?
Cela changerait-il quelque chose ?
Cela faisait un peu plus d'un mois qu'il était rentré chez lui. Un nutritionniste s'était occupé de lui et un physiothérapeute lui avait appris à faire les bons exercices. Il se sentait beaucoup plus fort. Des sueurs suintaient de ses cheveux, désormais coupés court et révélaient son visage ovale et lisse, comme s'il était redevenu un étudiant de première année.
Thien, qui portait une tenue de sport, avait fait du jogging intermittent et de la marche rapide sur le tapis de course pendant plus d'une demi-heure. Il se serait évanoui après une séance d'entraînement de 10 minutes si ça avait été quelques mois auparavant ? La pièce fraîche et climatisée aux murs de verre, remplie de DVD et de jeux vidéo, avait été transformée en petite salle de fitness. Tous les nouveaux équipements d'entraînement étaient placés ici et là, une image d'admiration pour un homme qui venait d'entrer dans la pièce sans frapper d'abord.
Un bel homme portant d'épaisses lunettes rectangulaires secoua la tête avec exaspération et adoration… Si ce n'était pas exagéré, alors ce ne serait pas la Famille Sophadissakul. Il regarda par derrière le minuteur du tableau de commande du tapis de course et arracha un écouteur à l'homme qui faisait la séance d'entraînement, entendant une explosion de son casque.
— Il est écrit ici qu'il ne faut pas faire d'exercices pendant plus de 30 minutes par jour.
Le visiteur agita la feuille contenant un programme d'exercices pour l'homme en convalescence.
— P'Tay(3)...
Thien haussa un sourcil, surpris par la visite soudaine d'un proche. Taychin était un étudiant en médecine de 6e année à son université, le fils d'un chef de cabinet et le bras droit de son père.
Taychin appuya sur le bouton d'arrêt du tableau de contrôle.
— Faire trop d'exercice ne va pas te rendre plus sain en deux jours. Ça fatigue même ton cœur.
Thien haussa les épaules… Ok, il allait arrêter. Soulevant la serviette qui lui drapait le cou, il essuya la sueur sur son visage.
— Lady Lalita t'a fait venir pour me voir ? demanda-t-il.
Taychin n'était pas beaucoup plus âgé que lui, contrairement à son vrai frère et sa vraie sœur, alors sa mère poussait souvent le jeune homme à s'occuper de son plus jeune fils depuis qu'ils étaient enfants.
— Comment tu peux dire ça ? Même si elle ne me l'avait pas dit, je serais quand même venu te voir.
Taychin était occupé par un stage hospitalier dans une autre province, il était donc difficile pour lui de trouver le temps de revenir à Bangkok.
— Tu restes combien de temps cette fois ? Tu peux me faire sortir demain ? J'en ai marre d'être coincé à la maison.
Il ne voulait pas déranger son frère d'une autre mère, mais seul Taychin, l'étudiant en médecine prodigue, qui avait obtenu la plus grande adoration et confiance de sa mère, pouvait demander la permission de l'emmener voir le monde extérieur.
Il ne comprenait pas pourquoi elle avait si peur qu'il puisse contracter une quelconque infection.
— J'ai échangé ma garde, alors j'ai quelques jours de repos. Je vais demander à ta mère pour toi, répondit gentiment l'étudiant en médecine.
Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas vu le jeune homme dans un tel état d'esprit. Ces dernières années, il ne pouvait pas supporter de parler à Thien pendant plus d'une minute. Ces beaux yeux étaient remplis d'une noirceur qui le poussait à renoncer à la vie.
— Tu es venu tout seul ?
Thien ouvrit la bouteille d'eau et la porta à ses lèvres en écoutant la réponse.
— Non. Je suis avec mon père. Il a des documents importants à livrer.
— À propos de quoi ?
Taychin secoua la tête en fronçant les sourcils.
— Aucune idée. Pourquoi tu veux savoir ?
— Je suis juste curieux.
Thien faisait semblant de ne pas être intéressé, mais il pouvait deviner pourquoi le Colonel Phithan, le père de Taychin, rendait visite à son père. L'homme était celui qui résolvait les problèmes de sa famille, quel que soit le problème. Il avait même tiré Thien d'affaire un nombre incalculable de fois en un an.
— Je vais prendre une douche et me changer, puis nous parlerons.
Il changea de sujet avant que l'homme à l'esprit vif ne puisse le remarquer.
— Il faut que je te parle de quelque chose. On se voit au pavillon.
Le futur docteur cria après le jeune homme qui s'éloignait à grand pas et obtint un signe de la main en guise de réponse.
… Après que Taychin ait profité de son beau visage, d'une voix douce et d'un plaidoyer sincère, Lady Lalita l'autorisa finalement à sortir le "prisonnier" pour un jour de liberté — la première fois en deux mois. Thien qui était vêtu d'un jean Diesel délavé et d'un grand t-shirt ample peint à la main avec des couleurs vives, appliquait dans la bonne humeur du gel sur ses cheveux bruns et courts.
Le visage ovale et beau qui ressemblait à celui de sa mère était rouge, preuve que sa santé s'était améliorée. Les lèvres fines souriaient à son reflet dans le miroir, appréciant la nouvelle vie qui lui était donnée.
Un coup à la porte lui indiqua que l'homme était arrivé à l'heure. Il attrapa son sac à dos alors que Taychin ouvrait la porte sans attendre la réponse et se précipita.
— Tu as fini ? Allez, dépêche-toi avant que ta mère ne change d'avis.
— Très bien. Très bien. J'ai fini. Allons-y.
Il attrapa le bras du futur médecin et le poussa vers la sortie, craignant de ne pas avoir un jour de liberté hors de la prison.
Finalement, il était là, assis comme un petit-ami trophée pour que P'Tay puisse l'emmener déjeuner dans un luxueux centre commercial du centre-ville. Ensuite, Thien entra et sortit des boutiques de créateurs, avec l'intention d'épuiser sa carte de crédit pour de nouveaux vêtements.
La dernière série de baskets en cuir et en toile rouge et blanc de VANS avait l'air cool. La ceinture en cuir en édition limitée de printemps d'Armani aussi.
Taychin, qui portait les sacs remplis d'articles aux étiquettes de prix ridicules, secoua la tête d'exaspération en voyant la forme maigre de Thien se glisser dans le magasin Salvatore Ferragamo. Le jeune homme mit des lunettes de soleil teintées de brun qui s'accordaient avec son visage juvénile et se tourna vers lui pour lui demander son avis.
— Comment ça me va, P'Tay ?
L'homme sourit, se sentant comme un Sugar Daddy qui emmène son Sugar Baby en virée shopping. Juste que le Sugar Baby était un multi-millionnaire qui demandait au Daddy s'il voulait quelque chose.
— Ça te va bien, répondit-il en levant les pouces.
Thien fit un geste de la main pour indiquer au personnel qu'il prenait celles-ci.
— Tu es sûr que tu n'as besoin de rien ? Tu viens de me faire sortir de prison, plaisanta-t-il.
Taychin gloussa.
— Non, je ne veux vraiment rien. Les articles des marchés ouverts me vont très bien. De beaux yeux en amande jetèrent un regard de côté à l'homme plus âgé.
— C'était un sarcasme ? Ce n'est pas comme si ça m'intéressait. J'ai beaucoup d'argent.
Le jeune homme de la haute société haussa les épaules de façon nonchalante.
— Je sais que tu en as.
Taychin souleva les sacs.
— Mais tu devrais arrêter de canaliser tes dons dans des magasins de marque. Je t'emmènerai faire du mérite avec des enfants défavorisés.
— Je préfère mettre mon argent à la banque, alors. Ces abris sont trop chauds pour moi. Je préfère ne pas y aller moi-même, dit Thien en signant le bordereau de carte de crédit avec la somme de près de 20 000 bahts.
Taychin regarda le fils de l'ancien général avec exaspération. Il ne pouvait pas vraiment blâmer le gars, cependant, parce que Thien était simplement un enfant gâté.
— Comment pourrais-tu faire du mérite si tu ne peux pas renoncer à ton confort ?
— Qui a dit que je voulais avoir du mérite ?
Thien leva le menton en signe de défi.
— … Tu peux arrêter de dire n'importe quoi ? Je ne crois pas au bien ou au mal.
Il ne comprenait pas que faire ou sacrifier quelque chose pour quelqu'un pouvait apporter le bonheur.
Taychin leva les mains en signe de défaite et changea de sujet.
— Tu as faim ? Tu veux manger quelque chose en particulier ?
— De la nourriture japonaise.
— Ok, alors, allons dans notre restaurant habituel ? Je te ferai plaisir, mais juste après avoir récupéré les livres que j'ai commandés dans une boutique au quatrième étage.
Thien acquiesça docilement. Il était tellement affamé que ses tripes se tordaient dans son estomac. Lorsqu'ils arrivèrent dans une méga-librairie, il dut porter ses propres sacs. Le jeune homme les posa sur un coin et regarda des magazines, attendant l'autre homme.
Il jeta un coup d'œil sans but sur les couvertures puis s'arrêta sur un tabloïd bihebdomadaire avec des potins sur des noms et des célébrités de haut vol. Le titre parlait de l'accident de voiture d'un fils d'une célèbre famille de bijoutier qui possède de nombreuses bijouteries en Thaïlande. L'accident avait fait un mort il y a deux mois, mais l'histoire semblait avoir été tu en raison des pots-de-vin versés à la police.
Le visage de l'auteur de l'accident sur la photo prise dans un poste de police était flouté au hasard, comme si le média voulait faire allusion à son identité. Thien saisit le magazine et en feuilletta les pages. Les détails qu'il lit le firent pâlir ; des gouttes de sueurs perlaient sur son front et son cœur tonnait d'une supplique silencieuse dans sa poitrine.
Il sursauta lorsqu'une grosse main lui tapa légèrement sur l'épaule. Taychin fixa le visage cendré de son jeune frère d'une autre mère et fronça les sourcils.
— Est-ce que tu vas bien ? Tu as peut-être trop marché et tu es fatigué ? Tu as pris tes médicaments, n'est-ce pas ?
Le futur médecin lui posa une série de questions avec inquiétude.
Thien resta abasourdi pendant un moment et força les mots à sortir.
— J'ai une attaque dans mon ventre. Je dois aller aux toilettes.
Il n'attendit pas Taychin, reposa le magazine sur l'étagère et sortit de la librairie à grands pas.
Thien se précipita vers les toilettes les plus proches et verrouilla rapidement la porte. Il prit son téléphone, parcourut la liste et composa le numéro d'un type de son équipe de course. Un ami plus proche de lui que les autres.
Une voix familière et rude répondit quelques instants plus tard.
— Tul ? C'est moi, Thien.
— Ouais, hé, quoi de neuf ? Tu vas bien ? Désolé… je ne t'ai pas rendu visite. Mon père m'a puni à l'étranger. Je suis rentré en Thaïlande il y a deux jours…
— Je me sens beaucoup mieux….
Thien se tut un moment et lui demanda ce qu'il avait dans la tête.
— … Allons droit au but. Tu sais quelque chose sur l'accident de voiture de Visanu ?
— Bien sûr que je sais. Je faisais la course à ses côtés dans cette rue. Mais je n'ai pas été le malchanceux qui a heurté quelqu'un.
La voix se tut alors que son interlocuteur se souvenait de l'accident.
— … Je me suis souvenu que tu étais rentré chez toi plus tôt dans la nuit. Visanu a dû prendre ta place dans la course. Tu dois le remercier, mec. S'il n'avait pas pris ta place, tu aurais pu tuer quelqu'un, dit Tul en plaisantant sans savoir que l'autre personne avait la nausée sur les toilettes.
Tous les morceaux du puzzle commençaient à se mettre en place…
Thien massait ses tempes palpitantes.
— Où je peux trouver les détails de cette merde ?
— Hum ?
L'autre homme émit un bruit aigu et nasal avant de reprendre.
— Pourquoi diable veux-tu savoir ?
— J'ai mes raisons. Tu penses que tu peux me donner un coup de main ?
Thien savait que Tul était bon pour obtenir des informations en faisant chanter les gens, parce qu'il connaissait des gens louches qui connaissaient des gens louches, étant dans une famille qui faisait des profits dans les boîtes de nuit et les casinos clandestins(4).
— Très bien. Tu m'aidais à jongler avec les nanas, alors je vais t'aider cette fois, gratuitement. accepta finalement Tul. Je te contacterai d'ici demain, promis.
— Merci beaucoup, mec.
Après avoir raccroché, il s'arracha les cheveux, en colère contre lui-même pour avoir fait une autre bêtise.
… Après avoir appris la vérité, alors quoi ?!
Il n'y avait pas d'autre réponse que le silence, pas d'autre réponse que les battements de son cœur… boum… boum…
Suppliant, il semblerait. Notes :1/ Khun est un titre honorifique non genré en Thaï. Cela veut dire Monsieur, Madame ou Mademoiselle. 2/ Ajarn est un terme révérencieux, désignant quelqu'un qui est enseignant, professeur ou quelqu'un qui vous donne le savoir comme les moines. 3/ P' est un titre honorifique non genré placé devant le nom d'une personne plus âgée que vous. 4/ Les casinos sont illégaux en Thaïlande. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 942
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| Néphély Mar 27 Aoû 2024 - 14:07 Chapitre 2 Tul, le fils d'un magnat des boîtes de nuit, avait fait travailler ses hommes aussi vite qu'il l'avait promis. Il avait été sur les dents en attendant le mail toute la journée, puis celui-ci était arrivé vers minuit. Thien décrocha son téléphone portable à la hâte. Il n'y avait pas beaucoup de détails, seulement un rapport sur l'accident.
‘Une Porsche argentée, Boxster S. était sortie d'un virage sur Ratchada-Phisek Road devant la Cour Suprême et avait heurté une femme sur le trottoir, la tuant sur le coup. Le nom du conducteur était Visanu Phongruengrong, le plus jeune fils de Chanchai, le parrain orfèvre de Yaowaraj China Town. La défunte s'appelait Mlle Thorfun Charoenpol, 23 ans, née à…’
À la fin de la phrase, l'organe à l'intérieur de sa poitrine gauche se contracta violemment au point qu'il dut se pencher pour atténuer la douleur. Thien saisit un plateau de médicaments sur la table de nuit et jeta les pilules dans sa bouche, suivies d'une grande gorgée d'eau.
Il se recroquevilla sur le côté tandis que son corps se couvrait de sueurs. Il attendit que l'antidouleur commence à faire effet.
Il avait été tellement préoccupé par l'information qu'il avait oublié de prendre l'immunosuppresseur. Enfin, il put respirer à nouveau, inspirer et expirer, jusqu'à ce que son cœur reprenne des battements réguliers...
Il réfléchissait, ses yeux se déplaçant dans l'obscurité. Il voulait une preuve finale. Si ce n'était pas ce qu'il pensait, il se jurait de mettre fin à son enquête sur le champ.
Ayant pris sa décision, il se leva et quitta la pièce. Il se dirigea furtivement vers les escaliers qui menaient au deuxième étage. En arrivant au bureau de son père, à l'extrémité droite du couloir, il jeta un coup d'œil à la porte et se faufila à l'intérieur.
Thien alluma la lampe de poche de son téléphone et la balaya dans toute la pièce. Il savait où son père enfermait ses documents importants — dans un tiroir de son bureau.
Pas de problème. Il savait où la clé était cachée. Cette pièce avait été son terrain de jeu depuis son plus jeune âge.
En soulevant un plateau à pieds formant une guirlande sur l'autel de Bouddha, il trouva comme prévu quatre clés en dessous. Thien s'accroupit et mit les clés une par une dans le tiroir jusqu'à ce qu'il entende un déclic.
L'homme qui jouait au voleur sourit lorsqu'il eut réussi. Il ouvrit l'enveloppe censée contenir les documents qu'il cherchait mais ne trouva rien.
Il fronça les sourcils à cause de la frustration. Son père les gardait-il ailleurs ? Il ne pouvait pas retourner toute la pièce. Cela lui prendrait toute la nuit.
Il s'assit par terre, découragé par son échec. Au moment où il se releva, une douleur aiguë traversa sa poitrine gauche jusqu'à ce qu'il s'effondre. Le téléphone qui lui servait de lampe de poche tomba sur le bureau où des piles de papiers étaient éparpillées. La lumière blanche du téléphone illumina un document avec un tampon rouge, disant "Classé".
Son père était-il si négligent, ou l'avait-il laissé là par accident ? Quoi qu'il en soit, la chance était de son côté ! Thien déglutit bruyamment en ramassant le morceau de papier.
... La liste des donneurs d'organes.
"Mlle Thorfun Charoenpol".
Ça ne pouvait pas être vrai !!!
Il se couvrit la bouche d'une main alors que la nausée le frappait et lui donnait envie de vomir. Il prit rapidement son téléphone pour prendre la photo du document puis se faufila hors du bureau de son père avant que quelqu'un ne puisse le voir.
... Il s'était convaincu que s'il obtenait une preuve et que celle-ci ne se révélait pas conforme à ses attentes, il mettrait fin immédiatement à sa recherche de la vérité.
Ce à quoi il n'avait pas pensé, c'était... et si cela s'avérait être exactement ce qu'il cherchait ?
Et maintenant ?
Quelques jours auparavant, le jeune homme, né avec une cuillère en argent dans la famille d'un commandant en chef adjoint à la retraite, était si déprimé que même Lady Lalita, qui n'était pas souvent à la maison, le sentait. La femme regarda son plus jeune fils qui remuait son riz cuit avec des crevettes comme si quelque chose le tracassait.
— Tu n'apprécies pas la nourriture, mon chéri ? Dois-je demander à la femme de chambre de te préparer un petit-déjeuner américain ?
En entendant sa mère, Thien leva les yeux et lui jeta un regard étrange pendant un instant, puis secoua la tête.
— Non, non, c'est bon.
— Alors mange. Ne joue pas avec ta nourriture. Elle va refroidir.
Le jeune homme hocha la tête et mit le riz dans sa bouche comme un robot. La Lady laissa échapper un gros soupir, connaissant trop bien son fils. Il devait être à bout de patience en étant coincé à la maison depuis des mois.
— Thien, tu veux sortir ?
Un sourcil se haussa avec surprise en entendant la question de sa mère qui se souciait de lui plus que tout au monde.
— Je peux ?
— Tu peux... mais je ne veux pas que tu le fasses. Et s'il y a une urgence ?
Une seule phrase mit fin à l'espoir dans les yeux du patient. Son corps qui s'était gonflé d'espérance un instant plus tôt se dégonfla.
— Je suppose que oui.
Thien ne put s'empêcher d'exprimer sa déception. Il savait que sa mère s'inquiétait pour lui et qu'il se comportait mal depuis deux ans. Aujourd'hui, il se contenterait d'accéder à sa demande pour lui rendre sa gentillesse.
— ... Mais si tu veux vraiment prendre l'air, je te laisse partir à une condition. Chat ira avec toi.
Elle parlait du chauffeur qui n'était pas de service aujourd'hui. Son beau visage s'éclaira comme une fleur qui s'épanouit en recevant de l'eau. Il se leva pour attirer le corps droit de la femme dans un câlin avant qu'elle ne change d'avis
— Merci beaucoup, maman.
Lady Lalita sourit et pinça joyeusement le dessous de son bras.
— N'agis pas comme un bébé avec moi.
— Je vais prendre une douche.
Il se précipita immédiatement hors de la pièce et entendit une réprimande de sa mère.
— Ne cours pas comme ça ! N'oublie pas de prendre tes médicaments après le repas, aussi !
... Thien ferma la porte de sa chambre avec le cœur battant. Il alla chercher le téléphone sur la table de nuit et lut un message de Tul, le pro du chantage, qui était encore arrivé hier soir.
‘L'adresse de Mlle Thorfun Charoenpol
77/xx Mooban Prachan Santi, Soi Romsai, ... Route…’
Le jeune homme poussa un long soupir, effleurant distraitement sa poitrine gauche. Il savait que ce qu'il faisait était complètement fou, mais maintenant que "son cœur" était dans son corps et qu'il en était le nouveau "propriétaire", il pouvait faire tout ce qu'il voulait pour en savoir plus sur elle, n'est-ce pas ?
Thien choisit un centre commercial haut de gamme pour flâner, sauf que la personne qui l'accompagnait cette fois était un homme d'âge moyen dans un uniforme de safari gris foncé au lieu d'une jolie fille.
Le jeune homme s'étira paresseusement après être entré et sorti de divers magasins et avoir acheté de quoi tromper son accompagnateur. Il entra ensuite dans un café et demanda à l'oncle(1) Chat de faire la queue pour lui acheter une tasse de chocolat frappé avec un nappage au caramel.
Il s'assit sur un canapé moelleux, croisant nonchalamment les jambes et souriant au chauffeur qui regardait par-dessus son épaule avec méfiance mais se pliait à la demande de Thien. L'homme plus jeune, qui avait escroqué son chauffeur, posa sur la table les gros sacs de shopping coûteux, provenant des différents magasins de marque, pour dissimuler son visage au regard de son aîné.
... Enfin, lorsque l'oncle Chat revint à la table avec la tasse de chocolat frappé pour son petit maître, il constata que Thien avait disparu.
Thien courait dans la rue principale. Il regarda à gauche et à droite puis fit signe à un taxi rose vif qui s'arrêta juste devant lui. Moins de cinq minutes après avoir indiqué sa destination au chauffeur, son téléphone était bombardé d'appels entrants.
Les numéros étaient ceux de l'oncle Chat, de maman et de Taychin, qui était retourné à l'hôpital de sa province. La nouvelle se répandit rapidement, le jeune homme essuya la moiteur de l'écran et appuya sur le bouton d'arrêt pour que les autres personnes ne puissent pas le localiser.
Après près d'une heure, le taxi rose s'était frayé un chemin à travers le trafic de Bangkok jusqu'à la province de Nonthaburi, où d'autres lotissements se côtoyaient. Celui qu'il cherchait était situé dans une rue étroite où la plupart des habitations étaient des maisons de ville. Thien demanda au chauffeur de tourner autour jusqu'à ce qu'il trouve l'adresse qu'il avait mémorisée. Cela leur prit un certain temps, mais ils trouvèrent finalement une maison individuelle d'environ quarante mètres carrés, entourée de vieux murs de ciment délabrés.
Il donna au chauffeur mille bahts (2), une somme généreuse pour son service et son temps, et descendit du taxi pour se placer devant la porte métallique rouillée et miteuse.
“77/xx”
... Nous y sommes. Il déglutit bruyamment, regardant à travers le portail vers la maison. La maison à deux étages construite avec un mélange de bois et de ciment semblait désolée, comme si elle était abandonnée.
Pourtant, un moment plus tard, un aboiement fort se dirigea vers lui. Un chien thaïlandais brun, de pure race, sortit en courant de l'arrière de la maison, les oreilles dressées. Il sauta et gratta le portail avec ses deux grosses pattes avant, faisant reculer le visiteur surpris.
— Mee, ferme ta gueule ! Tes aboiements me font mal aux oreilles, putain !
Un seau en plastique vola de l'intérieur de la maison, passa par-dessus la tête du chien et frappa sur le portail avec un grand bruit.
Thien était stupéfait comme s'il était tombé dans le terrier du lapin et avait atterri dans un endroit où il ne savait pas comment se comporter. Il pensait s'éloigner mais il était trop tard. Une femme âgée, qui pourrait être la tante de quelqu'un, vêtue d'un chemisier ample et d'une robe, s'approchait déjà de lui.
— Qui cherchez-vous ? aboya-t-elle.
Thien était sidéré par la question. Il resta bouche bée avant de pouvoir retrouver sa voix.
— Je... euh…
— Arrête de bégayer. Si tu es ici pour vendre des putains de filtres à eau, alors dégage. Je n'ai même pas les moyens de me payer cette putain de nourriture !"
La tante plaça ses mains sur ses hanches, prête à se battre.
— Non, je..., Il retint son souffle puis lâcha. Je suis le junior de P'Thorfun !
Ce fut au tour de la tante d'être abasourdie. La femme d'une cinquantaine d'années parcourut du regard un jeune homme maigre, habillé de vêtements chers et à la mode.
— Qu'est-ce que tu lui veux ? Cette fille n'est rien de plus que des cendres. Si tu veux la voir, alors va au temple.
Même s'il ne connaissait pas le donneur en personne, il se mit en colère en entendant des mots dégradants.
— Vous êtes de sa famille ?
— Putain oui, je le suis. Je suis sa tante. Et son père était un tel loser. Si je ne l'avais pas adoptée, elle se prostituerait pour vivre maintenant.
La femme ouvrit la bouche.
— ... Dommage cependant. Elle ne m'a même pas remboursée mais s'est portée volontaire pour être un putain de professeur pour des Karens(3). Et dès qu'elle est descendue de la montagne, une putain de voiture l'a percutée. J'ai eu de la chance que le conducteur soit riche et il m'a payé cher.
Thien fronçait profondément les sourcils à ce moment-là. Même s'il ne voulait pas que le dit conducteur - son ancien ami - soit enfermé en prison à vie, il ne pouvait s'empêcher de se sentir mal pour la victime.
— Alors.... vous avez eu l'argent et vous n'avez pas pensé à le poursuivre ?
... Parler de la façon dont l'argent peut acheter la dignité humaine.
— Qu'est-ce que tu dis, fils de pute ! dit la femme frustrée. ... Il faut bien manger ! Aller au tribunal va me faire perdre encore plus d'argent. Ce n'est pas comme si Fun allait revenir à la vie de toute façon.
— On dirait que vous ne l'aimiez pas du tout.
Il lâcha le morceau et la femme aboya un autre juron sur lui.
— ... Alors tu viens de cette putain de fondation G !? Vous autres, les nouvelles générations, vous regardez le monde à travers une lentille teintée de rose. Ouvrez déjà vos putains d'yeux. Ici, les riches deviennent plus riches, et les pauvres deviennent foutrement plus pauvres. Quelques pièces jetées dans ma direction n'ont pas fait de mal à leurs poches. Si tu veux prêcher comme tous tes autres amis, alors va te faire voir ailleurs. Je n'ai pas peur d'aller en enfer, mais de ne pas avoir d'argent pour m'acheter à manger !
Il n'était pas le seul à penser que la mort de Thorfun était vaine. Thien essaya de se calmer et se rappela pourquoi il était venu ici aujourd'hui - et ce n'était pas pour se battre avec cette femme.
— Je ne suis pas de la fondation. Je vous l'ai dit... J'étais son junior à la fac.
— Quelle fac ? Elle est seulement diplômée d'un lycée professionnel.
Il savait qu'il avait fait une erreur mais il la répara tout de suite.
— Je voulais dire... le même lycée.
Heureusement, la femme semblait assez peu instruite pour ne pas prêter trop d'attention aux différences.
— Alors pourquoi tu es là ?
— Euh…, réfléchit-il cherchant une excuse. P'Thorfun m'avait emprunté des livres et…
— Je vois, donc tu veux les récupérer, ricana-t-elle. Juste quelques livres. Va prendre ce que tu veux avant que je les emmène dans une déchèterie.
Thien laissa échapper un soupir de soulagement car il était enfin autorisé à entrer dans la maison. Il fixa le gros chien thaïlandais qui grognait derrière un pot de fleurs, craignant de se faire sauter dessus et de se faire mordre. La tante pleine d'aplomb se dirigea vers l'arrière de la maison où se trouvait un débarras sale et encombré.
— Toutes ses affaires sont dans ces boîtes. Dégage une fois que tu auras tes affaires. Quelle putain de perte de temps. J'ai une entreprise à faire tourner.
Son vieux téléphone portable sonna, et il comprit qu'elle était vendeuse de loterie clandestine.
Le jeune homme était occupé avec ses affaires. Il s'était accroupi sur le sol en ciment recouvert de terre et de sable, sans se soucier de savoir si ses vêtements seraient sales. Il souleva des sacs remplis de vêtements avec ses mains fines jusqu'à ce qu'il trouve une grande boîte en carton contenant les effets personnels de Thorfun.
Son cœur se mit à battre plus vite lorsqu'il l'ouvrit. Ses yeux se posèrent sur un cadre en plastique contenant la photo d'une douce jeune femme souriant dans un champ de fleurs qui s'épanouissait aux premières lueurs du jour, avec une fine brume en toile de fond.
Il fronça les sourcils en sentant sa poitrine se serrer comme si cet organe ratait un battement. ... Je sais ! Tu veux me dire que cette femme est "toi", pas vrai ? Il jura légèrement jusqu'à ce que son coeur se calme, et continua à chercher dans ses affaires.
Thien ramassa une carte d'identité avec une tache de sang séché dessus - personne n'avait pris la peine de la nettoyer.
‘... Fondation Saeng Thong(4).’
— C'est tout ce qu'elle avait. Tu as trouvé ce que tu étais venu chercher ? cria la méchante tante, le faisant sortir de sa rêverie.
— Je les ai, je les ai.
Il répondit juste pour la faire taire et regarda à nouveau les affaires dans la boîte, attrapant quelques manuels scolaires et un cahier fait main. Lorsqu'il sortit de la salle de stockage, le seul parent restant du professeur Thorfun le fixait d'un air accusateur.
— Laisse-moi voir ce que tu as pris.
L'accusé, furieux, lui tendit les livres, heurtant presque son visage ridé.
— ...Juste ça. Je n'ai aucun besoin de ce tas d'ordures.
— Pour toi, ce ne sont que des ordures, mais pour nous, tout ce qui peut être vendu est de l'argent ! dit-elle en agitant la main pour le congédier. Maintenant, dégage de ma vue. C'est déjà l'heure de ma sieste.
La porte métallique lui claqua au nez - le fils d'un officier militaire influent - et le fracas engourdit son cerveau pendant un instant. Si cela avait été quelques mois plus tôt, il lui aurait donné une leçon pour ses insultes, sans se soucier qu'il s'agisse d'une femme âgée.
Thien renifla et donna un coup de pied dans l'air, frustré. Il aurait dû mettre fin à son enquête ici et maintenant, car elle était totalement inutile.
L'opération d'aujourd'hui ressemblait encore à un échec - il n'avait rien appris de plus sur Thorfun que ce que les hommes de main de Tul avaient déterré pour lui, à part le fait qu'elle venait d'une famille défavorisée et qu'elle avait un parent désagréable.
... Elle avait grandi dans des conditions si difficiles. Qu'est-ce qui avait pu la pousser à devenir...
'un professeur bénévole ?' Elle ne pouvait pas gagner grand choses avec ça. Elle ne gagnerait pas d'argent, c'est sûr.
Thien s'arrêta sur sa lancée et secoua la tête, repoussant les pensées confuses, mais il était trop tard. Il se connaissait trop bien. Une fois qu'il avait une question, il était difficile de la laisser de côté.
Le jeune homme essuya la sueur de son front. Il avait marché des kilomètres sous le soleil brûlant de l'après-midi pour trouver un taxi sur la route principale devant l'entrée du domaine. Il devait rentrer chez lui et signaler sa présence... Il était parti depuis bien trop longtemps et en moins d'une heure, sa lady de mère aurait obligé son père à déployer une opération de recherche militaire pour le retrouver dans tout Bangkok.
Dans un pavillon octogonal en bois gravé, au milieu d'un jardin luxuriant, le plus jeune fils d'un puissant officier militaire se prélassait et jouait à des jeux sur son iPad, sur un transat. Son téléphone portable avait été délibérément détruit. Après avoir échappé à l'oncle Chat, le gardien réticent nommé par sa mère, quelques jours plus tôt, il était rentré en taxi avec l'excuse la plus minable.
— Je suis tombé sur un ami. Il voulait montrer sa nouvelle voiture, alors je suis allé l'essayer avec lui.
... Lady Lalita avait examiné son fils de la tête aux pieds. Elle avait voulu le punir quand elle avait entendu la phrase suivante.
— Je me suis arrêté à une station service et j'allais t'appeler mais j'ai fait glisser le téléphone dans le lavabo.
Il lui montra la preuve : l'écran de son téléphone mort était embrumé par l'humidité.
Elle ne l’avait pas cru, mais son fils était revenu indemne, alors elle l’avait laissé tranquille. Malgré tout, il lui était interdit de sortir de la maison et subissait une série de plaintes de sa mère, même s'il savait qu'elle était inquiète.
Thien tournait paresseusement à gauche et à droite. Après un moment, il éteignit le jeu et lança un nouveau navigateur pour chercher quelque chose. Ses doigts fins tapaient presque automatiquement.
... Fondation Saeng Thong.
Il balaya les informations et vit qu'il n'y avait rien de plus que l'énoncé de la mission. Il cliqua sur les mots "Enseignants volontaires", et fronça les sourcils avec étonnement à mesure qu'il lisait.
C'était un monde différent... un monde dont quelqu'un né sur un lit de roses comme lui n'avait jamais fait partie.
Il n'avait jamais réalisé qu'il y avait beaucoup de jeunes gens qui voulaient faire du bénévolat pour aider les autres sans rien recevoir en retour.
— Imposteurs.
Il ricana avec mépris et choisit de croire ce qu'il avait toujours cru.
L'appel d'une femme de chambre retentit depuis l'extérieur du jardin. Elle sortit en courant de la maison, un téléphone portable à la main, lui disant que c'était Taychin. Le futur docteur appelait la maison parce que Thien n'avait pas encore eu l'occasion de quitter la maison pour acheter un nouveau téléphone.
— Salut, P'Tay, quoi de neuf... ? dit-il, ennuyé.
— J'appelle juste pour écouter un pleurnichard.
P'Taychin gloussa lorsque le plus jeune homme l'injuria.
— Tu appelles juste pour me faire chier ? Je raccroche.
Il était sur le point de couper la ligne mais l'autre homme s'y opposa.
— Attends, parle avec moi. Je voulais te dire que la semaine prochaine, j'ai mes jours de congé. Je pense emmener quelqu'un acheter un nouveau téléphone.
— ... Tu viens à Bangkok ? C'est génial ! Je m'ennuie à mourir ici.
Il n'y avait que Taychin qui pouvait le sauver de Lady Lalita.
— Mais d'abord, tu as quelque chose à avouer ?
Taychin changea de sujet. Lady Lalita lui avait parlé du tour à la Houdini du coquin, et qu’il avait même apporté des preuves à l'appui. Taychin n'avait cependant pas cru à son histoire. Ce n'était qu'un smartphone, quelque chose qu'un fils de millionnaire pouvait facilement détruire.
— Non... rien.
La réponse semblait faible.
— Qu'est-ce que tu me caches ? J'espère que tu ne penses pas à faire quelque chose de mal en ce moment.
Thien se mordit les lèvres, presque assez fort pour faire couler le sang. Il détestait quand on le prenait en flagrant délit, merde !
— ... Rien de mal. Si tu ne me crois pas, alors je n'y peux rien.
— Continue à faire semblant de ne rien dire. Attends que je revienne à Bangkok, je t'arracherai la vérité…
Puis Taychin se tut comme s'il avait été interrompu.
— ...L'infirmière vient de me dire que j'ai une réunion avec les professeurs de médecine.
— Ok, alors va te préparer pour ta réunion.
Thien profita de l'occasion pour mettre fin à la conversation mais son regard se posa sur l'écran de l'iPad qui était toujours actif. La question à laquelle il réfléchissait lui échappa.
— Est-ce que faire quelque chose pour quelqu'un sans rien vouloir en retour peut vraiment te rendre heureux ?
S'il avait pu voir l'expression du visage de l'autre homme, il n'aurait jamais posé la question. Les yeux de Taychin s'écarquillèrent comme s'il venait d'entendre la plus effrayante des histoires d'horreur.
— Hum…
Le plus âgé se racla la gorge et essaya de se calmer. Il ne savait pas ce qui se passait dans la tête de Thien Sophadissakul, ce jeune homme égocentrique et ambitieux, mais il savait qu'il devait donner une réponse sincère plutôt qu'une réponse espiègle.
— C'est comme quand je t'ai dit de faire un don - de l'argent ou d'autres choses - aux orphelinats. Tu m'as dit que tu me donnerais simplement l'argent parce que à quoi bon y aller toi-même... ?
Le futur médecin se tut alors comme s'il essayait de former une phrase.
— J'essaie juste de dire que... tu dois essayer pour savoir ce que ça fait. Si tu n'essayes jamais, tu ne sauras jamais si faire quelque chose pour les autres peut vraiment te rendre heureux.
Le plus jeune homme serra les lèvres puis murmura à voix basse.
— Peut-être que c'est moi qui n'ai jamais été heureux…
... Parce qu'il n'avait jamais rien fait pour quelqu'un d'autre ?
Taychin sourit légèrement en entendant ces mots naïfs.
— Non. C'est juste que tu ne sais pas ce que c'est pour les autres personnes, vivant leur vie dans un monde différent.
Avant que Thien ne retrouve sa voix, Taychin s'excusa pour se rendre à une réunion. Il laissa tomber sa tête sur le transat, fatigué et confus.
À quoi ressemblait son monde ?
Et comment c'était de l'autre côté ?...
Les mots de P'Tay étaient déroutants et difficiles à comprendre, ou alors ce devait être la façon dont son esprit d’étudiant en médecine fonctionnait... toujours complexe. Un profond froncement de sourcils apparut sur le visage lisse et beau.
Même s'il n'était pas égoïste, il était quelqu'un qui ne se souciait que de lui-même. L'argent pouvait acheter le bonheur matériel, physique, mais qu'en est-il du bonheur intérieur ?
Les yeux marrons clairs fixaient sans but le vaste manoir plein de luxe et de confort. Les domestiques étaient toujours en service - le paradis sur terre où tout le monde voulait mettre les pieds. Son père, sa mère, son frère et sa sœur, qui étaient tous des personnalités en vue, apparaissaient toujours dans les événements sociaux et avaient une place dans les journaux nationaux.
Il se sentait à part... différent.
Être célèbre et avoir un entourage n'étaient pas son but. Après réflexion, il découvrit que c'était ce petit bonheur qui lui manquait.
C'était un petit compliment de sa nounou lorsqu'il avait réparé une petite voiture RC(5) cassée à l'âge de onze ans qui l'avait fait sourire d'une oreille à l'autre.
Il avait été plus heureux que lorsqu'il avait reçu le set complet de Gundam de son père.
Tu as perdu la tête, imbécile ! Thien se frappa le front avec une main et se maudit. Il se leva du transat, se précipita dans la maison et enfila des vêtements de sport, espérant que le footing guérirait ses pensées éparses qui semblaient empirer et le conduisaient au bord de la folie.
... L'homme en convalescence était retourné dans sa propre chambre au deuxième étage, après avoir été capable de marcher sans aide. La pièce était suffisamment grande pour qu'un coin soit aménagé en home cinéma entièrement équipé, avec tout le matériel nécessaire au plaisir du cinéma, comme des lunettes 3D et la dernière version de la Xbox.
Thien étira ses jambes sur un long canapé moelleux et sécha ses cheveux mouillés avec une serviette. Une télévision à écran plat de cent mille baths (6) diffusait un film provenant d'une chaîne câblée qu'il avait choisie au hasard un instant plus tôt.
Il gloussa, amusé, en regardant une œuvre de charité télévisée où les riches exhibaient leurs montures de diamants, et prenaient le devant de la scène pour chanter des chansons désaccordées.
Il continua à regarder le cirque de la haute société, appréciant la façon dont les fausses louanges étaient données à gauche et à droite, et sirotant son jus d'orange fraîchement préparé au lieu de sa bière habituelle. Mais quand un nom fut annoncé, il faillit recracher son jus.
Une femme d'âge moyen, vêtue d'une robe en soie rose pastel, ornée d'un grand collier de rubis siamois accentués de diamants, monta sur la scène, rendant la situation embarrassante. Il ne voulait pas se moquer de sa mère, mais ne pouvait s'empêcher de se demander combien de millions elle avait donné pour pouvoir chanter cinq chansons d'affilée.
Il réprima son rire et alla chercher la télécommande sur la petite table en verre pour éteindre la télévision. Mais il heurta une pile de vieux livres sur la table. C'étaient ceux qu'il avait pris dans la maison miteuse... du professeur Thorfun.
Il avait entendu dire qu'avoir les affaires d'un mort dans une maison portait malheur... Il haussa les épaules. Thorfun n'était pas morte car son cœur battait encore en lui.
Mais dès qu'il réfléchit à l'endroit où il pourrait se débarrasser de ses affaires - les garder ici était tout simplement inutile - ses yeux se posèrent sur un cahier avec des motifs particuliers sur la couverture.
Il le prit et le contempla pour la première fois. Le cahier à couverture rigide était enveloppé dans du papier de mûrier coloré, décoré de papiers de couleurs vives en forme d'étoiles, petites et grandes. Des lettres complexes collées dessus disaient.
‘A Tale Of A Thousand Stars.’
— Un conte ?
... Comme une histoire pour enfants ?
Ses yeux marron clair glissèrent de gauche à droite tandis qu'il réfléchissait, puis il ouvrit finalement le livre. Son écriture était minuscule - avec des têtes rondes pour les alphabets, aussi mignonne que des boutons, et convenait à une fille rêveuse comme elle. C'était facile à lire.
‘Il était une fois... la vie d'une petite fille nommée Thorfun…’
L'esprit de Thien fut stimulé. Ça devait être le récit de sa vie. Il n'aurait pas dû se mêler de la vie privée de quelqu'un, alors il ferma le livre. Un morceau de papier glissa et tomba.
Non, pas un papier. Une photo.
La photo délavée dégageait de l'énergie. La photo décolorée dégageait du pouvoir. Un homme aux larges épaules et au dos droit, solide comme un roc, sous un uniforme de camouflage vert, portait un fusil et gravissait une colline. Son profil, caché dans l'ombre, regardait la première lumière qui traversait l'épaisse canopée, comme s'il voyait la moindre lueur d'espoir au-dessus de lui.
Tout le corps de Thien s'engourdit... Pourtant, son cœur battait la chamade, trop vite pour se calmer. Toute sa poitrine était douloureuse, comme si quelqu'un l'avait frappé avec un marteau de forgeron. Le jeune homme se laissa tomber sur le canapé et se recroquevilla, angoissé.
Il essaya de se calmer et de se concentrer en inspirant et expirant, inspirant profondément pour faire entrer l'air dans ses poumons jusqu'à ce que la douleur s'atténue. Thien se tourna sur le dos et leva les yeux vers le plafond vide, sa main serrant toujours la photo du soldat.
... C'était quelqu'un d'ancré dans les souvenirs les plus profonds de ce cœur. Notes :1/ 1/ Ils ne sont pas apparentés. C'est un titre attachant pour appeler quelqu'un comme s'il s'agissait de vos cousins. 2/ 1000 Bahts c’est environ 27€ 3/ Karens : Groupe ethnique sino-tibétain vivant à Chiang Mai, Chiang Rai, Mae Hong Son et dans le centre de la Thaïlande. C'est la plus grande tribu de montagne du pays. 4/ Traduction littérale : " Lumière d'or " 5/ Commande radio 6/ 100 000 Bahts c’est environ 27 000€ Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 181
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| Nirlaw Mar 27 Aoû 2024 - 14:07 Chapitre 3 Le lendemain matin, le jeune patient, les yeux cernés, descendit dans le salon pour rencontrer son invité et quelqu'un qui ne l'était pas. Il trouva les deux hommes, aux antipodes l'un de l'autre, assis sur un luxueux canapé baroque. Le futur médecin qui était en chemise et pantalon - très BCBG et fidèle à son style - sourit à son frère de cœur qui bailla en entrant. — Tu n'as pas assez dormi ? — Salut, P'Tay. Thien leva la main pour saluer l'autre homme, sans répondre à ce qui l'avait tenu éveillé toute la nuit. Il s'était couché quand l'aube était presque levée, après avoir lu la tragédie de Thorfun Charoenpol. Puis, son visage cendré se tourna vers l'autre homme dans la pièce qui était habillé d'un costume de Hip-hop avec des anneaux à la bouche et au nez, ressemblant à un sauvage. — Qu'est-ce qui t'amène ici, Tul ? Son ami coureur fit un large sourire malicieux. — Ma foutue voiture. Un Hummer. Papa a importé la dernière série. Une douleur traversa la tête de Thien. Il se laissa tomber sur le canapé à côté de Taychin. — Ne te fous pas de moi. Il est encore tôt. Pourquoi tu ne m'as pas appelé avant ? Tul jeta un coup d'œil à l'étudiant en médecine et gloussa. — Si je ne m'étais pas pointé comme ça, je n'aurais jamais découvert que tu étais sorti du placard avec un gars qui attend de te voir dès ton réveil. Thien craqua. La silhouette élancée se leva d'un bond, levant la jambe comme pour donner un coup de pied dans le beau visage enjoué de Tul. Taychin l'arrêta en premier. — Viens Thien. Ça ne me dérange pas. — Mais moi si ! Si j'étais gay, tu serais le premier à en prendre plein le cul, connard ! cria furieusement le jeune homme à son ami. ‘Mais moi si…’ La position véhémente de défense fit glousser Tul jusqu'à ce que ses épaules tremblent. Même s'ils se connaissaient depuis toujours, il était juste un ami du groupe de courses auto. Ils restaient en dehors des affaires des autres et c'était la première fois qu'il mettait les pieds dans la maison de Thien. — Désolé, mec. Tul leva les mains faussement défait car il ne voulait pas surmener le nouveau cœur de son ami. — J'ai un peu de temps libre alors je voulais juste passer. On dirait que tu as déjà de la visite. Alors, je vais partir. — Attends ! héla Thien à la grande forme musclée qui s'était levée et se dirigeait vers la porte d'entrée. Tul se retourna et fronça les sourcils en guise de question. Thien leva les yeux comme si les rouages de son cerveau tournaient. — Est-ce que tu peux m'attendre dehors ? Il se tourna vers l'homme qui avait effectivement rendez-vous avec lui. — P'Tay…tu… Les yeux en amandes montraient des inquiétudes. — Tu veux sortir avec ton ami, c'est ça ? sourit légèrement Taychin car il savait qu'il avait raison. Ça ne me dérange pas. Mais s'il te plait, ne fais pas quelque chose qui fera que ta mère m'étrangle plus tard. — On va manger un morceau. … et peut être aller dans un endroit où Taychin ne devait pas l'accompagner parce qu'il poserait trop de questions. — Promets-moi que tu ne rentreras pas tard. Je ne veux pas mentir à ta mère si elle appelle pour savoir comment tu vas. Thien attrapa la main de Taychin pour la serrer en guise de promesse. — Je te le promets. Je serai de retour dans la soirée. Désolé, de t'avoir fait venir ici pour rien. C'est nouveau… que Thien s'excuse, pensa Taychin. Peut-être qu'il récupérait enfin l'ancienne version de son frère. Il toucha la tête galbée du plus jeune et lui ébouriffa ses cheveux doux avec une adoration réticente. — Alors, vas-y. Appelle-moi quand tu veux et je te ramènerai chez toi. Au cas où ta mère rentrerait plus tôt, je n'ai pas besoin de te trouver une excuse. Le jeune homme hocha la tête avant de se précipiter. Tul attendait déjà, adossé à son énorme Jeep quatre-roues importée. Thien ouvrit la portière et entra sans mot, ce qui fit protester Tul. — C'est quoi ce bordel ? Tu viens avec moi, mais où ? Même s'il se plaignait, Tul monta dans la voiture et alluma le moteur. — Tu peux m'emmener manger quelque chose dans le quartier de Rama II ? — Pourquoi ce quartier ? On ne peut pas juste traîner dans ton quartier ? Il y a plein d'endroits sympas ici à Sukhumvit (1). — Ne pose pas de question et conduit ! aboya Thien à son ami. La Jeep s'éloigna finalement du manoir. Il y avait un endroit où il voulait aller…. Mais il ne pouvait pas demander à Taychin de l'y emmener car il y aurait trop de questions auxquelles il ne pourrait pas répondre. La chance était de son côté pour que Tul lui ait rendu visite. Une bonne chose, à propos du pilote de course, était qu'il ne se mêlait pas des affaires des autres et n'était pas curieux, ce qui correspondait parfaitement à son plan. …Pourtant, l'autre homme semblait ne pas être dans son élément aujourd'hui. Après avoir traversé l'embouteillage sur un pont suspendu, Tul jeta un coup d'œil à Thien qui ne cessait de regarder Google Map sur son téléphone faisant office de navigateur. Même s'il ne savait pas vraiment ce qui se passait dans la tête de Thien, il était certain que ce n'était pas pour aller chercher quelque chose à manger. — Prends le virage à gauche, dit Thien en désignant le petit feu de signalisation devant lui. Tul s'exécuta et continua à rouler jusqu'à ce qu'ils arrivent dans un petit soi(2), flanqué de maisons individuelles et d'arbres verdoyants. En voyant Thien se tourner le cou et regarder les maisons, il ne put s'empêcher de demander, même s'il n'aimait pas être indiscret. — Quelle maison tu cherches ? La mince silhouette sursauta, prise en flagrant délit. — Une épicerie. — Je ne suis pas bête, espèce d'enfant gâté. L'enfant avait l'air nerveux, puis il aperçut une enseigne. — Juste là ! Arrête-toi ! Mais le gros véhicule mit du temps à s'arrêter complètement à quelques mètres de sa destination. Tul demanda à son ami qui tendait le cou vers l'arrière. — Tu veux que je fasse demi-tour ? C'est quelle maison ? Thien regardait les clôtures vertes rouillées qui entouraient un espace rempli de grands arbres. Le toit d'une maison à deux étages perçait à travers la canopée et il entrevit un mur de briques. Thien regarda en arrière et baissa les yeux. Ses yeux étaient remplis de confusion. Il voulait juste voir de ses propres yeux et maintenant c'était fait. Pas besoin d'aller plus loin, n'est-ce pas ? — Alors, quelle est la suite ? demanda Tul, impatient. — Rien. Continue de conduire. — C'est quoi ce bordel, mec ? Décide-toi, d'accord ? Le hip-hopper fronça les sourcils et tapa du pied sur l'accélérateur pour exprimer sa frustration. Finalement, ils avaient pu trouver quelque chose à manger. Le gros Hummer était garé devant un magasin d'alimentation Raad Na(3) en bord de route. Tul avalait du Coca-cola pour étancher sa soif et claqua la bouteille sur la table en inox. — Je ne veux pas fouiner alors crache le morceau, pourquoi tu m'as fait venir jusqu'ici ? — Ne t'énerve pas. Je te paie dix assiettes d'accord ? Thien évita de répondre à la question mais un homme aussi rusé que Tul, étant un fils de mafieux, ne reculerait pas. — Tu n'as pas répondu à ma question. — C'est quoi cette agitation ? dit Thien en faisant semblant d'être offensé pour éviter l'inquisition. — Très bien ! Si tu veux pas parler alors ne le fais pas. C'est toi qui paies, tu as dit ? Super ! Je vais t'arnaquer dans tous les magasins auxquels je peux penser ! — Mec ! Je veux une vingtaine de ce que je viens de manger dans un doggy bag ! Cria Tul au serveur. Thien laissa échapper un soupir de soulagement. Il laisserait Tul prendre une centaine de plats à emporter si cela pouvait l'empêcher de poser plus de questions. Bientôt, deux assiettes de crustacés Raad Na avec des nouilles blanches plates furent placées devant les deux jeunes hommes affamés. Leur estomac grogna à la vue de la nourriture. —P', auriez-vous l'amabilité d'acheter des portes-clés ? demanda de sa petite voix un garçon, interrompant les deux hommes qui grignotaient leur troisième plat. Thien regarda le garçon maigre aux vêtements sales, ses lèvres noircies avaient un sourire forcé, montrant quelques dents manquantes. Le garçon tenait des porte-clés avec des poupées faites de fils bon marché. — C'est 20 bahts pièce. Achetez-en trois pour 50…Vous pouvez m'aider, s'il vous plaît ? supplia le garçon, mais ses yeux ronds étaient dépourvus de tout espoir, chose qui ne devrait pas être dans les yeux d'un garçon de moins de 10 ans. — Non. Va à la table suivante, mon garçon, dit Tul dédaigneusement. — Mais… P', vous pouvez m'aider ? Achetez juste un porte-clé, s'il vous plaît ? — J'ai dit NON. Tu ne m'as pas entendu ?! haussa le ton le Hip-hopper, agacé que cette canaille lui demande de l'argent. Thien vit le regard aigre sur le visage de son ami et vit comment la petite silhouette hirsute s'enfuit pour trouver une nouvelle cible à la table suivante, juste pour se faire crier dessus à nouveau. Ses yeux suivirent le garçon maigre et découragé qui quittait la boutique avec un sentiment de malaise aux tripes. Même s'il voulait lui donner de l'argent, il avait peur que Tul lui reproche son comportement étrange. Si ça avait été avant, il n'aurait pas traité le garçon différemment. Pourtant, il ne fit que rester assis…. Le fils d'un ancien général influent posa sa cuillère et sa fourchette, signalant au serveur qu'il en avait fini avec le plat, même s'il était presque intact. Il buvait l'eau avec une paille, attendant tranquillement que Tul ait terminé. Alors que ses yeux erraient hors de la boutique, il perçut un étrange mouvement. Une femme rondelette malmenait le garçon qui avait essayé de leur vendre des porte-clés, levant sa main pour frapper à plusieurs reprises le petit personnage. ‘Tante Nim me battait souvent avec un cintre quand elle n'était pas contente de moi. Ou est-ce juste un nouveau type d'enfer après avoir échappé à celui où mon père alcoolique battait toujours ma mère jusqu'à ce qu'elle s'enfuie, laissant une enfant de sept ans affronter seul ce destin cruel… ?’Thien se leva de sa chaise et les pieds en acier inoxydable raclèrent le sol en ciment, produisant un bruit strident. Il entendait la supplication sincère du journal qui était destiné à atteindre quelqu'un qui écouterait. Il s'enfuit et les gens dans la boutique, y compris Tul, le fixèrent. — Thien ! dit Tul en se levant d'un bond, alarmé en regardant autour de lui, confus. Quand il sut quoi faire, il sortit un billet de 1000 bahts (4) et le posa sur la table. — Tu as perdu la tête ? Puuuutain !!! jura le Hip-hopper, qui perdait son sang-froid en se précipitant après son ami. Les gens étaient ils habitués à voir une mère qui bat violemment son enfant ? Tous les passants détournaient le regard et personne ne voulait aider le garçon. Peut-être faudrait-il que quelqu'un d'une autre niveau de la société, comme lui, mette fin à ces sévices. — P', arrêtez ! Vous lui faites mal ! dit Thien en tendant le bras pour empêcher la femme de s'approcher de l'enfant. La femme, qui n'était pas beaucoup plus âgée que lui, lui lança un regard aigre. — Dégage ! Je lui ai donné naissance alors je peux le battre à mort ! En entendant ces mots, le garçon hurla de peur. La mère essaya d'attraper son bras déjà meurtri, mais le samaritain curieux était sur son chemin. — Qu'est-ce qu'il vous a fait pour que vous le blessiez comme ça ? cria Thien, confus. La femme furieuse frappa son bras jusqu'à ce que la peau devienne rouge. — Il n'a pas gagné un centime aujourd'hui ! Qu'allons-nous manger ? Et le lait en poudre pour le bébé ? Nous sommes affamés ! hurla-t-elle à pleins poumons et elle abattit son poing sur l'homme qui la bloquait. Thien tomba en arrière alors qu'une douleur sourde lui traversait la poitrine. Il était recroquevillé alors que la sueur perlait sur son front et que son beau visage devenait pâle, incapable de respirer. — Hé ! Qu'est-ce que vous avez fait à mon ami ? Le chevalier en armure brillante qui n'avait pas peur d'être grossier avec les enfants et les femmes était venu à la rescousse ! Tul prit son ami par les épaules, le soutenant. — Est-ce que tu vas bien ? Il avait eu peur que Thien soit frappé. — Je vais bien. Thien se dégagea des bras de Tul et s'avança vers la mère et l'enfant. Ils firent un pas en arrière, ne sachant pas son prochain mouvement. Les yeux marron clairs les fixèrent tous les deux et il força les mots à sortir avec ce qui lui restait de force. — Vous voulez de l'argent, n'est-ce pas ? — Oui ! Tu vas nous en donner ? — Si je vous donne de l'argent, vous arrêterez de le frapper ? — Tant qu'il gagnera de l'argent, il ne sera pas battu. Elle enfonça ses ongles dans l'épaule fine du garçon comme s'il ne pouvait pas sentir la douleur…comme s'il n'était pas un être vivant et respirant. Le visage du garçon se tordit de douleur et il se remit à pleurer. — Aujourd'hui, tu arrêteras si tu as de l'argent. Demain, tu le battras à nouveau si tu n’en as pas. Quand le cercle vicieux s'arrêterait-il ? Thien prit une profonde inspiration et sortit son coûteux portefeuille. Il sortit tout l'argent, des milliers de bahts, et écrasa les billets en boule. Ces morceaux de papier pouvaient acheter l'humanité de quelqu'un et il les jeta aux pieds de la femme et du garçon comme si l'argent était un déchet. — Prenez-les…Si vous savez comment le dépenser à bon escient, votre garçon pourra quitter la rue un moment. Si elle savait comment l'utiliser dans un investissement, elle gagnerait encore plus d'argent. Mais cette idée ne viendrait jamais à quelqu'un comme elle. La femme se jeta à terre et attrapa l'argent comme si elle craignait que quelqu'un ne lui prenne. Elle pensait que ce jeune homme était fou et qu'il ne faisait que poser des questions stupides même si la vérité était aussi claire que le jour. Mais il confirma ce qu'elle savait déjà : plus le garçon était tourmenté, plus elle pouvait tirer de l'argent de sa souffrance. Un affreux sourire apparut sur le visage de la femme et Thien fut dégouté qu'on la qualifie de mère. Elle traîna le garçon à l'écart, lui criant dessus pour son insolence et ne prenant pas la peine de remercier le jeune homme qui lui avait donné de l'argent. Tul observa la scène qui n'avait aucun sens pour lui et se tourna vers Thien, un ami de son gang de course qui était sur le point d'exploser et serrait les poings, pressant les lèvres comme s'il essayait d'effacer ses émotions. Avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche pour demander, Thien parla en premier. — L'argent est-il si important que ça ? — Humm… Le fils du parrain était déconcerté. Il se gratta la tête jusqu'à ce que ses cheveux soient ébouriffés et il répondit : — …C'est sûr, sinon toi et moi ne profiterions pas de la vie que nous menons. Sans argent, nous ne ferions pas mieux que ce pauvre enfant. — C'est donc ainsi que vont les choses, murmura Thien. Même si nous ne pouvons pas choisir notre famille, nous pouvons choisir notre mode de vie. C'était vrai. Quelqu'un l'avait dit mais il comprenait maintenant que certaines personnes n'avaient même pas le choix. Est-ce là le vrai sens du mot "défavorisé" ? Thorfun avait eu la chance d'être scolarisée dans une école municipale de la province où elle avait vécu. Une fois installée à Bangkok, elle s'était inscrite dans une école du temple qui n'exigeait que des dépenses minimes. "L'éducation" avait élargi son univers. C'était sans doute la raison pour laquelle elle avait voulu transmettre cette chance aux enfants des régions éloignées…si éloignées qu'il n'y avait pas d'électricité. Thien pressa ses lèvres comme s'il prenait la décision finale. Les yeux bruns en amande qui regardaient Tul brillaient d'une détermination qui donnait la chair de poule. — Tu peux m'amener là-bas ? Tul était déconcerté. — Où ? — Le même soi où on était plus tôt, dit Thien, impassible. — …Parce que maintenant je sais où je veux aller. Le gros hummer se dirigea vers le soi minuscule où il se trouvait plus tôt, mais cette fois la destination était claire. Le conducteur coupa le moteur devant une maison verte, délabrée, avec une seule chose indistincte sur la façade : un panneau en bois avec un nom. "Fondation Saeng Thong"Tul se tourna vers le gars à côté de lui. Était-ce vraiment leur destination ? C'était un endroit qui ne convenait pas aux pilotes. Il se demandait si c'était le cerveau de Thien que le chirurgien avait remplacé et non son cœur. — Tu peux partir maintenant. J'ai quelque chose à faire. Thien congédia son ami car il ne voulait pas que Tul soit plus indiscret. Mais avant qu'il ne franchisse la porte, Tul prit la parole — … Mlle Thorfun, professeur bénévole de la Fondation Saeng Thong. Thien s'arrêta dans sa marche et se retourna pour lancer un regard aigre à son ami. — Tu as lu ? — Bien sûr. Pourquoi tout d'un coup tu voulais que je m'intéresse à la fille que Visanu a tuée ? Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi cette fille était si importante pour un millionnaire comme toi, à moins que… Tul sourit ironiquement, les yeux plissés comme un renard alors qu'il se penchait. — C'était ta nana. Thien lança un regard furieux à Tul qui sentait la colère de son ami irradier par vagues. Il leva la main et la frappa plusieurs fois sur sa poitrine gauche. — Elle est ma ‘vie’. Il ne se souciait pas de savoir si l'autre homme comprendrait ses paroles et poussa le vieux portail rouillé, laissant son ami stupéfait qui semblait avoir été renversé par un camion. L'allée en ciment était flanquée d'arbres. Des mobiles faits de bouteilles en plastique peintes étaient suspendus aux branches, certains décorés de petites cloches qui se balançaient et carillonnaient doucement dans la brise… ding… ding… créant une telle sérénité. Même si le panneau indiquait qu'il s'agissait d'une fondation, l'endroit était une simple maison et le propriétaire lui-même était le directeur. Le rez-de-chaussée était aménagé en un simple bureau. Il y avait une pièce avec une collection de dessins aux crayons de couleur réalisés par des enseignants et des étudiants bénévoles dans des zones reculées, génération après génération, ainsi que des photos d'activités pour lesquelles la fondation avait coopéré avec d'autres organisations. Thien regarda à droite et à gauche en entrant dans le bureau. Il n'y avait personne, ce qui était étrange. Et pourtant la porte n'était pas fermée. — Excusez-moi ? Il y a quelqu'un ici ? appela-t-il. — D'habitude, il y a quelqu'un, mais aujourd'hui c'est un jour férié, donc personne n'est au travail. Une voix grave et ferme, comme celle d'un professeur de discipline, rompit le silence et fit sursauter le jeune visiteur. — Je suis venu ici le mauvais jour, alors… gloussa-t-il, gêné. Je viendrais une autre fois… Il se retourna pour échapper à l'humiliation. Merde ! Il avait eu de trop longues vacances et ne se souvenait pas des jours. Pas étonnant que P'Tay ait dit qu'il était en long week-end parce que c'était un jour férié. Un homme d'aplomb d'une soixantaine d'années, vêtu d'une chemise Mor-hom(5) indigo délavée, fixait l'homme jeune, grand et svelte aux vêtements coûteux. — Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il. — Je..euuh… Thien déglutit bruyamment, épinglé par le regard interrogateur de l'homme plus âgé. Puis il dit : — Je veux être un tuteur volontaire. Les épais sourcils qui devenaient gris se levèrent de surprise en entendant une réponse inattendue de la part du jeune homme fortuné. — Suivez-moi. Il se tourna vers le bureau portant l'inscription "Kru (6) Vinai Saengthongtham, Directeur”. Thien s'assit maladroitement en face de l'homme qui pourrait être Kru Vinai, stressé. Il laissa le directeur le fixer pendant un long moment avant de prononcer d'une petite voix. — Dois-je remplir un formulaire de demande ? L'homme plus âgé laissa échapper un long soupir, s'appuyant sur le dossier de sa chaise avec une démarche plus détendue. — Laissez cela pour plus tard. Je veux d'abord vous expliquer ce qu'est un tuteur volontaire, au cas où vous ne comprendriez pas. Le jeune homme, fils d'un influent officier militaire à la retraite, se pressa les lèvres. Il savait que l'homme devait penser qu'il plaisantait. Mais avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche pour expliquer, Kru Vinai leva la main. — Très bien. Si tu penses avoir compris, réponds-moi. Qu'est-ce qu'un tuteur volontaire fait aux autres ?— Hum… Thien n'arrivait pas à trouver les réponses. Était-il en train de passer un entretien pour le poste ? — Un tuteur volontaire est quelqu'un qui transmet des connaissances aux enfants et aux équipes pour l'avenir ? Je peux leur enseigner n'importe quoi : l'anglais, les maths, la physique.. tout. Je suis étudiant en ingénierie. — Je voulais dire…que pouvez- vous faire pour eux ? En voyant l'expression maladroite du jeune homme, Kru Vinai sourit faiblement. Beaucoup de jeunes cherchaient de nouvelles expériences sans réaliser la véritable signification du bénévolat. — Le mot "bénévole" désigne une personne qui fait quelque chose pour les autres sans rien attendre ni recevoir en retour. Vous êtes peut-être ravi de vous retrouver dans un nouvel environnement, de rencontrer de nouvelles personnes, de goûter à de nouveaux plats locaux. Mais l'inconfort qui en découle vous fatigue rapidement. À la fin, vous faites vos valises et vous partez, incapable de répondre vous-même à la question de savoir pourquoi vous avez fait cela en premier lieu. Les épaules de Thien s'affaissèrent. Il baissa la tête comme s'il réfléchissait. Tant de pensées et de sentiments s'affrontaient dans sa tête jusqu'à ce que ses orbites brûlent, incapable de formuler ses sentiments en mots. Mais alors, le directeur de la fondation entendit une faible réponse d'une voix cassée. — Je… je n'en sais rien. Thien laissa échapper un lourd soupir, comme si le fait de prononcer ces mots avait enlevé quelque chose de ses épaules. Les yeux en amande rougis se levèrent vers l'homme plus âgé. — Je ne comprends pas vos paroles, je dois l'admettre, quant à la signification réelle du sacrifice. Mais si faire un sacrifice peut m'apprendre le vrai bonheur, alors j'aimerais essayer. — Avez-vous pensé à trouver la réponse par d'autres moyens ? Être volontaire demande un sacrifice, mais être ‘Kru’ et enseigner aux autres.. c'est un travail difficile. Manifestement, vous ne savez pas ce que cela signifie de faire quelque chose pour les autres. Comment vous faire confiance et vous envoyer dans la vallée ? — Je peux le faire ! s'empressa de dire Thien. Si je peux y aller, je pourrai trouver la réponse et je reviendrai pour vous donner ma réponse. Kru Vinai secoua la tête en signe d'exaspération devant l'entêtement de Thien. — Quel est ton nom, jeune homme ? — Thien. Un philosophe. Quel nom pour un vaurien. — Très bien, Thien. Dites-moi où vous souhaitez travailler ? demanda doucement Kru Vinai, se sentant plus compatissant envers le jeune homme. — La falaise de Pha(7) Pan Dao. La réponse roula sur sa langue comme s'il l'avait déjà en tête, ce qui piqua la curiosité du directeur. — À la frontière de Chiang Rai ? dit-il, l'air inquiet. Il n'y a rien là-bas. Pas d'électricité. Pas d'eau courante. Même si tu es un homme, ce sera toujours difficile. Si tu veux une expérience d'enseignement, un endroit urbain te conviendrait mieux. Dès qu'il entendit qu'il ne s'en sortirait pas dans la nature, l'entêtement de Thien grimpa. — Si c'est si grave, alors pourquoi une fille comme Thorfun a pu le faire ? — Vous… Le vieil homme gémit comme s'il avait senti le souffle de quelque chose. — Vous connaissiez Thorfun ? Les mots lui avaient échappé et Thien avait envie de se tirer les cheveux. Il s'empressa de trouver une excuse. — Je suis l'ami d'un ami de son petit cousin. Mais il avait envie de creuser sa propre tombe. L'homme plus âgé avait vu assez de monde et ne croyait pas un mot de ce qu'il disait. Pourtant, Kru Vinai décida de donner une chance au jeune homme. — Thorfun y est allée avec une conviction. Mais vous, vous voulez y aller avec rien que de la confusion. Les conditions difficiles vous feront revenir en courant en un rien de temps. Quelques semaines en haut, comme les autres. Kru Vinai mentionna d'autres tuteurs volontaires qui étaient montés à Pha Pan Dao après le décès de Thorfun, suite à son tragique accident. Aucun enseignant après elle n'était allé au bout de son engagement de trois mois. — Je ne peux pas vous convaincre maintenant, mais je veux y aller. Thien parlait doucement, sentant que l'espoir s'éloignait de lui alors que le directeur de la fondation balayait sa tentative. — Thien, pour être un tuteur volontaire, vous devez préparer les cours que les enfants de tout âge pourraient étudier. Ce n'est pas une tâche facile. De plus, chaque enseignant doit s'engager à terminer un semestre. Vous êtes vous-même étudiant. Comment pensez-vous que vous allez gérer tout ça ? Ce devait être la condition la plus importante, plus importante que de pouvoir supporter des conditions de vie. Thien ressentit un sentiment de malaise dans ses tripes. Mais il était arrivé jusqu'ici. Peut-être était-ce le moment de dire la vérité. — Je suis en pause à cause d'un incident à la maison. Le temps n'a pas d'importance pour moi. Pourtant, il ne pouvait pas dire toute la vérité. Kru Vinai fixa le beau visage qui ressemblait à celui d'une idole coréenne, finalement résigné. Quelles que soient les raisons qu'il avait trouvées pour le décourager, cela ne marchait pas. …. — Ok. Vous avez ma permission. Nous sommes à court de main-d'œuvre. Même si vous ne trouvez pas de réponses dans ce voyage, j'espère au moins que vous apprendrez quelque chose. Apprenez ce qui vous manque mais que nous avons et vous recevez ce qu'ils peuvent offrir que nous ne pouvons pas. L'homme plus âgé vit comment Thien fronçait les sourcils sur ses mots, alors il continua : — Ne réfléchissez pas trop aux choses. Vous comprendrez une fois que vous y serez. Thien hocha la tête en signe d'accord, même s'il ne comprenait pas. Laissez-le aller dans la vallée et les mots n'auront plus d'importance. Il ne s'en souciait pas du tout. — Qu'est-ce que je dois faire ? Kru Vinai sortit un formulaire de demande avec des espaces pour remplir des données personnelles et le lui tendit. — Quand votre document sera prêt, notre administrateur vous contactera. Pha Pan Dao est sous la supervision d'un camp militaire aux frontières. — Merci. Thien se mit à griffonner aussi vite que possible avant que le directeur ne puisse changer d'avis. Il marcha hors du bureau en se sentant accablé. Il avait obtenu ce qu'il était venu chercher, même s'il ne savait pas s'il avait pris la bonne décision en suivant les traces de quelqu'un d'autre et en réalisant le rêve d'une autre personne. Thien s'arrêta dans son élan. Ses yeux étaient confus. Il serra les poings puis les relâcha. Peut-être était-il devenu fou de vouloir être un héros qui sauve la race humaine. Mais ces deux mains…celles qui lui avaient fait du mal, à lui et à ceux qui l'entouraient depuis le début…pouvait-il les utiliser pour autre chose ? L'homme riche, né avec une cuillère en argent, secoua la tête pour chasser sa réticence. Une fois qu'il avait pris sa décision, il devait tenir ses promesses en tant qu'homme d'honneur. Il n'y avait plus de retour en arrière possible. …Une fois qu'il fut sorti des vieilles clôtures vertes délabrées, Thien fut surpris de trouver le gros Hummer qui l'attendait. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur du véhicule qui était en marche pour que la clim fonctionne et vit Tul, allongé, jouant avec son téléphone. Une main fine frappa la vitre teintée sombre. Le gars sursauta et tomba. — Qu'est-ce qui t'as pris si longtemps ? — Pourquoi tu es toujours là ? — Eh bien, tu as donné tout ton argent au mendiant et à sa mère, alors je me suis dit que tu ne pourrais pas rentrer chez toi avec les poches vides. Thien haussa un sourcil, surpris par la réponse. — Depuis quand tu es devenu si généreux ? Tul avait dû oublier qu'il avait un téléphone, ce qui voulait dire qu'il pouvait appeler un taxi ou quelqu'un pour venir le chercher. — Ferme-la et monte dans la voiture ! pressa Tul à son ami, agacé par le sarcasme. Thien haussa les épaules. Il ouvrit la portière et se glissa sur le siège passager. Une fois la voiture en mouvement, tout devint silencieux, à l'exception de la musique rock douce de la radio. — Tu as fini ta course ? demanda Tul à l'improviste tandis que Thien se faisait méfiant. C'était juste une question stupide qui menait à une conversation profonde. — Si ce n'était pas le cas, je ne serais pas parti. Quelle drôle de question. Crache juste ce qui te passe par la tête, dit-il dédaigneusement. — Eh bien, allons droit au but ! expira Tul brusquement, comme pour évacuer toute sa frustration. Thorfun était une donneuse d'organes et tu étais sur la liste. Si elle n'était pas morte, tu ne serais pas là. Coïncidence, non ? Les yeux en amande s'agrandirent et jetèrent un regard furieux à l'autre homme. — Tu as dit à tes hommes d'enquêter et tu as traîné pour me parler de ça ? — Doucement, mec. Tul savait qu'il valait mieux ne pas se mêler des affaires des autres, mais il croyait que son ami devenait fou. — Je ne sais pas comment tu as compris que la fille était ton donneur mais tu as juste pris son organe. C'est un cœur, pas un cerveau ! Un morceau de viande n'a pas de mémoire, donc tu n'as pas à vivre sa vie pour elle ! Ce n'est pas vrai ! Thien voulut objecter mais il se mordit les lèvres. Si ce ‘cœur’ n'avait pas de souvenirs, alors pourquoi battait-il si fort en voyant la photo de l'officier ? Il ferma les yeux et essaya de se calmer, puis répondit d'une voix simple et ferme. — Quoi que tu penses savoir, ne te mets pas en travers de mon chemin. Ce que je vais faire, j'y ai réfléchi. Le fils d'un magnat des boîtes de nuit fit claquer sa langue, frustré de ne pas pouvoir empêcher son ami de mettre son plan à exécution. — Si je ne me trompe pas, tu étais ici pour postuler à un poste d'enseignant bénévole dans les collines, tout comme elle, n'est-ce pas ? Cacher la vérité était futile. Thien acquiesça en silence, suivi d'un long gémissant de Tul. — Putain, je le savais ! Qu'est-ce qui t'a donné envie de marcher dans ses pas ? Ta vie et la sienne étaient deux mondes à part ! Je ne peux pas t'imaginer passer un sale moment et enseigner à de pauvres enfants Karen ! — J'ai étudié dans un camp d’entraînement. . — Ferme ta gueule ! Tu crois que ta mère va te laisser partir ? Ou tu vas t'enfuir comme un ado perdu et laisser un mot derrière toi ? Thien eut l'air inspiré, ses yeux s'illuminèrent. — Ce n'est pas une mauvaise idée ! Ma mère ne me laissera jamais partir, alors la seule option est de s'enfuir ! Tul donna une claque à la tête bien faite de son ami, agacé. — Si tu le fais, ton père déploiera tout le bataillon pour te chercher sous tous les rochers ! — D'accord, reste à l'écart mais garde ta bouche fermée et ne le dis à personne. Thien était soulagé que son ami ait finalement accepté de garder le secret entre eux. Tul était un homme de parole tant que le canon d'une arme ne lui ouvrait pas la bouche. Le gros Hummer se dirigea vers la voie rapide, pour retourner en ville avec un trafic intense. Ils passèrent tout l'après-midi à lorgner sur des filles en mini-jupes jusqu'à tard dans la soirée et Thien appela l'étudiant en médecine pour qu'il vienne le chercher. Tous deux gardèrent la bouche fermée et aucun mot sur la fondation ne fut prononcé. Un soir, des rires d'enfants se firent entendre depuis la chambre située au bout de l'aile gauche du manoir. Thien, qui venait de terminer sa douche et sortait de sa chambre située à proximité, fronça les sourcils en entendant ce bruit. Dix ans auparavant, cette pièce avait été sa salle de magie, décorée de toutes sortes de jouets au monde pour plaire au plus jeune fils d'un officier militaire de haut rang comme lui. Maintenant, c'était une pièce de stockage pour les bibelots de sa mère. Thien vit que la porte était légèrement ouverte, il jeta donc un coup d'œil et aperçut le mouvement de trois enfants à l'intérieur. C'était ses neveux et nièces, les enfants de sa sœur avec son premier, deuxième et troisième mari. — Tum. Ton. Tam ! cria-t-il en se faufilant entre les piles de jouets éparpillés par les trois petits singes. — Qui vous a laissé entrer ? Vous allez abîmer les affaires de grand-mère ! — Maman a dit que nous devions trouver un endroit pour jouer et ne pas aller dehors, répondit Tum, un garçon de neuf ans, avec une voix claire, convenant au fils aîné. — Allez en bas, alors. Je vais vous laisser jouer aux jeux vidéos. dit calmement Thien. Mais lorsqu'il vit comment les deux autres enfants s'apprêtaient à démonter ses modèles de robots dans l'armoire vitrée, il perdit le contrôle. — Ton, Tam, remettez-les en place ! Le jeune oncle pointa un doigt vers ses neveux, le visage tordu de colère. Il savait quelle plaie il avait été quand il était petit et maintenant qu'il faisait l'épreuve de sa propre médecine, il souhaitait s'excuser auprès de ses nounous. Thien poursuivit les trois petits chenapans dans la pièce, pendant un moment. L'aîné et le second neveu hochèrent la tête en signe d'accord. Lorsque l'oncle attrapa la plus jeune nièce et lui arracha un jouet de ses mains, il se pencha à cause de la différence de taille. Tum et Ton saisirent l'occasion pour lui sauter sur le dos et lui bloquer le cou. Le poids soudain le fit tomber la tête la première, ses genoux frappant le sol. Thien secoua les deux sangsues géantes jusqu'à ce qu'elles tombent sur le sol en céramique avec le modèle de guerre Gundum en édition limitée. Le robot s'écrasa en morceaux et l'esprit de Thien se vida sous le choc. — Putain ! Le juron fort et profond roula sur sa langue, sans se soucier du fait qu'il était inapproprié lorsque des enfants et des femmes étaient présents. Thien attrapa le bras du plus jeune neveu alors que le garçon levait son pied pour frapper les pièces cassées en s'amusant. — Je vous ai dit de les remettre en place ! Maintenant, ils sont cassés vous voyez ? Pourquoi vous n'avez pas écouté ? aboya-t-il en pressant le petit bras jusqu'à ce que Ton grimace et appelle fort sa mère. Une fois que l'un d'eux commença, les deux autres suivirent le mouvement jusqu'à ce que les gémissements atteignent le premier étage. Lady Lalita et Pimprapha, qui étaient en pleine conversation dans une chambre d'amis, se précipitèrent à l'étage pour vérifier en entendant les cris. Lorsque l'enfant du milieu de la famille Sophadissakul, la mère des trois espiègles, vit comment son jeune frère était avec ses enfants, elle devint furieuse et repoussa Thien en criant. — Thein ! Pourquoi tu leur as fait du mal ? Pimprapha s'était assise pour réconforter ses enfants dans un câlin. — Ils ont cassé ma figurine ! Je leur ai dit de ne pas y toucher et ils n'ont pas écouté. Ils ont continué à courir partout et à casser des choses ! répliqua le jeune homme en se penchant pour ramasser sa figurine de collection adorée, le cœur lourd. — Espèce de connard pourri gâté ! Ces jouets stupides peuvent être remplacés, mais pas mes enfants ! Thien serra les poings et son beau visage se tordit en un ricanement moqueur. — On ne peut pas remplacer ses enfants…c'est vrai. Mais on peut toujours en refaire d'autres, n'est-ce pas ? Sa sœur ouvrit la bouche pour répliquer, mais c'est lui qui prit la parole en premier. — Ces figurines ne peuvent pas être remplacées. Pas même dans un million d'années ! — Alors tu frappes mes enfants, espèce de salaud ? cria-t-elle avant que Lady Lalita se précipite à la rescousse. — Allons, personne n'est blessé ici. Pim, emmène Tum, Ton et Tam en bas et donne-leur des bonbons. Elle se retourna vers son plus jeune fils. — Et toi, je veux te parler. Thien ricana, frustré, et tapa du pied en suivant sa mère hors de la pièce, avec le regard furieux de Pimprapha à ses trousses. La mère et le fils entrèrent dans le bureau du général qui n'était pas occupé. Thien se laissa tomber sur une chaise, agacé. — Je n'ai pas frappé Ton. Pim a réagi de manière excessive, comme toujours. Elle les a pourris gâtés et une fois qu'ils seront grands, elle va le regretter, se plaignit-il. — Comme moi ? Tu n'as jamais écouté personne. Tu étais toujours celui qui faisait des bêtises. C'est pour ça que les nounous démissionnaient toujours. Il ne pouvait pas contredire ça. Pourtant, il ne pouvait pas reculer. — Mais tu n'as jamais pris mon parti comme tu le fais maintenant pour eux ! Lady Lalita secoua la tête en signe de résignation, en disant doucement. — Tu n'as pas besoin d'évoquer le passé. Quel âge as-tu maintenant ? Quel âge ont-ils ? Tu es un adulte et je te suggère d'apprendre à te calmer. — Je serais calme s'ils n’avaient pas cassé mes figurines ! Ce robot était… Le premier cadeau d'anniversaire où toute la famille était présente. Il empêcha les mots de sortir et de révéler ses sentiments les plus profonds. — Oublie ça, maman, dit-il en faisant un signe dédaigneux. C'est bon. J'étais trop impétueux. Je n'aurais pas dû crier ou maltraiter mes chers neveux. La mère laissa échapper un long soupir devant la réplique sarcastique. Elle se rapprocha et leva la main pour caresser la tête bien faite de son fils. — Je suis heureuse d'entendre que tu as compris que la violence ne résout rien. Le jeune homme devint silencieux. Ses yeux marrons clairs étaient remplis de culpabilité. S'il n'avait pas vécu une expérience de mort imminente, il vivrait encore la vie qui causait à sa mère des maux de cœur constants. Sa décision d'affronter le monde à l'envers était-elle vraiment la bonne ? Thien se releva et prit la main de sa mère dans la sienne, la tenant sans la serrer. — Je ne veux plus te faire de mal… Lady Lalita haussa les sourcils, surprise par les paroles à la fois émouvantes et singulières de son fils. Malgré une agitation dans ses tripes, elle répondit avec humour. — Qu'est-ce qui se passe mon fils ? Tu as regardé trop de séries fantastiques chinoises ? On dirait que tu es sur le point de dire au revoir et de t'embarquer pour un voyage d'art martial au Mont Liang ( . Thien se jeta sur elle et l'enveloppa autour de la taille, appuyant son visage contre son épaule. — Qui sait ? Peut être que je vais le faire. — Tant qu'il ne s'agit pas d'une autre course ou de passer toute la nuit dans une boîte de nuit, je suis heureuse. — Je sais, je sais… Il ne voulait pas qu'on lui rappelle ses anciens comportements. — vous pouvez dire à quelqu'un d'apporter le dîner dans ma chambre ? Je ne veux pas me battre de nouveau avec P'Pim. — Je le ferai, mon chéri. Tu veux aussi des fruits ? J'ai acheté des grosses pommes Fuji aujourd'hui. Thien hocha silencieusement la tête et dit: — Ce soir, je vais rester debout pour jouer au jeu et je vais rester éveillé très tard demain. Tu peux dire aux domestiques de ne pas me déranger le matin ? — Je leur dirai. Demain matin, ton père et moi devons assister à une cérémonie militaire de toute façon. Lady Lalita se pencha et donna à son fils assis un doux baiser sur le front. — Ne te fatigue pas trop et va te coucher tôt. À la tombée de la nuit, tout le manoir était dans l'obscurité, à l'exception d'une pièce au deuxième étage qui était encore bien éclairée. Un sac à dos de voyage de marque que Thien avait commandé en ligne était rempli de choses nécessaires et non nécessaires. Le jeune homme s'était affairé devant l'armoire et avait choisi une veste coupe-vent sombre, légère et rembourrée, ainsi qu'un bonnet et une écharpe en laine tricotée. Même si c'était la fin de la saison des pluies au début de l'hiver, un employé de la fondation Sang Thong lui avait dit que Pha Pan Dao était glacial. Thien jeta un coup d'œil à son ordinateur entièrement chargé et évalua ses options. Il n'y avait pas d'électricité là-haut et certainement pas de réseau. Très bien, alors, pas besoin d'apporter quoi que ce soit. S'il devait mourir de ne pas être connecté, qu'il en soit ainsi ! La forme élancée se laissa tomber sur le lit, posant une main sur son front, se tournant avec agitation. Quelque chose lui vint soudainement à l'esprit, alors il se leva d'un bond et se dirigea vers l'étagère pour fouiller dans le journal caché. Thien tourna la dernière page et regarda avant que l'encre bleue ne disparaisse à jamais. Une histoire sans fin…. Le rêve d'une jeune fille brillait et restait éternellement vivant dans ce ‘cœur’ battant. Thien lut le paragraphe encore et encore jusqu'à ce qu'il se souvienne de presque tous les mots. Les yeux bruns pâles jetèrent un coup d'œil à la photo qui marquait la page avec une myriade d'émotions. Rencontrerait-il ‘l'homme’ à la Colline de Pha Pan Dao ? Notes :1/ L'un des quartiers d'affaires les plus connus et les plus importants de Bangkok. 2/ Un soi (thaï : was) désigne en Thaïlande une rue ou ruelle d'importance secondaire, qui coupe perpendiculairement une rue ou une route principale (appelée thanon, thaï: 84% . Le tracé parfois anarchique de ces soi, ainsi que la hiérarchie flexible du système routier thaïlandais, souvent ajoutés au non-respect du RTGS, le système officiel de romanisation de la langue thaï, constituent une exception qui pose des problèmes, notamment en cartographie. 3/ Un plat thaï composé d'une soupe gluante et de différents types de pâtes et de viandes. 4/ Le plus gros billet de la monnaie thaïlandaise utilisé dans la vie de tous les jours. 5/ Tissu traditionnel en coton teint à l'indigo, parfois fabriqué à partir de fils filés à la main, qui est généralement porté dans le nord et le nord-est. 6/ Kru signifie professeur du mot sanskrit guru. 7/ Pha veut dire Falaise 8/ La célèbre montagne du Liangshan, dans le Shangdong, en Chine, très populaire dans la littérature chinoise. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 553
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| Johanne Mar 27 Aoû 2024 - 14:08 Chapitre 4 Le manoir Sophadissakul était en plein désarroi. Lady Lalita et son mari s'étaient précipités chez eux après l'événement militaire en apprenant la mauvaise nouvelle, et la mère s'était évanouie après avoir lu la lettre laissée par son fils avant qu'il ne se volatilise. Le général Theerayuth demanda à une femme de chambre d'apporter un inhalateur à base de plantes pour sa femme. Bientôt, un agent de sécurité entra pour lui faire un rapport. — J'ai vérifié les images de sécurité aux portes et aux clôtures. Les caméras ont été déconnectées vers minuit, comme si quelqu'un avait prévu de le faire, Monsieur. Cette tâche était un jeu d'enfant pour un coupable qui se trouvait être un étudiant en génie mécanique comme son fils. L'ancien général se tenait les tempes quand sa femme commença à se plaindre. — Pourquoi as-tu fait ça… Thien !? Tu aurais pu nous dire ce que tu voulais ! Nous pouvons te donner n'importe quoi... Il n'y a rien que nous ne ferions pas pour toi ! Des larmes coulaient sur le visage potelé de la mère. Le jeune homme lui avait dit la veille qu'il ne lui ferait pas de mal, et la voilà qui le pleurait comme si son cœur se brisait en morceaux. — Calme-toi… mon amour. Tout va bien se passer. Notre fils est un homme adulte. — Il a grandi physiquement mais pas mentalement ! Un adulte ne ferait pas ça à ses parents ! Il aurait pu nous dire la vérité ! rétorqua Lady Lalita, bouleversée par le comportement de son plus jeune fils. Theerayuth laissa échapper un long et lourd soupir puis s'assit devant sa femme. — Parce qu'il savait que s'il avait demandé, tu ne l'aurais pas laissé partir. — Suis-je une personne si irrationnelle ?! Elle lui lança un regard affligé. — Tu es une femme de raison, sauf quand il s'agit de Thien, dit l'ancien général avec franchise. Quand tu as appris qu'il avait un problème cardiaque, tu t'es jetée sur lui comme une mère poule. C'est pour ça qu'il se comportait mal. Après l'opération, tu lui as encore imposé des restrictions... ne le laissant pas sortir de la maison et voir le monde sans ta permission. Il était en convalescence et pas un prisonnier. Des larmes coulèrent sur le visage de sa femme à la dernière phrase. — Tu dis que c'est ma faute si je protège notre fils ? — Ce n'est pas ta faute mais en abuser peut être négatif. C'est pourquoi le Seigneur Bouddha a dit que la voie du milieu(1) est la voie correcte. Ni trop, ni trop peu, et ta vie sera paisible et heureuse. — Thien a dit dans la lettre qu'il voulait rechercher le 'bonheur'. Je ne comprends pas. Il a cette maison, sa voiture, et tout l'argent qu'il pourrait demander. On lui a tout donné. Que veut-il d'autre ?! Theerayuth sourit légèrement. — C'est ce que nous appelons le bonheur, mais pour lui, cela doit être quelque chose de 'différent'. En tant qu'officier militaire ayant servi son pays, Theerayuth était content que son plus jeune fils ait eu le courage de sortir de sa zone de confort pour affronter le monde sauvage, et qu'il ne soit pas confiné dans les extravagances dont sa mère l'avait comblé. Pourtant, sa principale préoccupation était… où son fils comptait aller et s'il était en sécurité. L'ancien général appela son subordonné qui était toujours actif dans l'unité militaire et lui demanda d'enquêter immédiatement sur la disparition de son fils. Une fois le motif de Thien connu et s'il s'avérait être inoffensif, il enverrait quelqu'un pour le surveiller de loin, afin que le jeune homme puisse expérimenter la vie comme il l'entendait. Après avoir réussi à calmer sa femme et l'avoir accompagnée à l'étage pour qu'elle se repose, il retourna au premier étage et reprit la lettre. Chers Maman et Papa, J'écris cette lettre le cœur lourd, mais sachez que ce n'est pas moi qui fuis la maison. Après ma survie miraculeuse, j'ai commencé à voir le monde à l'envers. Toute ma vie, je me suis senti privilégié à l'intérieur et je ne sais pas ce que je veux vraiment. Je veux juste voir ce dont les autres parlent toujours. Je n'ai jamais connu les choses qu'ils ont connues. Je suppose que ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas un acte irréfléchi. S'il vous plaît, ne me cherchez pas. Quand le moment sera venu, je reviendrai. S'il vous plaît, ne vous inquiétez pas. Je vous aime tous les deux très fort, Thien L'ancien général plia silencieusement le papier dans sa main. Il souhaitait seulement que son plus jeune fils trouve bientôt 'la réponse' qu'il cherchait. Le bus se mit à trembler en longeant une voie ferrée et l'homme qui était appuyé contre la fenêtre se réveilla à cause de la vibration. Le soleil passait par l'interstice entre les rideaux épais. Thien bâilla largement puis regarda sa montre-bracelet. L'aiguille marquait deux heures. Par habitude, il sortit son téléphone portable de la poche arrière de son jean et constata qu'il n'y avait pas d'appel entrant. C'était censé être le cas. Il avait désactivé toutes les applications de suivi qui pouvaient le traquer et changé de carte SIM pour que personne ne puisse le joindre et lui demander de rentrer chez lui. Le jeune homme fortuné bougea ses articulations, se sentant à l'étroit. Il avait perdu l'équilibre en sautant par-dessus la clôture de son manoir et avait marché jusqu'à la route principale à 3 heures du matin. Il s'était avéré que prendre un taxi à cette heure-là était une mauvaise idée, et le temps qu'il arrive à la station, il avait failli manquer le bus. Thien porta la bouteille d'eau à ses lèvres et but puis ouvrit les rideaux pour regarder la campagne. Il ne savait pas si les gens de chez lui étaient déjà au courant de sa disparition. Si c'était le cas, il espérait qu'ils respecteraient son souhait écrit. Le bus climatisé de première classe prit un virage et s'arrêta à une station-service pour que les passagers puissent descendre du bus pour se détendre et utiliser les toilettes. Même si le bus prenait dix fois plus de temps qu'un avion, il était beaucoup plus difficile à repérer. Thien était certain que personne ne s'attendrait à ce qu'un enfant gâté comme lui choisisse cette route plus difficile. Dans quelques heures, il atteindrait la gare routière interurbaine de Chiang Rai. Un frisson l'envahit dès qu'il y pensa. D'après ce qu'il savait, le village qui était sa destination se trouvait dans une zone militaire protégée, gardée par une brigade aux frontières. Il fallait emprunter une route compliquée et sinueuse pour y parvenir. La brigade avait accepté d'envoyer un soldat pour le prendre en charge et s'occuper de son voyage. Le moteur du bus rugit à nouveau, signalant à tous les passagers de regagner leurs sièges. Quelques minutes plus tard, le grand bus était sur une autoroute, se dirigeant vers sa destination sans aucun arrêt. À 16 h 30, le véhicule arriva à l'heure à la gare principale de Chiang Rai. Thien prit son sac à dos sur le porte-bagages, le mit sur son épaule et descendit du bus. Il regarda autour de lui, déconcerté par ce territoire inconnu, et décida de suivre les autres passagers. La gare routière principale était vaste, avec un haut toit ouvert. Tous les longs bancs étaient occupés par des voyageurs qui avaient à leurs pieds des sacs et des paniers en roseau remplis de fruits. Devant la gare, il vit une vieille Jeep à l'allure robuste avec une plaque d'immatriculation gouvernementale, mais il ne savait pas si c'était celle qu'on lui avait envoyée, car il n'y avait pas de chauffeur en vue. L'homme mince posa son lourd sac à dos et s'appuya contre un poteau pour chercher le numéro du personnel de la fondation qui était son contact d'urgence. Il sursauta lorsqu'une voix se fit entendre derrière lui. — Êtes-vous un professeur de la fondation Saeng Thong ? Être appelé professeur... l'homme qui se considérait comme un imposteur esquissa un sourire sec. — Appelez-moi Thien, s'il vous plaît. Il salua avec un wai(2) le soldat en t-shirt vert et pantalon de camouflage qui était juste un peu plus jeune que son père. — D'accord, Kru Thien. L'homme l'avait quand même appelé professeur. — Je suis le sergent-chef Yodchai. Vous pouvez m'appeler Yod. Le soldat se présenta avec un accent provincial. — C'est tout ce que vous avez comme équipement ? Venez, laissez-moi vous aider. Thien n'empêcha pas l'homme de prendre son sac à dos et de le mettre à l'arrière de la Jeep car il était habitué à ce que quelqu'un le serve. Il monta dans la voiture qui n'avait pas de vitre. Le moteur de la Jeep du soldat démarra dans un rugissement et le véhicule avança dans la rue. C'était un véhicule militaire avec une simple toile en guise de toit, laissant entrer le vent dans un grand bruit. Thien leva la main pour essuyer les perles de sueur qui coulaient sur son front et s'infiltraient à la racine de ses cheveux. Le Ssg(3) Yod laissa échapper un rire. — Il fait chaud maintenant mais attendez d'être en haut de la colline, je vous promets que vous chercherez une couverture. — Je ne vais pas dormir à la caserne, n'est-ce pas ? demanda-t-il car le personnel de la fondation lui avait dit qu'il serait logé dans une maison, mais ils n'avaient pas dit où. — Votre maison est dans le village. La caserne est en haut de la colline, à trois kilomètres. Thien acquiesça et écouta le sergent-chef parler du village qu'ils atteindraient en deux heures. — Pha Pan Dao est un minuscule village de la tribu des collines Oulo Akha(4) qui s'est installée sur le sol thaïlandais depuis des générations. Leurs descendants ont aujourd'hui la nationalité thaïlandaise. Par le passé, ils vivaient du commerce de l'opium. Une fois éradiqué, notre Père Royal avait envoyé quelqu'un pour leur apprendre à gagner leur vie autrement. … Donc, maintenant, ils cultivent du thé, du café et des fleurs d'hiver. Quand nous sommes dans la région, il suffit de regarder les crêtes et vous verrez les terrasses des plantations. Une heure plus tard, la Jeep arriva à un étroit chemin de terre, flanqué d'arbres denses. Le Ssg. Yod dit au jeune homme que ce chemin cahoteux était le fruit de la collaboration entre les soldats et les villageois qui ont recouvert le sol ensemble il y a des années. Même si ce n'était qu'une route faite de roches et de terre comprimée, elle raccourcissait les trajets pour monter et descendre de la colline. Le soleil qui se couchait à l'horizon fit baisser la température. Thien se pelotonna sur le siège passager pour échapper au froid, en écoutant le fredonnement d'une chanson traditionnelle d'Isaan(5) ?, la ville natale du Ssg. Yod, avec les sons des grillons jusqu'à ce que la Jeep prenne un virage et s'arrête sur un trottoir. — Kru Thien, il est temps de faire une randonnée. Le Ssg. Yod lui fit un large sourire. Une randonnée… ? Thien força un sourire. — Ça va être loin ? — Pas très loin. Je vous ai fait faire un détour jusqu'à l'extrémité du village parce que votre maison est juste là. Si je m'étais arrêté devant, ça aurait fait 5 km à pied. D'ici, il n'y en a que deux. Une promenade facile ! Facile mon cul ! L'enseignant volontaire qui n'avait jamais connu de difficultés dans sa vie regarda fixement le soldat. Normalement, il conduisait sa voiture si la distance était plus longue que 50 mètres. Maintenant, il devait grimper une colline escarpée avec un gros sac à dos pendant des kilomètres ! Le Ssg. Yod vit l'air maussade du jeune homme et lâcha . — Ça va être un peu raide par là. Il proposa de prendre le sac à dos et le jeune homme n'eut à porter qu'une lampe de poche. Le ciel s'assombrissait. Le soldat ouvrit la voie, progressant à grands pas avant que le monde reptilien ne s'anime. Thien dirigea la lumière de la lampe aussi grande que sa paume vers le sol devant eux et vit un chemin escarpé qui menait à un passage étroit vers le village. Heureusement, il avait commencé à faire de la musculation, en suivant les conseils du chirurgien, et il allait certainement y arriver. Le Ssg. Yod désigna une cabane dans l'ombre à dix mètres de là. Le jeune homme fortuné était penché sur ses genoux, haletant. — Nous sommes presque arrivés, tenez bon ! cria l'homme à l'avant, ne montrant aucun signe de fatigue malgré son âge. Thien se leva pour inspirer l'air frais dans ses poumons et se mit en marche. Une odeur de bois brûlé, accompagnée d'une fumée blanche, leur parvint. Il en chercha l'origine et repéra un simple foyer de fortune - des pierres qui formaient un cercle avec du bois dessus, maintenant brûlé et noir qui créait une flamme vive au milieu de l'obscurité juste devant une vieille hutte. Une longue ombre projetée hors de la hutte attira son regard. Il la suivit jusqu'à ce qu'il aperçoive une silhouette grande et musclée - un homme qui se tenait debout, les bras croisés, regardant au loin comme s'il était en pleine rêverie. Même s'il ne portait pas de fusil ou d'uniforme, Thien reconnut tout de suite les larges épaules qui ressemblaient à une falaise de roche solide ! La lampe de poche tomba de sa main fine avec un grand bruit. La lumière fut éteinte et le visage dans l'ombre se tourna vers lui dans l'obscurité. Les yeux de Thien étaient rivés sur un regard intense et le monde se figea, à l'exception de son cœur qui tonnait et répandait la douleur dans sa poitrine. Puis, le nouvel enseignant volontaire s'effondra sur le sol. Mais avant qu'il ne s'assomme, l'officier se précipita et l'attrapa, passant ses bras autour de sa taille fine. La joue lisse de Thien toucha la large et forte poitrine - encore plus solide qu'il ne l'avait imaginé. Mais quand il réalisa qu'il était bercé dans les bras d'un autre homme, son visage devint tout rouge. Le jeune homme fortuné garda les yeux fermés avec un profond froncement de sourcils... incapable d'empêcher son cœur errant de battre violemment contre sa cage thoracique. — Vous allez bien ? En entendant une voix grave près de ses oreilles, Thien sursauta et repoussa l'homme, se jetant au sol. — Professeur ! Le Ssg. Yod se précipita mais n'oublia pas de saluer son commandant. Il tira ensuite le bras fin et aida Thien à se relever. Le jeune homme brossa la saleté de son jean et jeta un regard vers le jeune officier grand et musclé. Maudit sois-tu, géant. Comment l'homme avait-il pu le laisser tomber sur ses fesses comme ça ? — Je vais bien, dit-il, après s’être retourné, au Ssg. Yod qui lui lança un regard inquiet. — Eh bien, Kru Thien… Le Ssg. Yod tendit la main vers le commandant de la brigade qui resta sans expression. — Voici le Capitaine Phupha(6), le commandant de la 3307ème infanterie, base opérationnelle de Pha Phra Pirun(7). Thien pressa les lèvres, frustré de voir que ce beau visage le fixait comme s'il était une nuisance. — Je dois aussi vous saluer ? Le sarcasme roula sur sa langue mais l'autre homme semblait imperturbable. — Ce n'est pas nécessaire. Un simple wai suffit. Ce fut au tour de Thien d'être sans voix. Il leva ses mains à contrecœur pour faire un wai à l'autre homme. Le Ssg. Yod vit cet échange embarrassant et intervint. — Capitaine… Kru Thien va prendre la place de Kru Odd. Il faisait référence au précédent enseignant volontaire qui n'avait tenu que trois semaines avant d'abandonner et de faire ses valises pour quitter ce lieu hostile. Le jeune officier hocha la tête en signe de reconnaissance et désigna la cabane. — Laissez-y vos affaires. Vous avez tout le nécessaire que j'ai prévu pour vous. Il s'arrêta puis poursuivit avec les mots qui donnèrent à Thien l'envie de le frapper. — J'espère que vous savez vous en servir. — Y a-t-il un manuel ? rétorqua Thien. — Juste quelques outils simples. Si vous ne savez pas comment les utiliser, je demanderai à quelqu'un de vous apporter le manuel. La voix de l'officier était si solennelle qu'il ne pouvait pas dire si l'homme avait visé le sarcasme. — Merci ! Thien choisit de laisser passer, ne souhaitant pas un duel verbal avec l'officier massif. Il prit le sac à dos que le Ssg. Yod lui tendait avec un sourire sec et partit en trombe vers la hutte de bambou surélevée avec un toit de chaume. Le Ssg. Yod vit comment Thien avait du mal à utiliser les escaliers cassés, et se tourna vers l'officier. — Vous n'avez toujours pas demandé à un ingénieur de l'armée de les réparer ? — J'ai été occupé avec les bûcherons ces derniers jours, alors ça m'est sorti de l'esprit, répondit impassiblement Phupha, avant de marquer une pause. Je ne pense pas que nous ayons à le faire. Il ne va pas rester longtemps. — Ne jugez pas le livre à sa couverture, capitaine. Kru Odd ressemblait à un tank, tout comme le reste des villageois, et il n'a pas pu s'en sortir. L'officier breveté laissa échapper un long soupir ; ses yeux vifs étaient remplis d'une émotion lourde, comme s'il avait quelque chose en tête qu'il ne pouvait pas partager avec les autres. — Vous croyez que le garçon en pleine puberté, habillé de vêtements chers de la tête aux pieds, va passer le semestre ? C'est trois mois, insista-t-il. Le sergent gloussa d'un air penaud. Il ferait mieux de se taire sur ce sujet. — Hum, comment êtes-vous arrivé ici ? J'ai garé la Jeep au bout de l'entrée. — Avec une moto empruntée à la base. Même si la route était sinueuse, rude et escarpée, ce n'était pas quelque chose que quelqu'un qui avait déjà vécu quatre ans ici ne pouvait pas gérer. — Vous voulez qu'on y retourne ensemble ? Rouler la nuit est dangereux. — C'est bon, j'ai l'habitude. On se voit à la base, sergent. Phupha mit brusquement fin à la conversation et avança pour enjamber le véhicule. Il démarra le moteur et s'élança contre le vent frais. Puis, il appuya sur le frein comme si quelque chose venait de lui revenir. Il n'avait pas dit à ce nouveau professeur quelles seraient les tâches de demain. Oubliez ça ! Le jeune homme n'avait pas l'air d'être du matin, alors une fois qu'il aurait terminé sa routine d'inspection matinale, il pourrait passer à la cabane plus tard. Décidé, l'officier accéléra le pas et se dirigea vers la base située à trois kilomètres. La petite hutte en bambou était divisée en un espace de vie rectangulaire vide et un balcon étroit. Thien chercha des prises de courant dans le noir avant de se rappeler que l'électricité et l'eau courante ne fonctionnaient pas à cet endroit. Comment les villageois pouvaient-ils survivre ? Il posa le sac à dos dans un coin et aperçut une grande lanterne à pétrole. Le plus jeune fils d'un officier militaire influent s'assit en croisant les jambes et souleva la lanterne pour l'inspecter à la lumière de la lune qui entrait dans la hutte. Il remarqua qu'il y avait une inscription en anglais en lettres minuscules à l'autre extrémité de la base qui portait le nom de la marque de la lampe. Il chercha la lampe de poche avant de se rendre compte qu'il l'avait fait tomber dehors. Il n'avait pas pris la peine de la ramasser, alors il attrapa le téléphone portable devenu inutile à cause de l'absence de signal et alluma la fonction lampe de poche. Plissant les yeux pour lire les petits mots, ses orbites devinrent douloureuses. Même s'il n'avait jamais utilisé un tel dispositif dans sa vie quotidienne, il n'était pas si bête et incapable de l'utiliser. Il y avait une instruction écrite sur la lampe, après tout. Il posa la lampe sur le sol fait de lamelles de bambou et tourna la base jusqu'à ce qu'il trouve une pompe à main en plastique. Il l'enfonça et la retira dix fois, alluma le brûleur et tourna le bouchon du réservoir d'essence vers la droite. Quelques secondes plus tard, une grande flamme s'alluma, le faisant sursauter. Au bout d'une minute, la flamme ne faiblissait pas et Thien avait peur de brûler la cabane. Il tendit le bras à contrecœur et tourna le bouchon du réservoir vers la gauche. La flamme s'éteignit ce qui semblait plus sûr. Le citadin se toucha la poitrine, soulagé, et déplaça la lampe vers le mur afin qu'elle ne le gêne pas dans la minuscule hutte. En regardant autour de lui, il repéra un petit bureau, un vieux matelas et une couverture douce, un oreiller en coton troué et une moustiquaire grisâtre sur le sol. Heureusement, le sol et les murs étaient propres et sans poussière. Il devina que quelqu'un avait nettoyé la cabane avant son arrivée. Le jeune homme enroula ses bras autour de ses genoux pendant un moment, assis et ne sachant pas par où commencer, et décida de commencer par accrocher la moustiquaire. Même s'il avait été dans le corps d'entraînement des officiers de réserve au lycée, il dormait dans une tente ou utilisait une toile comme toit. Le jeune homme déplia maladroitement le filet blanc-grisâtre. Il y avait des ficelles aux quatre extrémités, il supposa donc qu'il pouvait les accrocher avec quelque chose. Il regarda les poteaux et les murs et trouva quelques clous desserrés. Thien enroula les ficelles autour d'eux et termina avec un filet flasque et inégal. Il poussa un lourd soupir et s'affala sur le sol, épuisé. Son estomac grogna, rompant le silence pour lui rappeler qu'il n'avait rien mangé de solide depuis midi. Ses beaux sourcils se froncèrent de frustration en pensant à l'officier grand et imposant. Pourquoi venait-il le voir les mains vides ? N'aurait-il pas pu apporter de la nourriture avec lui, aussi ? Alors que le jeune homme fortuné se dirigeait paresseusement vers son sac à dos, se rappelant qu'il avait des barres de céréales, ses yeux aperçurent près du cadre de la porte une boîte repas en acier inoxydable à trois étages et une bouteille d'eau qu'il n'avait pas vue au départ. Thien déglutit bruyamment, réalisant qu'il avait mal jugé et juré contre le capitaine bien-aimé de Kru Thorfun. Pourtant, il haussa les épaules avec nonchalance. L'homme n'avait rien entendu, de toute façon. Il tendit la main vers la boîte de nourriture, affamé, et une fois qu'il l'ouvrit, il trouva une omelette, une soupe claire avec du tofu aux œufs, et du riz qui était déjà devenu froid. Comment le capitaine Phupha avait-il su qu'il ne mangeait pas de nourriture épicée ? C'était peut-être une pure supposition, mais son estomac était en train de se digérer avec le suc gastrique. Il ne se souciait plus de savoir si la nourriture devant lui était imprégnée d'épices. Il allait la dévorer de toute façon. Si quelqu'un qui connaissait Thien Sophadissakul - un jeune maître qui ne dînait que dans des restaurants cinq étoiles - le voyait en ce moment, il serait choqué de voir comment il utilisait une cuillère en zinc pour croquer le riz sec. Quand quelqu'un a faim, même l'omelette la plus triste et la plus sèche est délicieuse. Même la soupe claire qui contenait à peine de la viande était un vrai régal. Thien termina la nourriture, ne laissant aucun grain de riz dans la boîte-repas, et engloutit l'eau. — Je suis tellement plein en ce moment ! laissa-t-il échapper dans la hutte vide. Puis, il commença à sortir ses affaires du sac à dos. Thien voulait prendre une douche avant de se coucher, mais il était tard et il ne savait pas où se trouvait la salle de bain. Ses mains fines s'arrêtèrent à mi-chemin alors qu'il sortait une petite bouteille de crème de douche. Le capitaine Phupha et le Ssg. Yod ne lui avaient rien dit au sujet de la salle de bain et il serait insensé d'en chercher une au milieu de la nuit, surtout que la cabane était entourée de bois. Alors, il se coucherait pour dormir, sans s'être lavé ! Thien porta le matelas et le disposa à l'intérieur du filet. L'odeur de moisi qui se dégageait du matelas l'empêcha de s'allonger, mais il ne pouvait pas dormir en position assise, n'est-ce pas ? Il ferma les yeux et se laissa tomber, posant sa tête sur l'oreiller rectangulaire et dur, fixant le reflet des flammes au plafond. Il attrapa son téléphone par habitude et se souvint qu'il n'y avait pas de réseau. Il jeta sur le côté le téléphone qui était devenu un presse-papiers coûteux et laissa échapper un long soupir pour la centième fois. Les grillons et les insectes bourdonnaient avec la brise froide qui soufflait le silence et la solitude dans la cabane. Des larmes perlèrent dans ses yeux en amande. Que fais-tu ici, Thien… ? La fin de matinée arriva et le soleil brillait au-dessus des chaînes de montagnes complexes. Pourtant, le jeune homme qui s'était endormi dans les vêtements qu'il portait la veille était toujours recroquevillé à l'intérieur de la moustiquaire à rabats. Un grand personnage vêtu d'un t-shirt kaki verdâtre portant l'emblème d'une couronne royale avec un rayon sur une molette sur la poitrine gauche et d'un pantalon de camouflage se tenait debout, les mains sur les hanches, consterné à la vue du nouveau professeur qui dormait encore profondément. Le capitaine posa la lampe de poche que le garçon de la ville avait laissé tomber sur le sol et jeta un œil vers la lanterne à pétrole épuisée. Le bouchon du réservoir, laissé à moitié ouvert, lui indiquait que la lanterne avait fonctionné toute la nuit et avait épuisé le pétrole. Même si le garçon n'était pas si bête, qu'il savait comment faire fonctionner la lanterne et qu'il prenait soin de lui, il était quand même imprudent de laisser la lampe allumée. Peut-être fallait-il que la cabane brûle pour qu'il se rende compte que l'appareil avait besoin de benzène, et non de pile, pour fonctionner ! Phupha prit une profonde inspiration et psalmodia Buddho( dans son esprit pour se calmer. Il tendit la main pour soulever les quatre extrémités du filet puis s'accroupit pour secouer le garçon qui se prenait dans ses bras dans son sommeil. — Thien, réveillez-vous. Le jeune homme que l'on réveillait se tourna sur le côté avec agacement. Le capitaine fronça les sourcils et se pencha pour murmurer pas trop doucement à côté d'une oreille blanche. — Si vous aimez tant votre vie facile, pourquoi avoir pris la peine de venir ici pour être un enseignant volontaire ? Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous, dans votre lit chaud et agréable ? Thien se redressa en position assise lorsqu'il réalisa qu'il n'était plus dans sa propre chambre à Bangkok. Son nez toucha presque la joue rugueuse de l'officier. L'avait-il touché ? Il ne l'avait pas fait, n'est-ce pas ? !! Le beau visage rougit comme une cerise tandis que l'autre homme restait impassible. Le jeune militaire se leva lentement, s'étirant de toute sa hauteur et parla d'une voix autoritaire comme s'il donnait un ordre à son subordonné. — Levez-vous et allez prendre un bain. Le riche citadin se frotta le visage pour chasser l'embarras et éleva la voix en signe de défi. — Je sais, je sais ! Où est la salle de bain, d'ailleurs ? Vous n'avez pas dit un mot à ce sujet et j'ai dû dormir dans ces vêtements puants ! — Pas loin d'ici mais il vaut mieux ne pas y aller la nuit. Si vous avez besoin de toilettes, il y a des latrines à l'arrière de la cabane. Je les ai murées pour vous. Thien ne pouvait pas imaginer à quoi ressemblaient des latrines. Mais tout ce qui lui permettrait de se soulager ferait l'affaire. Il alla chercher ses affaires dans le sac à dos, dont le déballage n'était pas terminé, et les tint dans ses mains. Phupha regarda les vêtements, le savon et la brosse à dents dans les mains du nouvel enseignant volontaire. — Suivez-moi, dit-il brusquement. Thien se précipita à la suite de l'imposant officier. Une fois l'ordre donné, Phupha se retourna brusquement et partit en trombe. Le soleil tapait fort dehors et lui fit mal aux yeux, mais il voyait enfin le village de Pha Pan Dao en pleine lumière. Les villageois vivaient à seulement dix mètres de sa hutte et leurs maisons ressemblaient à la sienne, à l'exception de leur taille. Le garçon de la ville regarda les gens et les enfants dans des vêtements locaux originaux et colorés. Certains d'entre eux portaient des vêtements normaux, il supposa donc que la communauté avait subi les influences du monde moderne et mélangé d'autres cultures à la leur. C'est pourquoi ils étaient ouverts à l'éducation et l'encourageaient, contrairement à d'autres villages qui s'accrochaient encore à leurs propres identités tribales. Thien était nerveux. Où qu'il se tournait, tous les regards étaient braqués sur lui comme s'il était un monstre. Dès qu'il leur rendait leur regard, ils baissaient les yeux avec un sourire penaud. Puis, le capitaine Phupha s'arrêta devant la plus grande maison des environs. — C'est ici que se trouve la salle de bain ? demanda Thien. — Non. Phupha était économe dans ses propos, comme d'habitude. — Attendez ici jusqu'à mon retour. Il se dirigea vers l'escalier du deuxième étage, laissant le jeune homme à l'ombre devant la maison. Bientôt, le capitaine revint avec un homme âgé qui avait une aura de gentillesse autour de lui. — Thien, voici l'oncle Bienglair. C'est le dirigeant et le chef du village. Vous pouvez l'appeler 'khama'. Thien leva les mains pour effectuer un wai - il savait garder ses bonnes manières, après tout. — Salutations. — Salutations à toi aussi, professeur. Comment s’est passé ta nuit ? L'homme qui était le khama ou le Sage, qui servait de pont entre le village et le monde extérieur, répondit en dialecte thaï central avec une pointe de son accent natal. — C'était bien mais il y avait trop de moustiques. Thien frotta son bras qui portait de nombreuses traces de piqûres. — C'est parce que vous n'avez pas tiré sur les extrémités du filet, coupa le Capitaine Phupha, irritant le plus jeune homme. — C'est parce que je ne savais pas comment le faire. Vous aviez dit que vous m'apporteriez le manuel. Le capitaine se tut et prononça avec un sérieux absolu comme il l'avait fait hier soir. — Mes excuses. Je ne pensais pas que vous en aviez réellement besoin. Les lèvres fines de Thien formèrent un sourire malicieux. — Vous n'avez pas besoin d'en écrire un pour moi, un peu de votre temps pour m'apprendre suffirait. — Très bien, alors. Je viendrai vous voir à la cabane ce soir, dit Phupha. Ce fut au tour de Thien d'être stupéfait. Quel genre d'homme vous êtes ! Mais avant qu'une nouvelle partie de ping-pong verbal ne puisse commencer, l'oncle Bienglair tendit un bol en plastique au nouveau professeur. — Tu ferais mieux de te dépêcher de prendre un bain. Il fera trop chaud à midi. Thien prit le bol, déconcerté en voyant un morceau noir de quelque chose et une bouteille en plastique remplie d'un liquide brun. — Qu'est-ce que c'est ? — Du savon au charbon de bambou et du shampoing aux herbes de saponaire. Les sourcils bien dessinés se froncèrent comme pour demander pourquoi il en avait besoin. Il avait apporté ses propres produits de soins personnels. — Une fois que vous aurez atteint la salle de bain, vous le saurez, répondit le capitaine, le coin de sa bouche se soulevant en un léger sourire, amusé par ce qui allait se passer. Les deux hommes firent leurs adieux au chef du village et continuèrent leur chemin. Le soleil brûlant rendait la peau claire de Thien rouge et il essuyait la sueur de son front et de son cou, et regardait le dos solide du grand homme sous son t-shirt moulant alors que le capitaine marchait devant lui sans aucun signe d'épuisement. Cela finit par taper sur les nerfs de Thien. — Pourquoi avez-vous construit une salle de bain si loin de la cabane ? On sera trempé de sueur au retour ! Le capitaine entendit un faible gémissement mais ne dit rien en pointant un doigt vers un endroit dans une forêt éparse non loin de là. Les yeux de Thien suivirent et sa bouche resta bouche bée. Il dépassa l'officier en sprintant et s'arrêta devant un large ruisseau qui se trouvait sous une cascade provenant d'une falaise abrupte. La cascade était limpide… si limpide qu'il voyait des feuilles mortes au fond de l'eau. Le garçon de la ville devint pâle. Il se retourna, faisant face au jeune capitaine qui s'était arrêté à côté de lui. — Où est la salle de bain ? Il savait qu'il posait la question la plus stupide puisque la réponse était sous ses yeux. — Voici votre salle de bain 'naturelle', insista Phupha. — Vous voulez que je me déshabille et que je me baigne ici ? Jamais de la vie ! — Il y a une autre option. Vous pouvez emprunter un seau et une poutre en bois à un villageois et remplir la jarre en terre derrière votre hutte avec l'eau du ruisseau. Thien ne recula pas devant le regard intense du capitaine, comme s'il voulait crier sa protestation. Vous vous foutez de moi ? Il semblait que Phupha avait reçu le message silencieux. — Je ne me moque pas de vous. Il hocha la tête en signe d'affirmation. — Vous devez ramener l'eau à votre hutte si vous voulez l'utiliser. Aucune exception, même pour les villageois. — Vous n'avez pas d'eau souterraine ? Les puits d'eau souterraine existent partout dans la campagne, n'est-ce pas ? L'officier qui avait manqué son devoir pour jouer les baby-sitters auprès de ce citadin gênant secoua la tête, l'air las. — Le budget s'est épuisé dès le pied de la colline. Il faisait référence aux "vautours" qui avaient raflé leurs sommes bien avant que l'argent ne soit canalisé vers de véritables projets de développement. — Comment votre baraquement isolé survit-il alors ? — L'armée a son propre budget. Nous avons un puits d'eau souterraine et l'électricité du générateur de la base opérationnelle de Pha Phra Pirun. Thien renifla et grogna, agacé. — Ce n'est pas juste. — Que voulez-vous faire ? demanda le jeune capitaine d'une voix sévère. Je n'ai pas toute la journée pour vous garder. Le nouvel enseignant volontaire pressa ses lèvres, les doigts serrant le bol en plastique. Il était déchiré entre ces deux choix - c'était plus difficile que de choisir entre des lunettes de soleil Gucci ou les mocassins de Todd ! Après une réflexion approfondie, il serra les dents. — Je vais me baigner ici. — Utilisez le savon au charbon et le shampoing aux herbes que j'ai demandé à l'oncle Bienglair de vous donner. La cascade de Pha Mok(9) est la ressource naturelle en eau qui alimente tout le village. Ne la contaminez pas avec les substances chimiques contenues dans les produits que vous avez apportés. Thien jeta un coup d'œil aux produits à base de plantes dans le bol en plastique et ricana avec dégoût. Le savon était noirci et le shampoing ressemblait à des excréments. Comment le capitaine pouvait-il s'attendre à ce qu'il se nettoie avec ces produits ? Le capitaine Phupha fronça les sourcils, consterné. — Ne sous-estimez pas la sagesse populaire qui se transmet depuis des générations. Il est prouvé que les herbes sont aussi bonnes que les produits modernes. — Je sais, je sais. Le jeune homme fortuné agita la main pour écarter la remarque du capitaine et s'arrêta en plein geste comme si quelque chose lui venait à l'esprit. — Je vais me mettre à poil dans le ruisseau. J'espère que vous ne pensez pas à me surveiller. — Si, répondit Phupha d'une voix ferme. Vous n'avez pas été officiellement présenté par le chef du village, vous êtes donc encore un étranger. Si vous commettez un acte répréhensible à l'encontre de la fille de quelqu'un, je serais… dans une profonde merde. Il ravala les derniers mots alors que le citadin continuait sa réplique comme s'il n'avait rien entendu. — Écoutez, capitaine. Je suis un gars comme vous, c'est vrai, mais vous n'êtes ni mon ami ni mon cousin. Je ne peux pas être cul nu devant vous. Vous n'êtes peut-être pas gêné, mais moi si ! Le jeune capitaine fit de son mieux pour comprendre la logique du riche prude et décida d'étendre sa courtoisie. — Très bien. Je vais regarder ailleurs. Continuez comme ça. — Je vous suis extrêmement reconnaissant ! Thien lui lança une remarque sarcastique, ses yeux suivant le grand capitaine qui se dirigeait vers un arbre pour s'asseoir sous la canopée pas trop loin. Il se retourna pour s'occuper de lui-même avec un lourd soupir. La puanteur qui s'accrochait aux vêtements le poussa à enlever le t-shirt aux imprimés graphiques vifs et le jean moulant. Il garda ses sous-vêtements car il n'avait pas assez de courage pour se tenir nu et offenser les esprits gardiens de la forêt et des montagnes. Une brise chaude et un panache de chaleur provenant de la lumière du soleil touchèrent sa peau jusqu'à ce qu'elle devienne rouge. La sueur sur ses articulations lui donnait des démangeaisons. Thien marcha sur les rochers sous l'eau et utilisa le bol en plastique pour récupérer l'eau. Il retint sa respiration en frottant le savon noir au charbon sur sa peau. Le doux parfum de jasmin qui lui effleura les narines fit que le jeune homme fortuné qui n'avait jamais utilisé de savon ordinaire souleva le pain aux bulles grises pour le renifler. Pas mal. En fait, ça sent bon. Thien versa le liquide brun de la bouteille en plastique et découvrit qu'il n'était pas fait de bouse de buffle comme il l'avait cru. Les mains minces frottèrent vigoureusement le cuir chevelu jusqu'à ce que le shampoing lui entre dans les yeux. Le courant frais autour de sa taille lui donna envie de rouler sur le côté et de tomber dans le bassin plus profond à côté de lui. Les bulles s'accrochaient à la silhouette claire et élancée qui plongeait joyeusement dans l'eau, oubliant combien il avait tout méprisé sur ce territoire inconnu. L'homme qui était assis sous l'arbre regarda sa montre, réalisant qu'il avait déserté son devoir depuis bien trop longtemps. Le capitaine se leva, brossa la saleté de son pantalon de camouflage et retourna à l'endroit où il se trouvait plus tôt. Il vit les vêtements usés à côté des nouveaux sur le rocher, mais l'homme qui aurait dû être ici n'était nulle part en vue. Phupha regarda autour de lui à la recherche du jeune perturbateur et vit que le gars nageait sous la cascade qui tonnait depuis la crête. — Thien, arrêtez-vous ! C'est un tourbillon juste là ! cria-t-il. La force de la cascade qui frappait le bassin avait créé un tourbillon en dessous. Il ne savait pas si le morveux l'avait entendu mais Thien était en train de disparaître sous ses yeux sans aucun signe de lutte. Une milliseconde plus tard, le jeune capitaine retirait ses bottes de combat. — Putain ! Le juron sonore résonna dans les bois, suivi d'une grande éclaboussure d'eau. Phupha plongea et trouva le citadin étendu face contre terre au pied de la cascade. Lorsqu'il tendit la main pour saisir la taille fine du jeune homme, celui-ci commença à se débattre, ses bras s'agitant et s'enfonçant dans le visage du capitaine, l'incitant à s'étouffer dans l'eau. Phupha tendit la main pour saisir les membres qui s'agitaient, mais Thien jeta ses bras autour de son cou et l'enferma dans une prise serrée. Le jeune capitaine se hissa au-dessus de la surface avec un esprit de vengeance dans le dos. Il se tourna brusquement pour fixer le garçon qui posait son menton sur sa large épaule - un doux parfum de shampoing aux herbes qui flottait dans l'air lui fit prendre conscience de leur proximité. Si proches que les bouts de leurs nez se touchaient presque. Phupha détourna les yeux du menton pour regarder la magnifique paire d'yeux brillants de malice et sentit sa pression sanguine augmenter. Il prit une profonde inspiration pour étouffer sa colère frémissante. — Vous. M'avez. Trompé. La voix profonde souligna chaque mot. Les lèvres rosées de Thien formèrent un grand sourire - le genre de sourire qui pouvait rendre aveugle. — J'ai vraiment une crampe, avec ou sans le tourbillon. — Ouais, c'est ça. La phrase du capitaine était dégoulinante de sarcasme alors qu'il regardait l’homme plus jeune qui essayait de ne pas rire. Pourtant, un léger gloussement lui échappa. Thien sourit, heureux d'avoir fait une farce au grand et imposant capitaine pour qu'il soit trempé. Il s'accrocha comme une sangsue tandis que l'autre homme pataugeait dans l'eau jusqu'à ce qu'ils atteignent la rive. — Descendez. Phupha donna un ordre dédaigneux et s'apprêtait à grimper sur la rive, mais Thien tira sur son t-shirt avec une expression faussement triste. — Mais je ne sens plus mes jambes. Phupha rétrécit ses yeux. Puis, il se pencha, mit ses bras sous les genoux du gamin et le souleva comme une mariée. Une longue foulée des jambes puissantes et ils étaient sur le rivage, le capitaine tenant le jeune homme à moitié nu et en détresse dans ses bras puissants. Le cœur battait à tout rompre… faisant monter le sang aux joues rouges de Thien qui sentait sa dignité masculine s'évanouir dans l'air. Il ne savait pas s'il devait être furieux ou honteux, et commença à frapper l'épaisse poitrine avec ses poings, en criant. — Espèce de con ! Lâchez-moi ! — Eh bien, vous avez dit que vous ne sentiez plus vos jambes, n'est-ce pas ? Je vais vous porter jusqu'à la maison, ce n'est pas ce que vous voulez ? Les yeux intenses qui regardaient Thien étaient sérieux. Être porté comme une mariée... en sous-vêtements !? Qu'est-ce qui se passe avec le capitaine ?!! Thien jeta ses bras autour du cou fort, tirant l'autre homme vers le bas et cria dans son oreille. — JE VAIS BIEN. LÂCHEZ-MOI ! Tout à coup, le jeune capitaine laissa tomber la forme élancée et Thien faillit perdre l'équilibre. Il jeta un regard véhément au beau visage, ignorant que Phupha fixait la longue cicatrice au milieu de sa poitrine. Pourtant, le jeune officier choisit de ne pas la commenter. Il se baissa pour ramasser la serviette et la jeta sur l'homme nu. — Séchez-vous et habillez-vous. — Et vous ? Thien ressentait un sentiment lancinant de culpabilité, en voyant à quel point le t-shirt vert et le pantalon de camouflage du capitaine étaient trempés et dégoulinants. — Je vais bien. Une fois que je vous aurai ramené au village, je retournerai au camp, dit Phupha dédaigneusement et il demanda à l'autre homme de se dépêcher. Le jeune homme fortuné tourna le dos au capitaine et enfila rapidement ses vêtements secs, les lèvres tremblantes et le corps frissonnant. Alors qu'ils retournaient vers le village côte à côte, il jeta un coup d'œil au beau visage sombre - l'authentique beauté masculine thaïlandaise - et pensa à tendre la serviette au capitaine. Pourtant, il s'arrêta. Pourquoi son cœur frémissait-il dans sa poitrine ? Arrête de m'embrouiller, Thorfun ! Notes :1/L'enseignement de Bouddha sur la prudence à adopter entre deux extrêmes. 2/ Le Wai est un salut traditionnel thaïlandais, influencé par l'Inde, qui témoigne de la cordialité et du respect envers l'autre personne. Il s'effectue en joignant les paumes des mains au niveau du visage. Il existe trois niveaux : sous le menton pour une personne plus jeune. Au niveau du visage pour quelqu'un du même niveau, et légèrement au-dessus des lèvres pour quelqu'un de plus âgé. 3/ Ssg est l'abréviation de Staff Sergeant que l’on peut traduire par Sergent-chef. 4/ Aussi connu sous le nom de Tribu des Collines Akha (Akha Hill Tribe). Ils ont été les premiers Akha à s'installer sur le territoire thaïlandais et se trouvent principalement dans la province de Chiang Rai. 5/ La partie nord-est de la Thaïlande. 6/ 'Montagne Rocheuse'. 7/ Le dieu de la falaise de la pluie. 8/ Un chant bouddhiste pour honorer le Seigneur Bouddha. 9/ 'Falaise Brumeuse'. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 942
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| Néphély Mar 27 Aoû 2024 - 14:08 Chapitre 5 L'officier au visage impassible était depuis longtemps retourné à sa base. Mais avant de partir, il n'avait pas oublié de rappeler à Thien que le jeune homme n'avait pas le droit de se promener autour du village Akha qui perpétuait une longue tradition.
L'entrée du village était décorée d'un "Loh Khong" - une arche en bois dur ou une longue branche de bambou surmontée d'une poutre, avec des gravures telles qu'un tourbillon ou un oiseau. Aucun étranger n'était autorisé à entrer sans permission, et la tradition voulait que les visiteurs attendent dehors jusqu'à ce qu'un villageois sorte pour les accueillir, ou qu'ils appellent quelqu'un du village pour les inviter à entrer dans la tribu.
Mais il était arrivé dans la nuit par l'entrée de derrière. S'il s'agissait d'autres communautés plus strictes, il aurait été laissé à dormir à la belle étoile et aurait eu un véritable avant-goût du camping en forêt.
Heureusement, le village de Pha Pan Dao semblait être ouvert d'esprit et accueillait les changements du monde extérieur. Ils avaient décidé d'organiser une cérémonie de bienvenue pour le nouvel enseignant ce soir-là.
Khama Bieng Lae s'était porté volontaire pour accompagner Thien de la cascade à sa hutte. En chemin, le vieil homme lui raconta que le capitaine Phupha lui avait demandé de solliciter les jeunes hommes du village pour remplir d'eau la jarre de terre et préparer le repas avant même le lever du jour. Il n'avait cependant aucune idée de la raison pour laquelle le capitaine avait amené Thien au ruisseau qui servait de buanderie au village.
Thien ne pouvait s'empêcher de se sentir irrité par le fait que l'officier avait réussi à lui faire une farce. Il serra les dents avant de marmonner une remarque sarcastique.
— Peut-être qu'il voulait que je transpire un peu.
— Eh bien, j'ai été surpris qu'il prenne la responsabilité de s'occuper de toi. Tu le connaissais avant, Kru Thien ?
La question le stupéfia. Il n'avait pas connu le capitaine avant, mais son cœur oui. Thien secoua la tête. Une fois arrivé à la hutte, il remercia le vieil homme de lui avoir donné du riz gluant fraîchement cuit et du bœuf salé séché dont il pourrait se remplir l'estomac avant la fête du soir.
N'ayant nulle part où aller, il commença par explorer les lieux. D'abord, il se dirigea vers l'arrière de la hutte et souleva le couvercle en fer forgé de la jarre en terre pour l'examiner, curieux. En voyant que la jarre était remplie d'eau douce, le beau visage fronça les sourcils. Il savait au fond de lui que l'imposant officier était prévenant et généreux, mais il ne pouvait s'empêcher de l'injurier après avoir réalisé qu'il s'était fait avoir en parcourant une certaine distance pour prendre un bain.
— Putain !
Il claqua le couvercle pour laisser échapper sa frustration. Heureusement qu'il avait son immunosuppresseur, sinon, ses membres seraient en train de trembler.
Même s'il était devenu physiquement plus robuste, ses problèmes pouvaient ressurgir s'il forçait trop.
Thien alla voir de l'autre côté de la hutte. Une petite pièce unique, construite à partir de bambous tressés suffisamment serrés pour ne laisser aucun trou par lequel on pourrait regarder, était surmontée d'un toit de chaume. Elle se tenait seule avec une forêt clairsemée en arrière-plan. Une fois qu'il ouvrit la porte, une odeur désagréable se dégagea et il vit un trou dans le sol avec une planche de bois au-dessus. La planche avait un trou au milieu - une ouverture pour les déchets humains.
Thien fronça les sourcils, claqua la porte et tourna le dos à la pièce minuscule. La vie ici semblait plus difficile que ce à quoi il s'attendait. Il essuya la sueur de son front, se sentant découragé, et retourna dans l'espace vide sous la hutte qui servait de sous-sol.
Une paillasse se trouvait sous le sous-sol. Sur celle-ci se trouvaient un brasero qui utilisait des charbons de bois comme combustible, une marmite, une casserole cabossée, un cuit-vapeur en terre et une cruche en bois en forme de cylindre avec un couvercle dont il n'avait aucune idée de la fonction. Le fond de la marmite était noirci, mais l'intérieur était propre, prêt à l'emploi comme si quelqu'un l'avait déjà lavé.
Peut-être était-ce un message pour lui dire qu'il était temps de cuisiner pour lui-même. Thien se laissa tomber sur la paillasse, déconfit. Quand, enfant, il avait rejoint un camp de scouts, on lui avait confié la tâche de cuisiner, ce qu'il ne voulait pas faire. Il s'était avéré que le riz qu'il avait préparé n'était pas cuit, que l'omelette était brûlée et que le poulet frit saignait encore. Personne ne lui avait permis de faire quoi que ce soit après cet incident.
Il allait mourir de faim... Thien était découragé et voulait faire ses bagages pour repartir tout de suite.
Il grimpa les escaliers en ruine jusqu'à sa chambre mais choisit de rester dehors. La brise fraîche et la lumière chaude du soleil le calmèrent tandis qu'il s'asseyait sur le porche, s'appuyant sur un poteau et suspendant ses pieds, regardant les arbres se balancer. Il était en train de lentement s'endormir quand une voix familière se fit entendre.
— Kru... Kru Thien.
C'était le Ssg. Yod. Le soldat portait un t-shirt kaki et un sous-pull de camouflage, ce qui signifiait qu'il avait terminé son service.
Thien se frotta les yeux, assoupi, et répondit quelques respirations plus tard.
— Quoi de neuf, sergent ?
— Il est dix-sept heures. Tout le monde est prêt pour la cérémonie d'accueil et vous attend dans la cour. S'il vous plaît, venez avec moi ou nous allons manquer le moment propice.
Le citadin hocha la tête et s'étira paresseusement. Il se pencha pour nouer les lacets de ses baskets.
— Il n'y a pas besoin d'en faire toute une histoire…
— C'est la tradition d'Akha. Ils sont gentils avec vous, alors tout ce que vous avez à faire c'est d'accepter cette gentillesse. N'y pensez pas trop.
Le soldat qui avait le même âge que son père lui fit un large sourire alors qu'il se préparait.
— En vous voyant maintenant à la lumière, vous êtes juste un garçon.
Thien leva les mains pour peigner ses cheveux en désordre, se sentant nerveux. Habituellement, il gardait toujours une apparence parfaite de la tête aux pieds, avec des vêtements impeccables et élégants pour paraître soigné. Mais ici, dépouillé de toute décoration, il n'était qu'un type normal récemment sorti de l'adolescence.
Il ne savait pas comment se comporter alors que le soldat plus âgé le taquinait avec tant de gentillesse et d'amabilité. Ses joues sans défaut rougirent d'embarras et il changea le sujet de la conversation.
— Pourquoi n'allons-nous pas directement au village ?
Le Ssg. Yod qui accompagnait le jeune homme le long de la route périphérique jusqu'à l'entrée secondaire répondit.
— La cérémonie se déroulera devant le village. C'est pourquoi nous faisons un détour.
Le soleil se couchait. Une teinte orangée descendait sur les chaînes de montagnes, et l'air froid balayait le village. Thien resserra sa veste pour se réchauffer. La température avait baissé d'un coup, et pourtant il avait encore chaud parce qu'il était en train de marcher. Il réalisa qu'une fois qu'il s'arrêterait de marcher, il serait gelé jusqu'à ce que sa mâchoire ne se bloque.
Le sergent-chef le conduisit jusqu'à une pente rocheuse et lui indiqua le haut.
— Tu montes là-haut à partir d'ici. Ce n'est pas loin - juste à cinq cents mètres. Une fois que tu vois l'entrée du village, tu cries et tu demandes la permission d'entrer.
— Tu ne viens pas avec moi ?
— Je ne peux pas. Tu dois y aller seul à partir d'ici. Je vais couper à travers la forêt et rejoindre les autres qui t'attendent là-haut. Garde tes mains dans tes poches, et ne touche à rien.
Le sergent fit demi-tour et s'enfonça dans la forêt dense avant de disparaître hors de sa vue. On pouvait facilement se perdre sur un tel chemin si on n'en avait pas l'habitude.
Resté seul, Thien se gratta la tête, ne sachant que faire pendant quelques bonnes minutes. Il se tapota les deux joues pour se remonter le moral.
Et puis merde ! Il était arrivé jusqu'ici. Alors, allons-y !
Le nouveau professeur volontaire avança contre le vent froid et le léger brouillard qui flottait dans l'air. L'obscurité s'installait lentement. Le bruit des hautes herbes frottant de part et d'autre de la route créait dans sa tête une scène tirée d'un film d'horreur. Thien accéléra ses pas, comme s'il courait avec effroi.
Au bout du chemin escarpé, une longue ombre sombre se projetait vers le bas. Une fois qu'il se fut approché, Thien vit qu'il s'agissait d'une arche faite avec de solides poteaux de bois. Une poutre épaisse trônait au sommet, décorée de gravures en forme d'épées, d'oiseaux et de tourbillons. Près des poteaux se tenaient deux statues en bois sculpté qui semblaient être celles d'un homme et d'une femme.
Il regarda attentivement l'arche à travers l'obscurité. Il ne vit que des rangées de voûtes menant à l'entrée. Il était entouré d'un silence total, et aucune autre âme ne l'attendait comme l'avait mentionné le soldat.
Il eut soudain des frissons et la chair de poule car il se souvenait d'un documentaire sur la croyance des tribus des collines dans "les esprits et les fantômes".
L'étrange solitude lui fit peur. Il ne pouvait pas bouger sa bouche car son imagination le tourmentait et les mots restaient coincés dans sa gorge. Thien ferma les yeux, en enfonçant ses ongles dans ses paumes pour se calmer.
— P-puis-je entrer ?
SILENCE. Comme dans une ville fantôme.
Quelques secondes plus tard, il entendit des chuchotements dans une langue indigène particulière, qu'il ne pouvait pas déchiffrer. Les voix se répercutaient sur les montagnes qui entouraient cet endroit. Apparaissant à sa gauche, puis à sa droite, elles se transformèrent en un seul bourdonnement grave qui s'éleva autour de lui.
Cet endroit était réellement hanté !
Avant que le citadin ne soit saisi de terreur, il entendit une voix grave et familière.
— C'est le plus fort que tu puisses faire ?
Toute sa peur s'évanouit sur le champ, remplacée par de l'irritation. La dernière corde de sa patience fut brisée. Merde. Est-ce que c'est une sorte de bizutage de camp d'entraînement ? Cet enfoiré de géant de Phupha ! Thien cria dans l'obscurité sans réfléchir.
— Viens me chercher ! Mes couilles sont gelées !!
Tout redevint silencieux, comme s'ils traduisaient ses paroles. Puis, des rires retentissants jaillirent de derrière les fourrés d'arbres sombres et denses, suivis par des flammes de torches qui illuminèrent tout l'espace, chassant la peur et le froid dû à la température glaciale.
Un groupe d'hommes vêtus de chemises à manches longues indigo tissées à la main, avec des broderies colorées sur trois rangées aux ourlets, émergea des bois avec de larges sourires accueillants sur leurs visages.
Thien n'était pas d'humeur à socialiser, il leur adressa donc un sourire sec et s'enfuit par l'entrée. Il repéra quelques personnes habillées bizarrement ainsi que le Capitaine Phupha, le Ssg. Yod et quelques soldats qu'il n'avait jamais rencontrés auparavant.
Avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche, Khama Bieng Lae et d'autres jeunes hommes du village le poussèrent vers une grande cour au milieu de laquelle brûlait un feu de camp. Des femmes entièrement vêtues de jupes aux motifs similaires à ceux des chemises des hommes, et de chapeaux pointus avec un bouquet de fil sur le dessus, décorés d'argenterie qui tintait et sonnait comme des cloches lorsqu'elles se déplaçaient, attendaient juste là avec des enfants.
Jou Ma, le chef spirituel du village Akha, fit un pas vers le nouvel arrivant. Les rides de son visage dégageaient un air de sévérité qui exigeait le respect et Thien ne pouvait plus respirer à cause de sa nervosité. L'ancien leva un bâton de bois intimidant, alambiqué et bosselé et le fit tournoyer autour de son visage en psalmodiant un mantra d'une voix rauque mais puissante.
Aux derniers mots, le bâton dont la surface ressemblait à une peau de crapaud faillit le frapper au milieu de la tête. Thien rentra la tête dans son cou et leva ses mains en un wai au-dessus de sa tête, implorant et se protégeant en même temps. Une main épaisse lui donna une douce tape dans le dos.
— N'ayez pas peur, professeur. Jou Ma vous offre une douche de bébé.
Khama Bieng Lae sourit, amusé par la réaction alarmée du jeune homme.
En entendant une phrase dans une langue qu'il comprenait, l'anxiété du citadin se calma. Il baissa les bras et la pointe du bâton le toucha en plein milieu du front. Cela ne lui fit pas mal du tout.
Thien ouvrit lentement les yeux et regarda l'aîné qui lui souriait. C'était un homme bienveillant après tout. Le jeune homme tapota son front et sentit une substance collante et humide sur le bout de son doigt.
— C'est de la chaux rouge. Jou Ma l'a appliqué sur toi pour te protéger des mauvais esprits dans les bois, expliqua Bieng Lae et Thien laissa échapper un grand soupir de soulagement.
La musique des instruments locaux, menée par un La Jae ou un orgue à bouche en roseau de forme étrange, suivi d'une flûte à trois trous appelée Chiuliu, et d'un tam-tam, commença à jouer. Même s'il s'agissait d'une cérémonie de bienvenue pour le nouvel enseignant volontaire, l'occasion était donnée aux jeunes hommes et femmes du village d'avoir une interaction sociale.
Ils chantèrent et dansèrent autour du feu de camp et cela rappela à Thien le camp de scouts. Bieng Lae et les anciens du village nouèrent des fils colorés sur chacun de ses poignets en guise de bénédiction et d'invitation pour son esprit à résider dans son corps. Ils n'utilisèrent aucun fil blanc sacré, comme on en voit souvent lors de telles cérémonies. C'était inhabituel et pourtant tout aussi beau.
Thien leva maladroitement les mains pour faire un wai, n'étant pas habitué à recevoir la gentillesse d'étrangers. Ils venaient de mondes différents, tant au niveau de la langue que du mode de vie. Puis, un dernier homme lui donna une bénédiction et arriva avec un fil rouge et blanc dans la main.
Il était encore contrarié d'avoir été piégé pour se comporter comme un idiot à l'entrée et glissa les mots tranchants.
— A quelle fille êtes-vous marié ? Avez-vous le droit de prétendre être l'un d'entre eux et de me donner ce fil d'engagement ?
Les yeux sombres et intenses lui jetèrent un regard alors que le capitaine commençait à enrouler le fil autour de sa peau claire.
— On m'a proposé d'en épouser une, mais je n'ai dit oui à personne.
La réponse impassible lui porta sur les nerfs.
— Ça ne vous ferait pas de mal d'être un peu plus humble, capitaine.
Le capitaine Phupha ne dit pas un mot, comme s'il se désintéressait de ce ping-pong verbal sans queue ni tête. Il fit un nœud lâche, destiné à être facile à défaire, mais le fil n'arrêtait pas de se défaire. Thien était fatigué de tenir sa main en l'air.
— Ce n'est pas grave. Vous pouvez le serrer un peu plus.
Une nouvelle voix, douce et profonde, l'interrompit.
— Donc tous les deux vous pourrez être liés jusqu'à votre prochaine vie ?
Un grand jeune homme à la peau claire apparut aux côtés du capitaine. Les yeux en amande, malicieux et pleins d'esprit, derrière des cadres argentés, fixèrent le fil sur le poignet de Thien et il s'écria.
— Du fil rouge !? Bien, bien, mon garçon Phu. Tu aimerais bien te fiancer avec lui tout de suite, c'est ça ? termina-t-il en ricanant bruyamment.
Le capitaine qui avait fini de faire le nœud se retourna pour lancer un regard brûlant à son ami.
— Arrête tes conneries et dégage !
— Je ne le ferai pas ! répliqua l'autre homme avant de se tourner vers le nouveau professeur volontaire, un jeune homme mince et à l'allure soignée.
Il adressa à Thien un sourire narquois.
— Bonjour, nong(1) Thien. Je suis Wasant, le médecin de campagne du même camp que ce monstre. Tu peux m'appeler P'Docteur Nam comme les autres."
Il n'était donc pas le seul à penser que la taille de Phupha était inhabituelle pour un homme thaï moyen. Thien ressentit une affinité immédiate avec le médecin militaire de campagne. Il semblait avoir la même personnalité que Taychin, même si elle était un peu plus enjouée.
— Bonjour, P'Docteur Nam.
Il leva la main pour effectuer un wai sans aucune hésitation. Phupha croisa les bras en regardant le petit espiègle qui avait un grand sourire sur tout le visage, se sentant irrité. Pourquoi Thien se comportait-il mal avec lui et lui donnait envie de botter les fesses de ce garçon avec un bâton, mais se comportait bien avec les autres ? Le jeune officier laissa échapper un lourd soupir.
— Allons-y. L'oncle Bieng Lae et tous les autres attendent pour dîner avec vous.
Il fit un geste vers la paillasse qui se trouvait au bord de la cour et où étaient assis tous les anciens du village.
Khama Bieng Lae ordonna à ses hommes de placer une autre paillasse à côté de la première pour que les soldats puissent se joindre à eux. Outre le capitaine Phupha, le docteur Wasant et le sergent Yodchai, il y avait deux autres rangers de la compagnie. Habituellement, la milice était locale et les deux hommes étaient familiers avec les villageois en raison de la même langue qu'ils partageaient.
Le jeune capitaine, qui était stationné à la base opérationnelle de Pha Phra Pirun depuis des années, avait passé suffisamment de temps avec les locaux et s'était assez bien intégré pour être considéré comme l'un des leurs. Il était donc tout à fait normal que les villageois lui fassent l'honneur de lier le poignet du nouvel arrivant comme l'un de leurs aînés respectés.
Le Ssg. Yod lui apprit même que c'était le capitaine Phupha qui avait lancé le programme d'éducation de la communauté Akha pour qu'elle sache lire et écrire en thaïlandais. Savoir lire et écrire les aiderait à ne pas se faire escroquer par les hommes de la ville, ce qui avait été fréquent dans le passé.
— Lorsque l'école a été fondée il y a quatre ans, les villageois ont afflué pour étudier. Une fois éduqués, les jeunes avant-gardistes sont descendus en ville pour trouver un emploi. Le capitaine s'est demandé s'il avait fait le bon choix, et le programme a failli être annulé. Mais les pauvres enfants... ils voulaient juste étudier.
— Quel mal y a-t-il à chercher un emploi en ville ? Une fois qu'ils gagneront plus, ils auront une meilleure vie, non ? demanda Thien, confus.
Le Ssg. Yod se tourna vers lui et lui fit le sourire entendu de quelqu'un qui en avait vu suffisamment dans le monde.
— Si tous les jeunes partent, et qu'il ne reste que les personnes âgées et les enfants, peut-on encore appeler ça un 'village' ? Le but de cette école est d'éduquer les gens dans les zones reculées afin que la jeune génération puisse développer leur ville natale et l'empêcher d'être exploitée par des investisseurs ou des intermédiaires. Au moins, ils peuvent communiquer en thaï.
— Peut-être qu'ils partiront un moment avant de revenir.
Il savait que son opinion était trop optimiste.
— Gagner de l'argent en faisant des activités moins pénibles que l'agriculture ? Qui voudrait revenir ?
La réponse ne venait pas du Ssg. Yod mais de quelqu'un qui avait été mentionné dans la conversation.
— Les lumières de la ville sont à la fois terribles et magnifiques. Les gens de la campagne ne peuvent s'empêcher d'être attirés.
Le capitaine Phupha fixa longuement ses yeux bruns et en amande.
— D'ailleurs, je n'ai rencontré aucun citadin qui puisse s'accommoder de la vie tranquille et peu glorieuse de la jungle.
Cette déclaration sans détour fit que Thien se détourna et regarda les plats locaux que la femme de l'oncle Bieng Lae avait mis devant lui.
Les aliments sur le plateau en bambou tressé avaient l'air délicieux : poulet grillé, pâte de chili avec des légumes à moitié bouillis, soupe ordinaire, riz et riz gluant - rien d'extraordinaire qu'il ne puisse manger.
— Ma femme a préparé ce dîner spécialement pour toi. Le Nam Prik Ong(2) n'est pas trop épicé - tiens, essaye.
Khama Bieng Lae poussa les légumes à moitié cuits vers l'invité VIP du dîner de ce soir.
Thien resta silencieux, réfléchissant à quelque chose. Puis, il choisit le légume le plus familier et le plongea dans la pâte de chili qui ressemblait à de la sauce spaghetti. Ils avaient même un goût similaire alors qu'il mâchait la nourriture et lui adressa un compliment.
— Vraiment délicieux. Mais comment avez-vous su que je ne mange pas de nourriture épicée ?
Bieng Lae ne comprit pas la question calculée et donna une réponse directe.
— Le Cap…
Mais une voix grave l'interrompit avant qu'il ne puisse terminer son mot.
— Les Akha mettent une poignée de piment dans leur nourriture de la jungle. Un citadin comme toi ne pourrait pas le supporter, expliqua Phupha se tournant vers le chef du village. Pas vrai, Khama ?
— Oui, c'est vrai. Si ta langue n'est pas habituée aux épices, tu vas avoir l'estomac dérangé, répondit Bieng Lae en oubliant ce qu'il voulait dire un instant plus tôt.
— Alors, Nong Thien devrait prendre du poulet grillé et une bière avec moi. coupa le médecin militaire, sa voix brouillée par l'alcool en attrapant l'épaule de Thien et levant une canette de bière ouverte vers le plus jeune homme. J'ai dit à mon gars de descendre en ville à l'aube pour acheter ça juste pour toi, tu sais ?
Lorsque l'odeur de levure fermentée effleura ses narines, Thien eut l'eau à la bouche. L'ancien fêtard dut dire non à la boisson alcoolisée avec une envie et un regret profonds.
— Je ne peux pas boire.
— Tu te moques de moi ?
Wasant regarda l'homme qui se trouvait dans son bras. Le gars n'avait pas l'air d'être un prude. Avait-il mal jugé le garçon ?
— Je ne plaisante pas. Je suis allergique à l'alcool. Ça me donne des rougeurs et je ne peux plus respirer.
Thien esquissa un sourire penaud et mit une boule de riz gluant dans sa bouche, trop conscient du regard intense et inquisiteur de l'officier au visage impassible.
— Doc, n’exagère pas, ne bois pas trop. Tu es un poids plume qui se surestime.
Phupha écarta le bras autour de l'épaule fine de Thien, peut-être trop fort, car le médecin ivre se balança et laissa tomber sa tête sur l'épaule forte à la place.
— Pourquoi ma tête tourne-t-elle ?
Le médecin à la peau claire, issu d'une famille thaïlandaise et chinoise, rougit et parut tout à fait charmant sous la lumière scintillante.
Le jeune capitaine secoua la tête, un léger sourire se dessinant aux coins de ses lèvres. Il avait l'air en partie inquiet, en partie fatigué. Le nouveau professeur volontaire leva les yeux, saisit l'instant et la cuisse de poulet faillit lui échapper de la bouche.
Un putain de Brokeback Mountain !
Thien chassa l'horreur de son esprit alors que le capitaine repoussait la tête molle du médecin, qui se laissa aller vers le sergent, avec un grognement.
— Qui vous a acheté la bière ? Je vais tous les interroger.
Le docteur Wasant fut vaincu par ses propres éléments biologiques et perdit connaissance. Son ami se donna la peine de le ramener à la base d'opérations avant la fin de la fête. Thien regarda l'officier de grande taille qui emportait son ami ; sa bouche s'ouvrit comme pour dire quelque chose. Pourtant, il ne prononça pas un mot alors que les deux ombres disparaissaient dans l'obscurité.
Mais tu avais dit que l’on se verrait plus tard...
Les lèvres minces se serrèrent en une ligne. Quel crétin ! Il souleva un bol de soupe et le porta à ses lèvres, avalant avec frustration, mais cela rendit la femme de Bieng Lae contente d'elle-même et le chef du village frappa dans ses mains avec plaisir, pensant que le nouveau professeur appréciait la myriade de plats spécialement préparés pour lui.
L'estomac de Thien était sur le point d'éclater. L'horloge sonna vingt-et-une heures. En regardant autour de lui, il vit que les villageois rentraient chez eux un par un, car le travail agricole les attendait au chant du coq à l'aube. Seuls les hommes âgés restaient pour boire de l'alcool fait maison et parler entre eux.
Le Ssg. Yod et les deux rangers étaient ivres et rampaient presque sur le sol. Il ne savait pas comment s'occuper d'eux, alors il laissa les villageois s'en occuper. Thien dit bonne nuit à Khama Bieng Lae dont le patois de la région le désertait au fur et à mesure que la nuit avançait et quitta tranquillement la cour culturelle.
Cette communauté Akha était petite et simple et Thien n'eut aucun mal à retrouver le chemin de son logement. Il suivit les torches allumées le long de la route et repéra le petit toit de sa hutte une fois qu'il eut dépassé les autres maisons. Puis, il se stoppa dans son élan.
La cabane était allumée. Cela signifiait que quelqu'un était entré sans sa permission !
Ayant un jugement hâtif, il ne se rendit pas compte que si c'était vraiment un voleur, il serait en danger. La forme élancée de Thien monta les escaliers et ouvrit d'un coup sec la porte en bambou tressé et il fut stupéfait par ce qu'il vit.
L'intrus qui était agenouillé devant la lampe à pétrole se tourna lentement vers lui.
— Cap-Capitaine, bégaya Thien et Phupha fronça les sourcils en le regardant.
Pourquoi le garçon agissait-il comme s'il voyait un fantôme ?
— J'ai rechargé le réservoir de pétrole pour vous. Vous pouvez éteindre la lampe si vous ne l'utilisez pas, vous savez ça ?
L'officier lui montra comment fermer le robinet, sans se soucier de savoir si l'autre homme écoutait.
Thien ne put retenir son sourire. Il se frotta le visage plusieurs fois pour se calmer et demanda.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— Avec une moto.
Étonnamment, cette réponse sèche et impassible ne l'agaça pas comme il le faisait d'habitude.
— Vous n'êtes pas rentré à la base avec Doc Nam ?
Le jeune capitaine tomba dans un bref silence avant de dire quelque chose qui fit sauter le cœur de Thien à un rythme effréné.
— Mais je vous ai donné ma parole.
— Et le docteur ?
— Il vomissait dans sa chambre, dit Phupha qui commençait à s'énerver. Vous êtes inquiet pour lui ?
Thien fit une grimace, agacé.
— C'est vous qui étiez inquiet pour lui.
Trop inquiet.
Le capitaine se demanda pourquoi le citadin commençait à se chamailler avec lui et se rendit soudain compte de la situation.
— Vous pensiez que j'avais oublié la promesse ?
Les mots le transpercèrent et ses joues lisses rougirent. La bouche de Thien s'entrouvrit avant de s'épancher.
— Quoi ? Moi ? Pas du tout ! Comment pouvez-vous penser ainsi ?
Voyant que le plus jeune homme rejetait avec véhémence cette affirmation, Phupha secoua légèrement la tête en murmurant.
— Gamin...
Thien était tellement gêné qu'il souhaitait que la Terre l'avale tout entier. Il décida de changer de sujet avant que l'autre homme ne le coince à nouveau.
— Vous avez dit que vous m'apprendriez à accrocher la moustiquaire !
Phupha se leva sans chercher à discuter davantage. Il tira sur les cordes qui suspendaient la moustiquaire sans la serrer.
— C'est facile. Il suffit de tirer les quatre coins et de les attacher fermement.
Il attendit que le professeur débutant essaie, mais l'autre homme ne bougea pas.
— Je ne veux pas tout gâcher. Le filet est vieux. Je ne veux pas le casser.
— Alors vous voulez que je le fasse pour vous ? dit l'officier en visant le sarcasme, mais il ne s'attendait pas à ce que Thien lui fasse des signes de tête rapides.
Phupha laissa échapper un lourd soupir et tira agilement le filet droit.
— Quand vous allez vous coucher, rentrez les quatre coins sous le matelas pour que les insectes ne puissent pas s'y glisser.
— Il est aveugle ou quoi ? Les trous sont plus gros que les insectes... marmonna Thien tout bas pour lui-même, mais la tête du capitaine se retourna.
— Qu'est-ce que vous venez de dire ?
— Rien, répondit Thien en agitant la main, se défendant rapidement. Que dois-je faire ensuite ?
Phupha lui lança un regard suspicieux mais continua à donner les instructions.
— Une fois que vous vous réveillez, vous enroulez les coins et vous les posez sur le filet pour qu'ils ne touchent pas le sol.
Il fit une démonstration en tirant les pointes du filet et en les roulant pour qu'elles reposent au milieu du cadre rectangulaire.
— Si je rabats la moustiquaire et la coince sous le matelas, les moustiques ne seront-ils pas tous piégés à l'intérieur ?
— Eh bien, il y a une solution simple. Il suffit d'utiliser la couverture pour les chasser, expliqua le capitaine en prenant une couverture et en la balançant en l'air, avant de rabattre à nouveau les quatre coins pour les placer sous le matelas. D'abord, vous rentrez trois coins. Vous pourrez finir le dernier quand vous irez vous coucher. Cela ne laissera aucune ouverture quand vous voudrez entrer et sortir de la moustiquaire.
L'homme était méticuleux, tout comme son père ! Même après sa retraite, l'ancien général pliait toujours soigneusement sa couverture et la plaçait au bout du lit chaque matin. Thien siffla le travail impeccable qu'il avait devant lui.
— Merci beaucoup, capitaine, pour vos services de moustiquaire. Je vais me brosser les dents et me laver le visage dans la jarre à l'arrière de la hutte... puisque l'eau est maintenant 'si remplie'.
Il insista sur ces derniers mots pour laisser entendre qu'il avait déjà tout appris de Khama Bieng Lae.
Il fallut un certain temps au capitaine Phupha pour réaliser qu'il avait été dupé par le coquin pour faire tout le travail à sa place. Le garçon se moquait même de lui pour l'avoir fait marcher jusqu'à la cascade pour se baigner. Pourtant, Thien fredonnait déjà joyeusement en quittant la hutte.
Le beau visage se tordit alors que l'officier serrait les poings. S'il avait pu, il aurait fait un trou dans ce sol fragile !
Enfin, vint le jour de commencer à travailler en tant qu'enseignant volontaire. Khama Bieng Lae apporta un petit déjeuner de pinto à la hutte du nouvel enseignant à sept heures du matin, pour constater qu'il portait encore les vêtements de la nuit précédente. Thien sourit d'un air penaud au chef du village. Il avait vraiment essayé de prendre un bain mais la jarre en terre faisait que l'eau était trop glacée pour lui, alors il n'avait fait que se laver le visage et se brosser les dents.
— Le temps ici est assez... froid, dit-il, en essayant de cacher son embarras.
— Tu t'y habitueras. Il fera encore plus froid le mois prochain.
— Il va faire plus froid ?!
Thien grimaça. Il allumait toujours le chauffe-eau à la maison et cet endroit n'avait même pas l'électricité. Combien de temps pourrait-il survivre ?
— Lors de certaines années les plus froides, la température descend en dessous de zéro.
Bieng Lae fit paraître la situation sous un jour défavorable pour taquiner le jeune homme qui se roulait en boule.
— Comment pouvez-vous y faire face ? En ne prenant pas de bain ?
Le chef du village éclata de rire.
— Nous aurions tous de l'eczéma si nous ne le faisions pas ! Voilà ce que nous faisons. Nous faisons bouillir l'eau et nous la mélangeons avec l'eau à température ambiante et nous obtenons l'eau chaude... Tu as un poêle sous la hutte, pas vrai ?
— Je l'ai vu mais je ne sais pas comment l'utiliser, avoua-t-il.
— Ne t'inquiète pas. Je vais demander au capitaine Phupha de t'apprendre à allumer le feu.
En entendant le nom du capitaine, le garçon se renfrogna.
— Pourquoi lui ? Vous pouvez m'apprendre vous-même.
— Parce que le capitaine s'occupe bien de toi et je ne veux pas lui voler son travail, répondit Bieng Lae avec humour, mais cela rendit la mine renfrognée du jeune homme encore plus profonde.
Thien ne voulait pas discuter et il commença à grignoter sa nourriture - du riz bouilli chaud fraîchement cuit avec des tonnes de légumes, sans se soucier de savoir si sa langue allait avoir des cloques.
Khama Bieng Lae conduisit le nouvel enseignant volontaire le long de la route qui menait à une petite école où les enfants de Pha Pan Dao et des villages voisins étudiaient ensemble. Elle était située sur un point élevé de la falaise et il fallait faire un kilomètre à pied pour l'atteindre.
Au bout d'un moment. Thien entendit l'hymne national thaïlandais avec un léger accent venant du lointain. Le drapeau rectangulaire qui flottait au-dessus de l'épaisse broussaille devant lui le fit s'arrêter dans sa course, levant les yeux.
Le drapeau national thaïlandais... Un vieux drapeau défraîchi, utilisé depuis longtemps, glissait lentement le long du mât qui était une simple tige de bambou avec une poulie.
C'était une vue familière mais combien de personnes connaissaient la véritable signification de ce drapeau ?
— Nos ancêtres aimaient cette terre, tu sais ? demanda Bieng Lae, voyant que le jeune homme restait immobile, il se rapprocha avec un air fier sur le visage. Sans cette terre, nous n'aurions pas de maison et serions devenus des vagabonds - quelqu'un sans nationalité et sans sécurité.
Ce devait être ce monde différent dont les gens parlaient. Il se souvenait de l'époque, de l'école primaire au lycée, où les élèves étaient obligés de se tenir dans la cour sous le soleil brûlant juste pour chanter l'hymne national chaque matin. Il se souvenait avoir maudit les règles et les règlements qui rendaient sa vie d'étudiant si désagréable.
Il n'avait jamais apprécié tout cela et n'avait jamais compris pourquoi. Il avait même élaboré un plan avec ses amis pour décrocher le drapeau du mât et le cacher.
Pourtant, les personnes qui vivaient dans la brousse la plus reculée étaient heureuses d'avoir la chance de chanter l'hymne national thaïlandais.
— Allons-y. Les enfants attendent de te rencontrer. Beaucoup d'entre eux sont venus aujourd'hui juste pour te voir.
Le chef du village de Pha Pan Dao tapota le dos maigre pour signaler qu'il était temps de repartir.
Même si cela s'appelait "une école", c'était quelque chose qui dépassait son entendement. L'"école" était un moulin avec des structures en bambou et un toit de chaume. Les trois murs étaient faits de bandes de bambous fendues avec un trou en guise de fenêtre de chaque côté pour laisser entrer la lumière, et le quatrième mur était recouvert d'un tableau noir de taille moyenne. Le sol était recouvert de nattes. Dix pupitres de fortune se trouvaient à l'intérieur, sans chaises, et les élèves devaient s'asseoir sur le sol, les jambes croisées, pour étudier.
Les enfants étaient alignés devant le mât du drapeau, des plus grands aux plus petits, avec deux rangers que Thien avait rencontrés la nuit dernière se tenant à proximité. Tous fixaient le nouveau professeur avec des yeux pleins d'espoir. En voyant les yeux innocents briller d'un vif espoir, Thien fut frappé d'une soudaine nervosité et se tourna vers Bieng Lae.
— Hum... vous avez dit qu'il y en avait beaucoup. Mais ce que je vois ne dépasse pas la vingtaine.
— C'est déjà un sacré nombre, professeur. Les enfants doivent aider les parents à travailler dans les champs. Les bons jours, vous aurez de la chance si cinq d'entre eux peuvent venir en classe.
Thien acquiesça, ne voulant pas débattre, et se plaça à côté du mât du drapeau avec l'homme plus âgé. Khama Bieng Lae annonça quelque chose dans la langue maternelle Akha à laquelle il ne comprit rien, mais il sut qu'il était question de sa présence. Plus tard, les enfants affluèrent dans la salle de classe et s'assirent sur le sol comme le faisaient les élèves bien élevés.
— Entrons.
Bieng Lae le conduisit vers le tableau noir où une boîte de craie blanche était posée sur une étagère à proximité.
— Présente-toi, s'il te plaît, dit Khama au plus jeune homme.
— Mais je ne peux parler que le dialecte national.
— Ils comprendront. Certains d'entre eux parlent couramment le thaï, notamment le plus grand là-bas.
Bieng Lae fit un geste vers un garçon au fond de la classe. Il n'avait pas plus de quinze ans.
Thien se frotta le cou ; sa gorge était comme du plomb et il était incapable de prononcer un mot. Il ne se voyait pas comme un "professeur" - ni mentalement ni physiquement, et pourtant il devait se présenter comme tel ?
— Je suis... hum... je m'appelle Thien. Je viens de Bangkok. Enchanté de vous rencontrer.
Les enfants répondirent "Sawaddee krub" et "sawaddee kha" et son cœur se gonfla soudainement.
— Maintenant, chacun de vous devrait se présenter à Kru Thien.
Bieng Lae parla en thaï et les enfants Akha dirent leur nom à tour de rôle, certains dans leur langue maternelle et d'autres en thaï. Le chef du village lui avait dit plus tôt que certains parents avaient travaillé en ville et avaient donné à leurs enfants un nom thaïlandais sur leur certificat de naissance.
— Kru Thien, je dois te laisser. L'école finit à quinze heures, mais si tu veux qu'ils fassent des activités supplémentaires, il suffit de leur dire quand.
Le chef du village adressa un sourire encourageant au nouvel enseignant. Il était évident que c'était son premier travail. Le vieil homme s'excusa avant de partir, il agita la main en signe d'au revoir et Thien se retrouva debout mal à l'aise avec une douzaine de paires d'yeux curieux braqués sur lui.
— Hum…
Il ne savait pas par où commencer. Peut-être l'alphabet Gaw. Gai(3) à Hor. Nokhook ? Il n'avait pas écrit du premier au dernier alphabet depuis des années ! Comment pourrait-il s'en souvenir maintenant !?(4)
Mais avant que le concours de regards n'aille plus loin, une fille prit la parole d'une voix claire et fluette.
— Kru Thien, est-ce que 'thien' est le même mot que See Thien(5) ?
L'homme qui était resté immobile devant la classe traita la question avant de répondre.
— Non.
Il ne savait pas comment expliquer, alors il se retourna et écrivit sur le tableau noir avec une craie - quelque chose qui était rarement utilisé dans les écoles de Bangkok de nos jours.
Les doigts fins déplacèrent la craie blanche lentement, n'y étant pas habitués, et des alphabets thaïs contorsionnés apparurent sur le tableau.
— Thien... c'est comme ça que ça s'écrit... avec une orthographe différente ça veut dire 'un prophète'.
— De quelle couleur est un prophète ?
— Un prophète signifie 'un sage'.
Il fit de son mieux pour que l'explication soit concise, mais les enfants ne comprenaient toujours pas.
— Pourquoi ça ne peut pas être un See Thien ?
Thien hissa mentalement un drapeau blanc.
— Très bien. C'est un See Thien.
— Kru See Thien !
Les autres enfants qui avaient tendu l'oreille pour écouter la conversation prononcèrent le nom à l'unisson en riant.
— Alors, qu'allons-nous apprendre aujourd'hui ?
Les enfants semblaient s'être habitués au nouvel enseignant, d'où la deuxième question.
Qu'est-ce qu'on va apprendre ? Le citadin resta bouche bée alors que les mots de Kru Vinai - le directeur de la Fondation Sang Thong - résonnaient dans son esprit. L'âge des enfants étant très variable ici, il était difficile d'élaborer un plan d'étude adapté à chacun d'entre eux.
— Que vous a enseigné le professeur précédent ?
C'était une issue facile, mais les élèves de la tribu des collines parlèrent tous en même temps, faisant de leur mieux pour lui donner les réponses et sa tête commença à tourner. Thien leva les mains pour les arrêter.
— Demain, vous m'apporterez vos cahiers avec les devoirs assignés par l'enseignant précédent.
Une fois que les enfants eurent acquiescé, il laissa échapper un long soupir de soulagement. Il semblait qu'il allait réussir aujourd'hui, après tout.
Thien regarda autour de lui et repéra une armoire en verre avec des livres de dessins et des boîtes de crayons à l'intérieur. Une ampoule s'alluma dans sa tête.
— Très bien. C'est le premier jour où nous nous rencontrons, alors je veux apprendre à mieux vous connaître.
Il invita les élèves d'âges divers à s'asseoir en cercle et plaça au milieu des morceaux de papier avec des crayons de couleur qu'ils pouvaient partager.
— Je veux que vous fassiez un dessin de famille pour moi. Quand vous l'aurez terminé, vous pourrez rentrer chez vous. Nous nous retrouverons demain.
C'est tout ? Les yeux des enfants Akha posèrent la question en regardant Kru See Thien, perplexes. Pourtant, ils commencèrent à dessiner comme on leur avait dit.
Thien regarda les enfants commencer à dessiner sur les papiers avec les crayons et s'éloigna du cercle pour s'asseoir sur le cadre de la fenêtre qui était aussi haut que sa taille, se sentant fatigué.
La brise fraîche de la falaise effaça la sueur de son front lisse et la nervosité qu'il avait ressentie plus tôt. Dehors, les deux rangers patrouillaient comme si une attaque terroriste pouvait éclater sur cette colline escarpée à tout moment.
Thien se leva pour marcher et s'assit de nombreuses fois pendant une heure environ lorsqu'un garçon lui donna un coup de coude. Il se souvint que le garçon s'appelait Ayi, âgé de 14 ans, et qu'il était le plus grand de la classe.
— Voilà mon devoir.
L'accent thaïlandais du garçon était impeccable. Peut-être avait-il étudié avec de nombreux enseignants bénévoles depuis la naissance de l'école.
— Merci.
Thien prit le papier et vit le dessin d'une chaîne de montagnes avec le soleil au milieu. Une maison se tenait dans le coin gauche avec des figures humaines se tenant la main sur la droite - un portrait de famille. Pourtant, à part les personnages portant des costumes Akha avec les motifs rectangulaires uniques, il y avait aussi un homme en uniforme de camouflage et une jeune femme en robe longue avec une fleur derrière l'oreille.
— Qui est-ce ?
Il désigna la silhouette du soldat, curieux.
— C'est le capitaine Phupha.
— Pourquoi est-il sur le dessin ?
— Papa m'a dit que le capitaine nous aide toujours, alors il fait partie de la famille, répondit le garçon honnêtement.
— Et qui est cette femme ?
Il montra du doigt l'autre silhouette qui se distinguait des autres.
— Kru Fun.
Le nom qui sortit de la bouche d'Ayi lui rappela vaguement que Thorfun avait écrit sur la famille Akha d'un étudiant qui l'avait prise sous son aile pendant son séjour à Pha Pan Dao. Ils lui avaient dit de les appeler ada (papa) et ama (maman).
— Kru Fun te manque ?
Il ne savait pas ce qui le poussait à demander ça. Les yeux innocents du garçon le rendaient malheureux. Est-ce qu'ils savaient que leur professeur bien-aimé ne pourrait jamais revenir... pas dans cette vie ?
Ayi hocha la tête.
— Oui. Mais elle a promis qu'elle reviendrait dès qu'elle le pourrait.
La réponse du garçon lui fit froid dans le dos. Il attendait en vain.... sans aucun miracle. Thien leva distraitement la main pour toucher le côté gauche de sa poitrine. En fait, elle était revenue parmi eux, mais seulement sous la forme de ce "cœur ".
— Kru... Kru See Thien !
Celle qui l'avait appelé était la fille qui lui avait donné ce nouveau surnom. La toute petite courut vers lui.
— C'est fait !
Les deux mains souillées lui tendirent son œuvre dont elle était fière.
Thien fronça les sourcils en voyant exactement les mêmes personnages que ceux qu'Ayi avait dessinés.
— Qui sont ces personnages ?
— Mee Ju, expliqua la petite en se montrant du doigt, puis elle désigna le garçon plus grand à côté d'elle. P'Ayi…
Elle commença à montrer du doigt chaque figure dessinée en lignes inégales.
— C'est papa, maman, Capitaine Phupha, et Kru Fun.
Donc, ces deux-là étaient frères et sœurs. Le citadin comprit qu'il ne pouvait pas vraiment dire qui était lié à qui puisqu'ils se ressemblaient tous. Il les croirait si on lui disait que tout le village était cousins.
— Ayi, Mee Ju. Maintenant que vous avez rendu vos devoirs, vous pouvez rentrer chez vous. Je vous verrai demain, d'accord ?
Mee Ju fit un grand sourire, heureuse, et se retourna pour parler à son frère dans leur dialecte natal. Ayi leva les mains pour saluer le nouveau professeur et prit la main de sa sœur quand ils partirent. C'est dans l'après-midi que l'autre douzaine d'enfants termina enfin sa tâche.
— Vous avez terminé tôt, dit l'un des rangers en jetant un coup d'œil à la classe vide.
Thien sourit d'un air penaud. Comment pouvait-il lui dire qu'il n'avait préparé aucun matériel ?
— La première leçon commence demain. Mais... est-ce que les gardes militaires sont vraiment nécessaires ? demanda-t-il au sujet de la question qu'il se posait.
Le jeune ranger resta silencieux comme s'il réfléchissait.
— Nous sommes à la frontière. Ce n'est pas un endroit qu'on peut qualifier de 'sûr'.
Cette réponse vague ne le dérangea pas. Thien rassembla tous les papiers et choisit quelques manuels dans l'armoire pour les ramener chez lui. Il quitta l'école avec les deux rangers qui le ramenèrent chez lui avant de retourner à la base opérationnelle située à des kilomètres de là. Notes :1/ Le terme "nong" est un terme neutre, qui signifie "petite sœur" ou "petit frère". C'est un terme d'affection pour montrer la familiarité avec une personne plus jeune que vous, même s'il s'agit d'étrangers. 2/ La pâte de piment populaire dans le Nord. Nam prik signifie "pâte de piment". 3/ Le premier alphabet de la langue thaïlandaise est le ก (Gai - poussin) et le dernier le ฮ (Nokhook ou hibou). Le système est similaire à celui qui consiste à dire A-Antilope et Z-Zèbre. 4/ La plupart des Thaïlandais ont du mal à se souvenir de tous les alphabets dans l'ordre. 5/ Le mot "See Thien" signifie "crayon" en langue thaïlandaise. En thaï, qui est un système d'écriture abugida ou alphabétique, les mots se prononcent de la même façon, mais s'écrivent différemment. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 553
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| Johanne Mar 27 Aoû 2024 - 14:09 Chapitre 6 La main fine de Thien poussa la porte de fortune en bambou tressé. Même s'il en était dégoûté, son corps avait exigé d'aller aux toilettes. Il se précipita dehors et prit une grande bouffée d'air frais. Chaque fois qu'il s'asseyait sur les latrines, il devait retenir sa respiration. Pourquoi devait-il souffrir autant ?
Il retourna à l'avant de la hutte, voulant prendre sa serviette pour prendre un bain dans la jarre en terre, car il faisait plus chaud dans l'après-midi. Il s'arrêta brusquement lorsqu'il aperçut la grande silhouette en pantalon de camouflage et t-shirt vert kaki qui se baissait pour ramasser des morceaux de papier emportés par le vent qui avaient atterri au milieu des marches.
Le capitaine brandit un dessin réalisé par les élèves Akha. Le beau visage bronzé leva la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de l'enseignant et ses lèvres se soulevèrent en un sourire.
— C'est la première fois que je vois un professeur sécher son propre cours.
Thien lança un regard furieux à l'homme qui lui adressait toujours une remarque sarcastique.
— Aujourd'hui, c'était le jour des "présentations". La classe commence demain.
Ces sourcils épais et droits se froncèrent. Le capitaine était sceptique, pensant que le jeune homme était incompétent. Il tendit les dessins tombés du balcon à l'enseignant novice.
— Je peux connaître le programme que Kru See Thien prévoit pour les enfants ?
Le citadin se retourna lorsque l'officier le taquina avec son nouveau surnom. Peut-être que le devoir des deux rangers n'était pas seulement de monter la garde mais aussi de l'espionner. Il n'y avait pas d'autre moyen pour que le chef de la caserne apprenne à propos de la classe aussi rapidement.
— Vous êtes le directeur ou quoi ? Pourquoi je dois vous faire un rapport ?
— Vous pensez que vous pouvez simplement jouer avec l'enseignement ? Si votre enseignement n'est pas assez bon, je vous expulserai.
La voix basse et profonde semblait être sérieuse et les nerfs de Thien craquèrent.
— Ok, je n'ai pas de programme d'enseignement pour le moment ! C'est ce que vous vouliez entendre pour pouvoir me mettre dehors, n'est-ce pas ?
— Pourquoi vous êtes venu ici ?
Le capitaine Phupha énonçait chaque mot en regardant intensément les yeux marron clair têtus.
Comme si je voulais rester ! Le matelas était dur comme de la pierre. Les moustiques étaient sauvages. La nourriture était mauvaise. Si la vie en ville ne l'avait pas ennuyé, il n'aurait pas concocté ce plan stupide. Tul avait raison. Il était coincé à la maison depuis bien trop longtemps et avait perdu la tête. Au diable le "monde différent" ! Il ne lui apportait que des ennuis et des maux de tête !
Thien se mordit les lèvres et frôla l'épaule de l'officier massif en montant les escaliers. Le capitaine se retourna et lui cria.
— Faites-moi savoir quand vous aurez fini de faire vos bagages, je vous enverrai en ville avec un chauffeur.
Et j'en aurai fini avec ce fardeau ! cria Phupha dans sa tête, en colère comme il ne l'avait jamais été auparavant. Il croisa les bras et prit une profonde inspiration, comptant de un à cent dans les escaliers jusqu'à ce que les bruits dans la hutte se soient calmés après que le plus jeune homme ait fini de jeter des choses ici et là. Il s'arrêta un moment, incertain, et décida de vérifier ce que faisait l'autre homme.
Il s'arrêta lorsqu'un morceau de papier émietté, emporté par le vent, heurta le bout de son pied. Le regard intense se porta sur l'étroit balcon et vit quelques manuels scolaires ouverts ainsi qu'un bloc-notes rempli de gribouillages en thaï et en anglais.
Il n'avait pas besoin de mots compliqués pour décrire ce qu'il voyait et réalisa qu'il voyait la preuve des efforts d'un homme.
Phupha n'avait jamais eu envie de se gifler auparavant. Il se pencha pour ramasser le morceau de papier froissé et entra rapidement dans la hutte.
Thien se tenait immobile, dos à l'autre homme. Pourtant, ses fines épaules tremblaient... et ce n'était pas à cause du froid.
Le plus jeune homme regardait le sac à dos qui était à moitié rempli de ses vêtements et de ses affaires personnelles. Sa main droite tenait un cahier pastel sur le côté, un objet qui ne correspondait pas vraiment à sa personnalité.
Thien serra le journal de Thorfun jusqu'à ce qu'il se plie. La vie paisible et heureuse dans la campagne décrite dans ce journal lui rappelait qu'il n'était qu'un loser. Peu importe où il allait, il ne se sentirait jamais chez lui et ne serait jamais aussi heureux qu'elle.
— Je n'aurais pas dû venir ici.
Il était un simple étranger venu de la ville... ne convenant pas à cette vie simple et rurale.
— Je ne voulais pas que tu te sentes comme ça, dit doucement le capitaine Phupha.
— Mais vous aviez raison... Je suis tout sauf un professeur. Chaque fois que quelqu'un m'appelle professeur, vous savez à quel point je me sens accablé !
Thien perdait le contrôle de ses émotions. Il savait que ses paroles trahissaient l'amateurisme dont il faisait preuve.
Une minute s'écoula pendant laquelle ils restèrent silencieux. Thien se rendit compte que la grande silhouette faisait un pas pour se placer derrière lui. Le jeune capitaine se pencha et ses belles lèvres épaisses murmurèrent quelque chose juste au-dessus de la pointe blanche de son oreille.
— Tu n'as pas besoin d'être un "professeur". Essaye d'être un "frère" pour eux. C'est à toi de décider si tu veux les considérer comme ta famille.
— Mais les enfants ont besoin d'un vrai professeur, comme les autres volontaires de la fondation qui ont fait le travail.
— Tu n’as pas à être comme les autres.
Phupha prit une main mince dans la sienne et y posa le papier froissé.
— Avec toutes tes connaissances et compétences, je suis sûr que tu sais plus que réciter A, B, C.
Thien ne put s'empêcher de sourire à cette taquinerie.
— Tu ne sais rien de moi. Je ne peux même pas mémoriser l'alphabet thaïlandais.
— Combien d'enseignants volontaires sont déjà venus ici ? Je crois que les enfants connaissent tous les alphabets mieux que toi.
Tous les enseignants volontaires qui étaient venus dans la région avaient toujours commencé par les lettres Gor Ghai (un poulet) à Hor Nokhook (un hibou). Certains n'avaient pas terminé un mois avant de faire leurs valises et s'étaient enfuis avant même que les enfants ne sachent épeler un nouveau mot.
Le capitaine serra la main fine.
— Ils ne viennent pas en classe pour passer un examen. Ce n'est qu'une toute petite chance pour eux de découvrir le monde extérieur et d'avoir une expérience pratique avec des volontaires comme toi. Donc, se dire enseignant ou non n'a pas vraiment d'importance.
Thien retira sa main de la poigne chaude de l'officier qui commençait à prendre une place dans son cœur, se sentant embarrassé.
— Pourquoi tu me fais un long discours ? Tu ne veux pas que je parte, n'est-ce pas ?
Il lança une réplique par habitude, mais l'autre homme resta stupéfait comme s'il avait été frappé par une malédiction.
Phupha se racla la gorge comme si quelque chose s'y était coincé.
— Bien sûr que non. Cela coûte très cher au budget de l'armée d'aller chercher ou de renvoyer quelqu'un.
Thien renâcla. Le capitaine ne portait jamais son cœur sur ses manches, alors il se retourna pour faire face au type.
— D'accord, je ne pars pas.
Il détourna les yeux du regard intense.
— Et c'est parce que j'ai pitié d'une pauvre baraque comme la vôtre.
Phupha affichait un visage sévère à en devenir engourdi, car il ne voulait pas que le morveux le voie sourire. Il regarda la forme élancée retourner déballer ses affaires tranquillement pendant un moment, puis marmonna tout bas.
— Dépêches-toi. Je t’emmène au marché.
Les yeux du garçon s'illuminèrent alors qu'il se retournait et regardait le soldat, oubliant la tâche à accomplir. Il n'aimait pas vraiment les endroits malodorants comme les marchés, mais il ne voulait pas blesser le capitaine et ne voulait pas que l'invitation soit vaine.
— Allons-y maintenant. Je suis prêt.
Il se leva d'un bond et poussa le large dos vers la porte.
Le capitaine Phupha secoua la tête en signe d'exaspération devant le changement d'humeur du jeune homme, mais il sortit de la hutte comme on lui avait dit.
Thien n'était qu'un garçon - un garçon qui n'était pas trop difficile à gérer, après tout.
La moto hors d'âge, modèle "mère au foyer", était garée à l'ombre d'un grand arbre devant le logement de l'enseignant bénévole. Phupha la dégagea, se mit à califourchon et démarra agilement le moteur. Quand il vit que celui qui voulait aller voir du pays restait immobile, il tapota le dossier du siège en guise de signal.
— Monte. Qu'est-ce que tu attends ?
Thien grimaça. À lui seul, l'officier occupait presque tout l'espace. S'il prenait le siège arrière, il n'y aurait plus d'espace entre eux et ils pourraient juste devenir un seul corps, ou alors il tomberait de la moto sur les fesses.
— Est-ce que je serai encore en vie quand on arrivera au marché ? marmonna-t-il et l’ouïe fine du capitaine le perçut.
— Arrête de pleurnicher. Il n'y a pas de limousine pour toi au milieu de la jungle. Si tu veux venir, monte sinon rentre dans la maison !
— Je sais, je sais ! Arrête de me donner des ordres !
Thien n'arrivait pas à imaginer ce que ce serait d'être la femme de cet homme. Phupha était trop sévère et autoritaire pour attirer les femmes de toute façon. Peut-être serait-il mieux s'il épousait une des recrues de sa troupe. Thien maudit l'homme dans son esprit avant de chevaucher l'espace vide à l'arrière de la moto.
Phupha tourna les poignées de l'accélérateur, et le véhicule se mit à avancer. C'était trop rapide pour que le passager puisse tenir en équilibre, et Thien cria fort avant de se recroqueviller et de se tenir fermement autour de la taille du capitaine. Il ne savait pas s'il hallucinait, mais il entendit un faible grondement de rire dans la brise.
Frustré d'avoir perdu son sang-froid, le citadin BCBG enfonça ses dix doigts dans les abdos durs et tendus du conducteur.
— Ça fait mal.
Phupha fronça les sourcils et lâcha une main de la poignée pour tirer sur celles qui lui pinçaient le ventre, et leurs mains luttèrent jusqu'à ce que le véhicule manque de déraper et de s'enfoncer dans la forêt. Le commandant gronda le jeune homme.
— Arrête de faire l'idiot. Si tu veux à ce point devenir un esprit de la forêt, je vais t’en donner l'occasion !
Thien afficha un visage ironique, se redressa et cria à l'oreille de l'officier.
— Oh mon... J'ai tellement peur, capitaine !
Phupha laissa échapper un autre gros soupir qui lui donna l'impression que ses poumons se vidaient de leur air. Sa durée de vie serait de 20 à 30 ans plus courte si ce morveux restait pour terminer son semestre.
— Reste assis.
Il émit un ordre simple et enferma les mains fines de Thien dans sa main libre pour les plaquer contre son estomac.
La route escarpée et sinueuse était rocailleuse et cahoteuse. Thien en eut assez de devoir s'asseoir droit, alors la tête galbée aux cheveux bruns soyeux reposa contre la large épaule. L'odeur du soleil brûlant qui entourait le jeune capitaine le calmait et le sécurisait.
Les yeux en amande regardaient sans but la vue verdoyante qui se déplaçait à la vitesse de la moto. Les vues pittoresques des plantations de fleurs d'hiver qui cascadaient et s'étiraient vers l'horizon sur les collines vallonnées n'avaient pas de prix. Lorsque les villageois qui travaillaient dans la ferme et les plantations entendaient le moteur familier, ils levaient les yeux et faisaient signe au grand officier pour le saluer.
Les lèvres fines sourirent lorsque Thien se souvint d'une ligne du journal de Kru Thorfun.
“Nous ne sommes pas parents, mais nous sommes de la même famille.
On peut trouver la terre du bonheur n'importe où. Tout dépend si nous y prenons part.”
La route principale était une route goudronnée à deux voies qui reliait de nombreux quartiers. Elle avait été construite selon le souhait de Sa Majesté le roi Bhumibol, ou roi Rama IX, d'encourager les communautés des régions reculées à être autosuffisantes. Il avait lancé des "projets royaux", en commençant par des stations agricoles royales pour expérimenter des espèces végétales d'hiver. Des experts avaient été envoyés pour apprendre aux tribus des collines à cultiver des plantes industrielles pour remplacer les plantes addictives. Le défunt roi(1) avait également ordonné aux secteurs gouvernementaux d'apporter un soutien continu aux projets.
Ils arrivèrent à une intersection avec un panneau en bois avec des lettres peintes en blanc "Kaad Huay Nam Yen" ou la place du marché Huay Nam Yen(2) avec une flèche pour donner une direction. La moto prit un virage et roula pendant trois kilomètres avant d'atteindre sa destination.
On pouvait trouver ce marché humide dans les villes de Thaïlande. Il y avait des stands d'alimentation où les gens s'asseyaient pour prendre de bons repas et des stands qui posaient des tables en plastique sur le sol pour vendre leurs produits. Ce que l'on voyait de façon particulière, c'était les tribus des collines avec des paniers sur le dos remplis de fruits et légumes frais qu'elles descendaient à pied pour les vendre sur ce marché.
Thien, qui marchait aux côtés du capitaine, s'arrêta en chemin lorsqu'il aperçut la forme familière, grande et mince, qui leur faisait signe au loin. Le capitaine Dr. Wasant, dans son uniforme vert avec trois étoiles et l'emblème de l'armée sur le revers, bondit hors de la Jeep officielle qu'il conduisait depuis le matin pour aller travailler dans le centre de Chiang Rai.
L'enseignant volontaire jeta un coup d'œil à l'homme à côté de lui.
— Tu as déjà rendez-vous avec le docteur Nam. Pourquoi avoir pris la peine de m'emmener ?
Phupha croisa le regard qui brillait comme un tigre et laissa échapper un lourd soupir exaspéré.
— Je ne lui ai pas demandé de nous retrouver ici. Il est venu de sa propre initiative. J'avais l'intention de t’emmener au marché aujourd'hui.
— Est-ce que j'entends des choses ?
Thien roula un doigt dans son oreille comme s'il ne croyait pas ce qu'il entendait.
— Toi, tu voulais m'emmener dehors ?
— Oui. Tu devrais acheter de quoi faire des repas simples et ne pas attendre la livraison de la maison de Khama Bieng Lae.
La réponse fit se volatiliser tous les bons sentiments.
— Je ne sais pas cuisiner.
— Maintenant tu ne peux pas, mais tu dois essayer. Tu ne peux pas rester assis à attendre que quelqu'un te serve comme…
Le capitaine Phupha se tut avant de glisser les derniers mots et changea de sujet.
— Continue à cuisiner. Tu t’y habitueras.
Le docteur Wasant arborait un sourire amusé sur son visage alors qu'il s'approchait des deux qui étaient au milieu d'une discussion animée.
— Quoi ? Vous allez cuisiner tous les deux ? Devrais-je venir ce soir pour manger un morceau ? Je ne suis pas en service.
— Non, je ne vais pas...
Avant que le citadin ne finisse sa phrase, Phupha enroula son bras autour du cou de Thien et mit sa main sur sa bouche.
— Nous allons dîner chez Kru Thien, d'accord, dit Phupha, en entraînant le jeune homme vers le marché, laissant derrière lui le médecin militaire renfrogné.
Wasant fut surpris de voir les deux hommes se rapprocher plus qu'il ne l'avait prévu.
Finalement, Thien se libéra de la forte étreinte du capitaine. Il lança un regard vengeur.
— Tu as perdu la tête ? Tu sais que les œufs à la coque que j'ai fait se sont cassés ! Je ne sais pas comment faire cuire du riz ! Tu veux me faire mourir de faim, c'est ça ?
— Aujourd'hui, tu vas apprendre à cuisiner.
Le commandant verrouilla sa main autour du poignet fin, de sorte que le jeune homme ne pouvait pas se détacher. Il l'emmena avec lui, ignorant les protestations de Thien.
Un vendeur sortit de la sauce de poisson, de l'huile de cuisson, du sel et du sucre dans des sacs en plastique à l'arrière d'un pick-up converti en petite épicerie. Phupha désigna des assiettes et des ustensiles et le vendeur en mit deux ensembles dans un sac en plastique.
Thien tapota son portefeuille fin, se demandant si les magasins du coin acceptaient les cartes de crédit. Le vendeur leur indiqua les prix qui étaient plus chers que ceux du centre-ville car les vendeurs devaient ajouter le coût de l'essence pour le transport dans les calculs. Dès qu'il vit le capitaine Phupha sortir quelques billets de banque, il protesta.
— Hé, non, non. Arrête ça. C'est moi qui paie.
Mais il se tut instantanément quand le grand capitaine répondit.
— Tu reçois toujours de l'argent de tes parents, alors laisse l'adulte payer.
Le plus jeune fils de la famille Sophadissakul haussa nonchalamment les épaules. Très bien alors, puisque tu le demandes ! Mais trois secondes plus tard, il devint furieux.
— Que fais-tu quand un aîné te donne quelque chose ? demanda Phupha d'un ton neutre.
— Je vais payer.
Il prit son portefeuille et en sortit un billet de 500 bahts.
— C'est si difficile de lever tes deux mains ?
Ce n'était pas seulement Thien qui était déconcerté. Même le docteur Wasant, qui connaissait le capitaine depuis longtemps, resta sans voix. Son ami était un homme de caractère qui ne mâchait pas ses mots, l'homme viril typique qui ne prêtait pas attention aux détails insignifiants, surtout lorsqu'il s'agissait de manières. Les yeux aiguisés se rétrécirent, réfléchissant, et les rouages de son esprit travaillèrent silencieusement pour assembler les choses.
Le nouveau professeur serra les poings et se détendit, et le fit à plusieurs reprises pendant un moment avant de décider de baisser la tête et de claquer les paumes de ses mains pour faire un rapide wai.
— Tu es content maintenant Capitaine ? lança-t-il.
Les lèvres de Phupha se retroussèrent en un léger sourire et il tendit le sac en plastique à Thien, puis lui prit la main et recommença à le traîner. Ils s'arrêtèrent pour acheter du riz, des œufs - des frais et des saumurés; ainsi que du bœuf séché et salé qui pouvait être conservé pendant un certain temps. P'Docteur Nam ne laissa pas passer l'occasion et il paya pour Thien afin d'obtenir un magnifique wai du garçon.
— Prends aussi ce truc.
Thien pointa du doigt les nouilles instantanées aromatisées.
— Si tu manges trop de glutamate monosodique, ton cerveau va rétrécir.
— Tu penses que je ne devrais manger que des oeufs et du riz bouilli tout le temps ?
— Aujourd'hui, tu achètes des légumes à cuisiner. La prochaine fois, tu pourras demander des légumes cultivés dans le jardin de Khama Bieng Lae et les faire bouillir.
— Capitaine Phupha, es-tu en fait un employé du département de la santé publique ?
Il commençait à perdre son sang-froid pour de bon vu que l'autre homme lui imposait tant de restrictions. Il n'était même pas son père ou son frère.
La troisième personne qui assistait au concours de regards insistants intervint.
— Allez, Phu. Fais-moi confiance, je suis médecin. Même si Thien mangeait dix paquets de nouilles instantanées, son cerveau irait bien.
— … Très bien.
Finalement, le capitaine méticuleux permit à Thien d'acheter deux paquets de nouilles instantanées saveur porc. Mais lorsqu'il tendit les paquets de nouilles au jeune homme, Thien grimaça encore plus. Ses sourcils épais se froncèrent. Pourquoi est-il si difficile à satisfaire, ce petit morveux riche ?
— Quoi encore ?
— Rien.
Thien donna une réponse courte et dédaigneuse. Peu importe ce que le docteur Nam disait, le capitaine suivait toujours ses paroles. C'était ennuyeux et contrariant.
— On a fini ? Je veux rentrer à la maison.
Voyant Phupha acquiescer, Docteur Wasant saisit le sac dans la main de l'enseignant volontaire pour le porter à sa place.
— Thien peut venir avec moi pour qu'il puisse avoir un trajet confortable, sans avoir à se serrer dans le même espace qu'un monstre comme toi.
Thien accepta instantanément car il avait peur que les deux amis ne profitent de l'occasion pour monter ensemble dans la voiture et le laissent prendre la moto.
Le capitaine regarda le garçon de la ville enrouler son bras autour du docteur et l'entraîner avec un regard aigre sur son visage... comme s'il avalait le plus amer des cactus.
… Tu es venu avec moi. Pourquoi tu ne rentres pas à la maison avec moi, alors ?
Même si le capitaine Dr. Wasant, était un bon interlocuteur, Thien se sentait mal à l'aise de partager un trajet seul avec lui. Peut-être n'était-il pas certain de la nature de la relation entre les deux capitaines - s'ils étaient plus que de bons amis. Le chauffeur fredonnait une chanson country à la radio.
— Je n'ai pas eu l'occasion de demander... Vous êtes ici depuis quelques jours. Vous vous sentez à l'aise avec tout ça ?
— Tout va bien. Je vais bien.
Le jeune médecin se tapa le genou comme si quelque chose lui venait.
— Je le savais ! Le capitaine Phupha a pris le rôle d'un gardien et a tout préparé - en ordonnant à un soldat de mettre l'eau dans la jarre en terre pour vous et en vous emmenant faire les courses.... Si c'était un autre enseignant masculin, il s'en ficherait complètement. C'est pourquoi tant de volontaires avant vous ont fait leurs valises et sont partis.
Thien se tourna pour regarder le visage clair et radieux de l'homme à côté de lui.
— Vous et le capitaine semblez proches.
— Eh bien, c'est normal que nous soyons proches. Je le connais depuis la première fois que nous avons rejoint l'unité. Une fois qu'il a été réaffecté aux frontières, j'ai demandé un transfert aussi parce que j'avais peur qu'il n'ait pas de compagnon de boisson.
Wasant rit de bon cœur et posa une question piège.
— Et vous ? Vous avez déjà rencontré ce bâtard ? Je me suis souvenu que le soir de votre arrivée, nous regardions un match de boxe à la télé. Dès qu'il a reçu ce coup de fil, il s'est levé et est parti en courant avec sa moto pour vous voir.
Le fils d'un ancien général avait la chair de poule sur tout le corps. Ses intuitions et les probabilités s'affrontaient dans sa tête. Si sa famille avait détecté sa position, pourquoi n'avaient-ils pas envoyé quelqu'un pour le ramener ?
— Avez-vous une idée de qui a passé l'appel au capitaine ?
— Il a dit 'papa'. Mais pour autant que je me souvienne, son père est décédé il y a longtemps.
Thien força un sourire. Il craignait que ce ne soit "son" père.
— C'est vrai ? Je ne l'ai jamais rencontré avant mais j'ai entendu parler de lui par quelqu'un que je connais.
Le docteur haussa ses épais sourcils, sa curiosité s'aiguisant.
— Qui ça peut être ?
— Thorfun.
Le nom qui sortit de sa bouche fut suivi d'un silence total.
— Oh, Kru Thorfun.
La voix du docteur Wasant se tut après quelques instants.
— … Qu'elle repose en paix. Phupha et moi voulions nous joindre à la cérémonie de chant lors de ses funérailles mais la fondation nous a dit que sa tante avait déjà incinéré son corps à la hâte.
L'homme qui avait admis connaître la jeune femme hocha la tête.
— Je sais. Sa tante n'est pas une bonne personne.
Il se souvenait encore de la frustration de s'être disputé avec la méchante tante.
— Ne me dites pas que vous êtes devenu professeur bénévole à cause de Thorfun, dit le docteur Wasant, taquinant le jeune homme. … Si elle était encore en vie, cela deviendrait un tragique 'triangle amoureux' !
Un triangle amoureux entre le docteur, Thorfun et le capitaine ! Thien avait envie de crier sur l'autre homme.
— Eh bien, certainement pas avec moi dedans.
Wasant jeta un coup d'œil au beau visage, au teint clair, au nez droit à la pointe légèrement inclinée et aux lèvres en forme d'arc de cupidon du nouveau professeur, et ses lèvres se crispèrent en un sourire complice.
— Ne vous inquiétez pas. Quelqu'un comme Kru Thorfun n'était pas vraiment le type de Phu.
— … Mais quelqu'un comme vous ?
Le jeune homme eut envie de se gifler dès que les mots quittèrent ses lèvres. Le docteur écarquilla les yeux comme s'il était en état de choc. Cinq secondes plus tard, il éclata de rire.
Thien entendit un léger murmure de la part du docteur avec un gloussement... C'était quelque chose comme '...bon' avant qu'il ne se calme avec un grand sourire sur le visage.
— Vous devez lui demander vous-même.
— Je ne suis pas si curieux !
— Très bien, très bien. Donc vous n'êtes pas si curieux que ça. Parlons d'autre chose, d'accord ?
Wasant changea de sujet, craignant que le jeune homme grimaçant ne lui morde le cou s'il continuait à insister.
La Jeep s'arrêta devant une route étroite - la même route que celle empruntée par le Ssg. Yod pour conduire Thien à son logement. Le jeune médecin l'aida à porter les sacs remplis de marchandises du marché à la cabane. Il dit ensuite à Thien qu'il retournait au camp pour se changer en tenue décontractée, et qu'il reviendrait dès qu'il le pourrait.
Thien s'assit sur le plancher sous la hutte, attendant le Capitaine Phupha, et regarda les ustensiles de cuisine qui étaient placés à l'envers, se sentant fatigué. Peut-être devait-il se résoudre à manger des nouilles instantanées tous les jours à partir de maintenant.
Le moteur rugit au loin, et le son se rapprocha en montant la côte. Bientôt, la moto de la “mère au foyer” apparut. Le grand officier descendit et se dirigea vers la cabane avec d'autres sacs de fournitures qu'il avait encore achetés après le départ de Thien.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Les sourcils épais se tordirent en arc lorsqu'il capta le regard vif et intense du plus jeune homme.
— Je voulais juste te regarder. C'est un problème ? rétorqua le jeune homme gâté.
Phupha secoua la tête, se murmurant à lui-même qu'il n'aurait pas dû demander. Il essaya de l'ignorer, posant les sacs et sortant le brasero. Une fois qu'il eut terminé, le capitaine fit signe au jeune homme de s'approcher.
— Je vais te montrer comment allumer le feu et tu pourras faire bouillir l'eau pour le bain.
En entendant parler d'un bain chaud, Thien se leva d'un bond. Il ne fut pas contrarié lorsque Phupha lui demanda d'aller chercher les objets, et le fit même avec enthousiasme.
Lorsque tout le matériel fut prêt, le capitaine lui demanda de mettre du bois de chauffage sous le brasero. L'officier pointilleux prit une torche faite d'huile de Dipterocarpus alatus mélangée à de l'écorce de Cajeput, enveloppée dans une spathe de noix d'arec mûre, et utilisa un briquet pour allumer le feu à l'extrémité.
Il planta la torche dans le bois de chauffage et demanda à l'observateur d'aider à attiser le feu. La flamme jaillit et brûla les bois jusqu'à ce qu'ils deviennent blancs. Les yeux de Thien s'écarquillèrent d'excitation. Au camp des scouts, ils utilisaient un réchaud à gaz pour chauffer les choses, donc personne n'avait vraiment fait l'expérience d'un brasero classique comme celui-ci.
— As-tu déjà fait cuire du riz avec une poutre transversale ? Ou versé l'eau de la marmite ? demanda le jeune capitaine et la réponse immédiate fut un rapide mouvement de tête.
Il laissa échapper un long soupir avant de donner un ordre.
— ... Va chercher un seau d'eau.
Thien utilisa un seau en plastique et prit l'eau dans la jarre en terre à l'arrière de la hutte. Le capitaine qui, selon lui, ne savait pas cuisiner, commença à lui apprendre comment laver le riz avant de le préparer.
Il suivit les instructions verbales, en commençant par mesurer le riz qu'ils avaient acheté et en le mettant dans la marmite en aluminium bosselée, en y mettant de l'eau, en faisant tourner doucement le riz avec la main plusieurs fois, et en vidant l'eau blanche trouble de la marmite. Le processus fut répété une fois de plus jusqu'à ce que l'eau trouble du riz devienne plus claire. Puis, il remplit d'eau les trois quarts de la marmite et la posa sur le brasero.
— Pourquoi tu l'appelles "cuisson du riz avec une poutre transversale" ? Est-ce que ça ne va pas se transformer en riz bouilli ? demanda le garçon de la ville en raison de son inexpérience.
Phupha ramassa une tige de bambou coupée en deux et longue de 60 cm qui reposait contre la marmite et la brandit.
— C'est une poutre transversale. Lorsque le riz est à peu près cuit, vous insérez la poutre dans le porte-couvercle et les poignées pour les maintenir en place. Ensuite, vous videz l'eau avant que le riz ne devienne mou et devienne du riz bouilli comme vous l'avez demandé.
Quinze minutes plus tard, l'agent laissa Thien ouvrir le couvercle et faire mousser le riz avec une spatule avant de le ramasser pour vérifier. Si le riz est duveteux et non durci, il est bien cuit. Phupha fit une démonstration de l'utilisation de la traverse en la glissant sous le couvercle et les poignées, puis il souleva la marmite pour évacuer l'eau bouillante.
Lorsqu'il ouvrit le couvercle, de la vapeur chaude en sortit, révélant le riz cuit, moelleux et prêt à être mangé. Les lèvres de Thien se fendirent d'un large sourire, se sentant étrangement fier de lui.
— … Ce n'est pas si difficile.
L'instructeur ricana.
— Attends de le cuire et de ne pas te retrouver avec du riz brûlé.
— Ne me sous-estime pas.
— C'est mieux que de te surestimer. Maintenant, passons aux plats avant que le médecin ne soit là.
La première partie de la phrase n'agaça pas Thien, mais la dernière partie lui donnait envie de jeter un sac de riz sur l'officier.
Tout ce qui intéressait le capitaine, c'était le médecin. Une jolie fille comme Thorfun avait un amour non partagé, non pas parce qu'elle n'était pas assez bien, mais parce qu'elle ne savait pas qu'elle était tombée amoureuse d'un "gay" !
— On n'a pas assez de sucre.
Phupha regarda le sucre vendu en portion dans un sac en plastique et regarda le plus jeune homme, perplexe devant cette déclaration énigmatique. Thien ricana.
— Je pensais que vous alliez cuisiner des plats sucrés..... comme des légumes sautés sucrés ou une soupe sirupeuse.
— Qu'est-ce que tu racontes comme bêtises ? Met la casserole sur le feu, Kru See Thien.
Le jeune capitaine donna un ordre sévère et le jeune homme lui fit un salut moqueur.
Le docteur Wasant arriva à la cabane du professeur une demi-heure plus tard car il avait eu peur qu'une guerre éclate au milieu de la cuisine. Il était habillé d'un simple t-shirt, d'un pantalon et d'une paire de tongs, et avait accéléré la moto pour atteindre sa destination le plus rapidement possible. Pourtant, ce qu'il voyait devant lui, c'était une scène de deux amoureux qui se chamaillaient et qui cherchaient à s'énerver l'un l'autre.
Le médecin se gratta la nuque, ne sachant pas comment se comporter. Il ne savait pas s'il devait intervenir ou les laisser faire pour saluer plutôt les villageois.
— Je suis arrivé au mauvais moment, se marmonna-t-il à lui-même en plaisantant.
Malheureusement, le capitaine Phupha qui s'était retourné pour ramasser les assiettes aperçut le docteur et l'appela.
— Viens et assieds-toi, doc !
Wasant qui suivit l'ordre à contrecœur regarda les plats sur le sol - du riz, de la gloire du matin (3) sautée, noircie et flétrie, une soupe ordinaire à la courge, et une assiette d'omelette brûlée que son meilleur ami venait de poser. L'invité se mit à transpirer à la vue de la nourriture.
— Ils ont tous l'air... délicieux.
Phupha jeta un regard en coin à son ami, reconnaissant le sarcasme.
— Eh bien, tu as demandé un repas cuisiné par Nong Thien. Le voici.
— Alors... si je finis tout, ne pleurniche pas après.
Le médecin regarda dans les yeux de l'homme qui détourna le regard comme s'il était rongé par une mauvaise conscience.
Thien regarda les deux hommes avec perplexité, ne comprenant pas pourquoi ils se disputaient. Il baissa les yeux sur le repas qu'il avait préparé et se sentit résigné, mais il haussa les épaules. Il n'y avait rien à faire. Il ne savait pas cuisiner et le résultat semblait assez comestible.
— Vous avez faim, p'Doc ?
— Oui, j'ai faim... mangeons !
Wasant répondit et mit avec enthousiasme le riz dans les assiettes, ignorant le regard intense de son grand ami.
Le riz moelleux cuit par la méthode des poutres transversales commençait à durcir un peu mais il était encore assez chaud pour être mangé. Le docteur utilisa une fourchette pour ramasser la gloire du matin et la mettre dans sa bouche en guise d'entrée. Il s'étouffa avec et commença à tousser violemment. Il força tout de même un sourire au nouveau chef qui le regardait avec impatience.
— C'est assez bon, Nong Thien. Mais je pense que c'est un peu trop salé... Vous avez renversé toute la bouteille de sauce poisson sur les légumes ?
— Il n'a pas renversé la bouteille. Il a fait exprès de verser toute la bouteille.
Phupha intervint et poussa l'omelette vers son ami.
— Mange ça. Je l'ai arrêté avant qu'il ne verse une autre bouteille.
Quel lèche-bottes... Thien fixa les deux officiers et ricana.
— J'avais peur que vous soyez diabétiques.
Wasant laissa échapper un rire sec.
— … Je ne peux pas choisir entre avoir du diabète ou une maladie des reins.
— Tu l’as cuisiné, c'est à toi de finir le reste de l'assiette.
Le capitaine donna un ordre sévère au jeune homme qui lui lança un regard noir.
— Bien !
Thien répliqua et mit dans sa bouche l'encombrante gloire du matin sautée. L'odeur forte de la sauce de poisson et le goût salé explosèrent et rendirent la chose impossible à avaler. Phupha regarda le visage renfrogné du morveux et poussa un long soupir.
Avant que Thien n'ait eu le temps d'avaler le reste du légume, sa cuillère en a heurté une autre au milieu de l'assiette. Le jeune homme regarda le Capitaine Phupha ramasser toute la gloire du matin sautée à la sauce de poisson dans sa propre assiette, la mélangeant avec du riz, et la mâchant avec un regard impassible sur son visage, et il devint sans voix. Le docteur Wasant, qui avait assisté à la scène, siffla.
C'était un geste de gentleman !
Les lèvres fines de Thien s'ouvrirent comme pour dire quelque chose puis se refermèrent. Il baissa la tête, sentant ses joues brûler. Le premier dîner qu'il avait préparé avait soudainement pris une teinte rose maladroite. Même si le médecin de bonne humeur tentait de désamorcer la situation, l'air était lourd de quelque chose d'innommable.
Une fois que les deux convives qui s'étaient invités au dîner eurent fini de laver la vaisselle et de la déposer sur le plateau en fer, ils s'excusèrent pour la nuit. Thien vint leur dire au revoir devant la cabane, regardant partir deux motos de “mères au foyer”, avec l'impression que quelqu'un avait enfin soulevé toute la montagne de sa poitrine.
Le garçon de la ville alluma le reste des bûches dans le brasero. La flamme jaillit soudainement et il rajouta du bois. Il mit la bouilloire sur le feu et monta dans la hutte pour préparer son kit de bain et ses vêtements quand ses yeux aperçurent un sac en plastique sur le cadre de la porte.
Thien attrapa le sac et l'ouvrit, se demandant si la brute avait mis une grenade à l'intérieur. Mais lorsqu'il sortit l'objet, il resta une fois de plus sans voix.
C'était une moustiquaire neuve, propre et fraîche.
Il baissa les yeux sur son propre poignet - celui que le capitaine avait serré contre son estomac - et vit des piqûres de moustiques rougies partout. La chaleur l'envahit et son cœur palpita.
Il se mit à se frotter le visage, ne sachant comment gérer les émotions qui le submergeaient. Notes :1/ Sa Majesté le Roi Bhumibol le Grand est décédé en 2016, après la publication du roman. 2/ Ruisseau Cold Water (eau froide). 3/ Des mornings glory sont des fleurs, également connues en France sous le nom d'ipomée tricolore. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 181
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| Nirlaw Mar 27 Aoû 2024 - 14:09 Chapitre 7 Il était 7h45. Plus tôt dans la matinée, il avait profité du bain chaud qu'il avait fait chauffer et avait oublié l'heure. Le professeur volontaire, qui était en retard pour le second cours, monta la pente en trottinant jusqu'à l'école située sur la falaise. Les élèves étaient déjà alignés, prêts pour le rituel matinal qui consistait à rendre hommage au drapeau et à chanter l'hymne national thaïlandais. D'après ce qu'il avait vu, il manquait au moins cinq élèves.
Il savait que sa méthode d'enseignement était problématique et peut-être que les parents le jugeaient inutile et empêchaient leurs enfants de rejoindre la classe.
Dès que les enfants Akha virent leur Kru See Thien, ils levèrent leurs mains pour faire un wai et dirent "Sawadee" à l'unisson. Thien accepta leurs salutations en faisant le même geste mais avec la main sur la poitrine, en se forçant à sourire même si son cœur se mourait à l'intérieur. En regardant autour de lui, il aperçut deux rangers inconnus qui patrouillaient dans la zone.
Aussitôt que les aiguilles d'une grande horloge murale ronde sonnèrent le chiffre 8, deux élèves s'avancèrent et se tinrent devant le mât du drapeau.
Il n'y avait pas de musique. Pas d'orchestre. Seulement le bruissement des feuilles dans la brise qui créait une mélodie naturelle que seuls quelques-uns avaient la chance d'entendre.
Thien se tenait près du mât de drapeau en bambou, parcourant des yeux les enfants de cette région reculée qui chantaient l'hymne national en harmonie. Pourtant, il resta immobile, déglutissant bruyamment, les lèvres fines s'ouvraient mais seul un léger souffle en sortit.
… Il ne savait pas depuis quand la nouvelle génération avait commencé à croire qu'elle aurait dû avoir honte de montrer du respect à la plus haute institution de la nation.
Mais ici, il n'y avait personne pour le juger.
Inexplicablement, la voix grave d'un jeune homme qui sautait toujours ce rituel matinal à l'école retentit et se mêla à celles de ses élèves. Le drapeau délavé et délabré fut tiré par une poulie rouillée jusqu'au sommet du mât et brandi au-dessus de tout le reste sur cette terre lointaine aux confins de ce pays.
Il ne pouvait pas expliquer ce qu'il avait ressenti après la fin de l'hymne. Tout ce qu'il savait, c'est qu'un lourd verrou dans son esprit avait été déverrouillé et qu'il avait envie de rire aux éclats. Thien prit une profonde respiration et prit une décision. Il se dirigea vers les enfants, un pas plus près et dit d'une voix forte et claire :
— À partir d'aujourd'hui, j'aimerais que tout le monde m'appelle P'Thien.
Le garçon de la ville scruta les visages des enfants qui tombèrent dans un silence complet avant de le fixer à leur tour d'un air perplexe. Soudain, il se sentit découragé.
— P' veut dire grand frère ou grande sœur. Vous connaissez ce mot, non ?
— Pourquoi on ne vous appelle pas Professeur alors que vous êtes notre professeur ? demanda Mee Ju dont le grand frère n'était pas venu en classe. C'était une question qui semblait être dans l'esprit de tout le monde.
… Parce que ce professeur n'avait pas ce qu'il fallait pour être un professeur. Il ne savait pas comment organiser la classe ou planifier les instructions. Il ne savait pas comment aborder les enfants. Les entendre l'appeler professeur ne faisait que souligner le fait qu'il était inutile. La seule raison pour laquelle il avait tenu aussi longtemps était son "entêtement".
Thien leur offrit un sourire penaud et une réponse honnête.
— J'aimerais que tout le monde soit mes… petits-frères et petites-soeurs. Je peux être votre grand-frère ?
Les enfants hochèrent la tête en signe de perplexité, mais ils acquiescèrent.
— Oui, P'See Thien !
L'homme qui avait demandé à être rétrogradé du statut de professeur à celui de frère laissa échapper un lourd soupir avant de conduire les élèves dans la salle de classe. Il découvrit plus tard que l'enseignant précédent s'était surtout concentré sur l'épellation des mots en langue thaï et très peu sur l'anglais. Les enfants avaient seulement appris à citer l'alphabet.
Thien n'avait pas dormi de la nuit et avait décidé à 2 heures du matin que, même s'il ne remplaçait pas un vrai professeur, il pouvait essayer sa méthode, en commençant par la matière qu'il maîtrisait le mieux.
Une main fine griffonna les chiffres arabes avec la prononciation thaïe et il demanda :
— Vous pouvez lire ces nombres pour moi ?
Même si les élèves faisaient quelques erreurs, il avait appris qu'on leur avait enseigné quelques bases. Ensuite, il écrivit un exercice d'addition simple pour qu'ils le résolvent et presque tous échouèrent.
Donc…ils savaient lire les chiffres mais ne savaient pas calculer.
Le professeur novice se gratta l'arrière du cou, en réfléchissant. Il demanda à tout le monde de se rassembler, s'assit en tailleur devant eux et leva ses deux mains.
— Ces deux mains ont dix doigts.
Il compta de 1 à 10 en guise de démonstration, puis serra le poing d'une des mains et leva l'index.
— C'est le numéro un.
Il mit l'autre doigt à côté du premier.
— Mettez un autre doigt avec l'autre, maintenant combien vous avez de doigts ?
Les enfants de la tribu des collines qui voyaient deux index répondirent en même temps.
— Deux !
Thien leva trois doigts de sa main droite et deux de sa main gauche, les ajoutant aux autres.
— Et maintenant ?
— Cinq !
La voix des enfants était devenue plus confiante et il se sentit soulagé.
— Mettre des choses ensemble s'appelle une addition.
Le garçon de la ville montra le symbole de la mini-croix sur le tableau noir et posa une nouvelle question.
— S'il y a cinq doigts comme ça…
Il leva sa main droite et replia deux doigts.
— combien il en reste ?
— Trois !
Thien se sourit à lui-même et durcit la question en levant les dix doigts.
— Maintenant, j'en ai dix.
Il baissa l'auriculaire et l'annulaire.
— Il en manque deux. Et nous avons…
— Huit !
La réponse rapide et correcte l'incita à applaudir la vivacité d'esprit des enfants, même s'ils étaient défavorisés dans tous les domaines imaginables. Il se leva et retourna vers le tableau noir pour rendre l'exercice un peu plus facile.
— Très bien, si vous pouvez donner les bonnes réponses à toutes ces questions, j'ai une récompense pour vous dans l'après-midi.
La forte acclamation dans la classe attira les deux gardes forestiers en patrouille à se retourner et à regarder avec curiosité. Ils virent les enfants compter sur leurs doigts en s'amusant. Certains avaient même levé le pied pour additionner et tout le monde avait ri.
La peau claire du jeune homme, son visage radieux et les vêtements colorés qu'il portait faisaient que Thien se faisait remarquer. Même s'ils avaient entendu parler de lui par le Ssg. Yod et d'autres copains qui avaient rencontré le nouveau professeur volontaire, ce n'était pas comme le rencontrer en personne. Thien avait l'air d'être né avec une cuillère en argent dans la bouche, ce qui les poussait à se demander ce qu''il" faisait dans un endroit comme celui-ci.
Même les personnes aux idéologies les plus fortes qui venaient ici avaient fait leurs valises et étaient parties dès le premier mois si bien que la compagnie avait commencé à parier pour le plaisir sur la durée de vie d'un professeur.
Pourtant, moins de trois heures plus tard, le jeune homme spécial se fondait dans cette scène simple. Les deux rangers se regardèrent et rirent. Ils devraient peut-être faire un nouveau pari sur le gars, sur le fait qu'il réussirait à terminer son mandat de trois mois, car ils pourraient bien gagner !
Trois jours plus tard, les enfants Akha étaient toujours aussi excités par les récompenses de P'See Thien, car dès qu'il y avait une pause, ils pliaient des morceaux de papiers restants en oiseaux de différentes tailles. Au début, P'See Thien voulait faire des origamis d'oiseaux et les donner aux enfants comme récompenses, mais lorsqu'ils lui avaient demandé à plusieurs reprises de leur apprendre à en faire, il n'avait pas su résister. Il y avait maintenant une famille d'oiseaux en papier éparpillés sur le sol. Il demanda à Khama Bieng Eae un bocal en plastique pour les mettre dedans.
Il déjeunait avec les enfants, mangeant dans le bento que le maître du village avait demandé aux rangers de lui apporter chaque jour. Cela faisait des jours qu'il n'avait pas vu Ayi et il se demandait s'il n'avait pas contrarié le garçon qui semblait adorer Kru Thorfun.
— Mee Ju, pourquoi P'Ayi ne vient pas en classe avec toi ?
Il marcha pour s'asseoir à côté de la petite fille qui roulait une boule de riz gluant et la mangeait avec un morceau de bœuf séché.
— Papa a mal au dos, alors P'Ayi doit travailler au champ à sa place.
Mais ce n'était qu'un garçon ! Pourquoi devait-il faire le travail d'un adulte ? Thien ne savait pas comment répondre.
— Ça doit être fatiguant pour lui…
Mee Ju secoua la tête, souriant fièrement.
— Ça l'est mais nous avons du riz à manger, ma mère me l'a dit. Je les aide aussi à cueillir les feuilles de thé !
Les mots innocents venant d'une fillette de huit ans qui exprimait ses sentiments honnêtes le firent s'étouffer, en pensant à lui-même quand il avait son âge. Il jetait des snacks pour tuer le temps, ne finissait pas son repas qui était jeté et avait des tonnes de jeux vidéos provenant de l'étranger. C'était une vie de luxe incomparable.
Mais pourquoi il n'avait jamais été heureux et n'avait jamais eu un beau sourire comme celui de cette petite fille ?
Thien se leva et prétendit s'étirer langoureusement en regardant par la fenêtre. Le ciel était nuageux et le soleil n'était pas trop fort. La brise fraîche qui lui frôlait le visage lui donnait envie de se promener dans le village.
— Très bien, tout le monde !
Il tapa dans ses mains pour attirer l'attention des élèves.
— Cet après-midi, nous allons faire une sortie éducative en langue anglaise. Préparons nos affaires et partons.
Dix paires d'yeux fixèrent P'See Thien avec confusion. Le garçon de la ville gémit alors que quelque chose lui venait et il utilisa un mot simple.
— Nous allons faire une balade et étudier l'anglais.
Les enfants se levèrent et applaudirent. Il réalisa qu'il n'y avait pas vraiment de différence entre les enfants de la ville et ceux de la campagne. Ils étaient tous heureux de ne pas être confinés dans une salle de classe. Il haussa les épaules. Eh bien, qui ne serait pas heureux ? Même un professeur comme lui ne voulait pas être enfermé dans une boîte et il n'était pas étonnant que les enfants préfèrent avoir la chance de jouer dehors.
Lorsque les rangers virent le professeur et une douzaine d'enfants sortir, ils se précipitèrent vite en demandant :
— Où allez-vous, professeur ?
— Nous allons faire une balade autour du village. Il fait beau et il n'y a pas trop de soleil.
Les deux jeunes soldats échangèrent un regard et l'un deux dit:
— Restez à l'intérieur du territoire du village, s'il vous plaît. Il n'y a rien d'autre que la forêt par ici.
Thien ne vit aucune raison de ne pas être d'accord et hocha la tête avec conformité. Les enfants Akha conduisirent leur Kru See Thien le long de la route sur la crête, en passant par une plantation de thé sur les terres que le gouvernement leur avait données pour qu'ils puissent gagner leur vie. Alors qu'ils se promenaient dans la région. Thien montra du doigt les environs et apprit aux enfants à dire les mots en anglais - en passant par le soleil, le ciel et les nuages.
Sur les collines, il entendit des bruits de communication radio et le dialecte indigène des enfants flottant dans le vent et réalisa que les deux rangers les suivaient au loin pour surveiller leurs arrières.
Finalement, le groupe d'excursionniste arriva à la plus grande plantation de thé en cascade qui dévalait la pente de la montagne. De nombreux enfants dirent que leurs maisons se trouvaient dans cette zone, alors Thien les autorisa à rentrer chez eux. Il ne lui restait plus que quelques élèves.
— Comment cela s'appelle en anglais ? demanda Mee Ju à propos du thé, impatiente d'apprendre.
— T-E-A - Tea.
Il épela le mot pour elle, sachant que les professeurs précédents leur avaient déjà appris l'alphabet thaï et latin.
Thien se promena plus loin entre les rangées de théiers car les élèves lui avaient dit que c'était un raccourci qui menait à la route principale du village. Il salua les trois autres enfants qui partirent jusqu'à ce qu'il ne resta plus que Mee Ju et lui.
— Tu habites où ? demanda-t-il à la fille qui trottait joyeusement devant lui.
— Là-bas.
Elle pointa de son petit doigt la plantation au pied de la colline voisine.
— Je vais te raccompagner.
Mee Ju tapa joyeusement dans ses mains avant de se retourner vers un camion et une foule près de la plantation à côté de la route de terre. Les yeux de la jeune fille Akha s'agrandirent comme si elle voyait quelqu'un qu'elle connaissait et tira la main de son professeur.
— Ada, Ama ! C'est ma mère et mon père là-bas !
Thien trottinait à moitié alors qu'on le traînait vers la foule. Il remarqua qu'un garçon portant le costume de la tribu des collines soulevait des sacs et les plaçait soigneusement un par un à l'arrière du camion, tandis que cinq ou six personnes en vêtements de ville restaient là.
Ayi, qui avait de la saleté sur le visage, se tourna vers sa sœur lorsqu'elle s'approcha de lui avec l'enseignant et leva sa main pour faire un wai. Les autres adultes continuèrent à discuter par l'intermédiaire d'un interprète qui parlait le thaï et le hani, le dialecte natal d'Akha.
— Hé, qu'est-ce que ces gens font ici ? demanda-t-il à l'élève qui était absent de sa classe depuis quelques jours.
— Ils nous achètent du thé séché.
Thien fit un hum en signe d'acquiescement et s'approcha pour regarder. Les villageois prirent les sacs remplis de feuilles de thé séchées. L'ouverture était cousue et ils les mirent sur la table pour les peser avant de les empiler dans le camion qui appartenait à l'intermédiaire.
— Quatre kilogrammes.
Il entendit l'annonce du poids avant que le sac ne soit soulevé de la balance.
Il fronça les sourcils, ne sachant pas pourquoi il voyait le chiffre 5 sur la balance. Lorsque les autres sacs furent posés, les chiffres restèrent les mêmes malgré les différents poids. Il regarda l'homme Akha qui faisait office de témoin et resta impassible, puis il se tourna vers Ayi.
— Vous savez combien de grammes il y a dans un kilogramme, ou différencier le numéro 4 et 5 ?
Ayi agit comme s'il entendait une langue étrangère.
— Quel kilogramme ?
— Le kilogramme est une mesure de poids. Thien pointa du doigt la balance. Cet équipement utilise cette unité de mesure.
— Unité ?
Thien avait envie de se tirer les cheveux et laissa échapper un gros soupir avant de changer de question.
— Comment achetez-vous et vendez-vous en général ?
Le garçon se gratta la tête, essayant de trouver une réponse.
— Ils viennent acheter et nous les vendons dans des sacs.
— Et pour le paiement ?
— Ils nous donnent l'argent qui correspond aux chiffres du reçu.
Ayi se tourna vers l'homme de la ville qui tenait un carnet de poids dans sa main.
— Ça veut dire…
Ils ne se rendaient pas compte qu'ils se trompaient ! Il se mordit les lèvres avant de lâcher qu'il savait ce que les marchands manigançaient. Ces escrocs trompaient les villageois parce qu'il n'y avait personne de bien informé de leur côté. Thien s'avança vers l'homme qui prononça la mesure alors que le dernier sac de thé était posé sur la balance.
— 4 kilogrammes.
— 5 kilos et 2 grammes !
Le commis s'arrêta en entendant le cri et leva les yeux vers le grand jeune homme maigre et séduisant vêtu d'une veste moderne qui se distinguait comme un pouce endolori.
— Qui êtes-vous putain ?
— Quelqu'un qui connaît les différences entre les chiffres 4 et 5.
Thien poussa sa main vers le cahier, voulant regarder à l'intérieur et ne se souciant pas de savoir s'il allait offenser quelqu'un.
— Je peux regarder ?
L'annonceur de poids ferma le livre et lança un regard brûlant au jeune homme.
— Vous n'êtes pas un vendeur et vous n'avez rien à faire ici, alors allez vous faire voir.
L'homme lui fit un signe dédaigneux mais le fils d'un ancien général ne voulait pas reculer.
— Si vous ne pouvez pas me laisser la voir, ça veut dire que vous trichez !
— Putain, qu'est-ce que tu viens de dire ? Tu nous traites de tricheurs ? Nous payons 80 bahts par kilo et ces sacs pèsent 4 kilos chacun. Fais-le calcul.
Le scribe du marchand agita le carnet pour montrer qu'il avait tout écrit, mais il n'avait pas laissé Thien le voir.
— J'ai vu de mes propres yeux que chaque sac pesait plus de 5 kilos et vous avec dit qu'il n'y en avait que 4 !
Il n'y avait aucune raison d'être gentil quand ils étaient méchants.
— Tu veux nous faire chier, voyou ? Tu as envie de mourir ?
Quand ils virent que le jeune homme ne reculait pas, ils eurent recours à des tactiques de peur mais cela ne fonctionnait pas sur un combattant comme Thien. Il se moqua et s'avança pour soulever un sac au sol et le poser sur la balance alors que les personnes ayant entendu les bruits commençaient à se rassembler. Tous les regards étaient tournés vers lui.
— Vous voyez ? 5 kilogrammes. Ou alors, vous êtes des putains d'analphabètes. Je suis professeur bénévole ici, alors vous pouvez venir dans ma classe quand vous voulez. Je vous apprendrai moi-même.
La bouche de l'homme qui travaillait pour le marchand de la ville s'ouvrit lorsque le voyou lui rétorqua en pleine face. Le grand patron que tout le monde appelait Maître Sakda s'approcha d'eux dès qu'il eut fini de payer la tribu des collines.
— Qu'est-ce qui se passe ici ?
Thien regarda l'intervenant. À en juger par sa silhouette potelée et son apparence fortunée, ce vieil homme devait être le grand patron.
— Le poids des sacs ne correspondait pas au prix que vous payez.
Maître Sakda ricana et choisit de l’emmerder en retour.
— Nous payons ce que nous notons.
Il prit le carnet de son homme de main et l'ouvrit.
— Tu vois, c'est écrit 4 kilos par sac juste ici. Les vendeurs se sont mis d'accord sur les chiffres et n'ont jamais eu de problèmes. Mais vous, un étranger, pourquoi vous mettez votre nez dans nos affaires ?
Cette phrase se traduisit par "Dégage, bordel." Thien serra les poings et regarda les visages innocents des tribus des collines, il était en colère à leur place. Comment quelqu'un pouvait-il tromper des gens aussi pauvres et travailleurs juste pour quelques centaines de bahts ?
La forme maigre se retourna et Thien avança vers l'arrière du camion. Il sauta dedans pour compter tous les sacs et se retourna pour compter les quelques sacs restant sur le sol. Il s'approcha ensuite de l'homme Akha qui tenait un reçu de l'intermédiaire.
— Puis-je ?
Il n'attendit pas la permission et prit à la fois le reçu et l'argent de la main rugueuse pour compter.
— Vingt-trois sacs, 80 bahts le kilo et 5 kilos par sac. Ça fait 9200 bahts. Qu'est-ce que c'est ?
Il souleva l'argent et hurla.
— 7300 bahts ! Vous avez même enlevé 60 bahts pour les frais de transport. Ce n'est pas seulement de la triche. C'est une sale arnaque !
— Fais attention à ce que tu dis, voyou. J'ai payé pour ce qui est écrit sur le reçu. Tu m'accuses sans aucune preuve. Je vais appeler la police pour diffamation ! dit le riche joufflu avec véhémence, essayant de trouver un moyen de s'en sortir.
Thien ricana en sachant qu'il avait le dessus et allait chercher le téléphone dont la batterie s'était épuisé dans une fausse menace.
— On va peser les sacs une nouvelle fois, alors. Je vais prendre une photo de chaque sac pour avoir une preuve. Ensuite, nous pourrons aller au commissariat.
Maître Sakda serra les dents. Ce voyou était trop intelligent et trop intrépide, contrairement aux précédents enseignants volontaires qui avaient essayé d'aider les villageois mais qui étaient partis la queue entre les jambes dès qu'il les avait menacés. Il semblait qu'il devait utiliser une mesure extrême.
— Vous prenez l'argent ou pas ?
Il mit les mains sur ses hanches, en criant aux villageois Akha et l'interprète s'empressa de traduire la phrase.
L'homme qui semblait être le père de Mee Ju et Ayi, puisque les enfants s'accrochaient à sa taille, regardait dans les deux sens entre les deux parties qui se disputaient, ne sachant pas quoi faire. D'après ce que son fils lui avait dit avec une traduction approximative, il avait deviné qu'il était dupé et que le professeur se battait pour lui.
— Donnez-lui 1840 bahts de plus, ou vous pouvez retirer 40 bahts pour le coût de l'essence.
Thien haussa les sourcils en signe de moquerie, rendant l'autre homme encore plus furieux.
— Cette conversation est stupide. Ne prenez rien du tout, alors ! Les mecs, descendez les sacs et écrasez-les en morceaux !
Le patron cracha son ordre pour que tout le monde l'entende. Ses hommes commencèrent à jeter les sacs par terre et les mailles s'ouvrirent. Des feuilles de thé séchées se répandirent sur le sol. Pire encore, ils sautèrent à terre et piétinèrent les sacs avec leurs pieds.
Les villageois, qui voyaient comment leurs produits étaient détruits, se précipitèrent pour arrêter les hommes. Le visage de Thien devint rouge et il balança son poing et frappa l'homme le plus proche, l'envoyant en arrière. Lorsque les autres hommes virent que l'un d'entre eux était blessé, ils se jetèrent sur lui et une bagarre éclata.
Soudain, le son d'un coup de feu retentit dans toute la zone. Le chaos s'arrêta lorsque dix hommes en uniforme de patrouille et gilet pare-balles intervinrent pour arrêter le combat. Les soldats séparèrent les combattants en les tirant à part.
Le capitaine Phupha, qui portait un fusil M16 qu'il avait abattu au sol, fixait silencieusement le professeur intrépide. Ses yeux intenses subjuguaient et intimidaient même les hommes endurcis, mais ça ne fonctionnait pas avec Thien Sophadissakul car le jeune homme au visage meurtri leva le menton en signe de défi.
— Tu as la gâchette facile, capitaine.
— Tu as encore le cran de parler ? Que se serait-il passé si je n'étais pas arrivé à temps, hein ?
Il emmenait ses hommes patrouiller dans la zone de Pha Pan Dao quand les rangers lui avaient signalé la bagarre par radio, et heureusement, il était arrivé avant que quelqu'un puisse être sérieusement blessé.
— Pourquoi tu me blâmes ? Pourquoi tu n'arrêtes pas ce tricheur sans honte ?
Il désigna l'homme riche et les hommes qui semblaient être tout aussi meurtris que lui.
— Tricher c'est tricher. Se battre c'est se battre. Et s'ils étaient armés, qu'allais-tu faire ?! Tu aurais pu déclencher une bagarre qui aurait conduit à ta mort pour rien et les villageois auraient eu de plus gros problèmes !
— Tu voulais que je reste là à regarder ces voyous voler les villageois ? Ou que j'attende que des officiels interviennent ?! Peut-être dans une autre vie !
Voyant que Thien s'acharnait à discuter avec lui et qu'il ne réalisait pas ses propres erreurs, Phupha craqua. Il saisit le poignet fin et tira le jeune homme vers lui, en grommelant d'une voix basse et glaciale.
— Thien, tu es un garçon intelligent. Tu sais qu'il y a d'autres moyens de traiter avec ces gens sans avoir recours à la force brute.
Les lèvres fines s'ouvrirent comme pour rétorquer mais le regard intense qui brillait de déception le fit se taire et presser les lèvres.
Peu importe ce que j'ai fait, je n'ai rien pu faire de bien, n'est-ce pas ?
Thien dégagea son bras de l'emprise du capitaine et s'en alla sans dire un mot de plus. Phupha le regarda partir le cœur lourd, fixant le dos fin de Thien, à bout de nerfs. Il ordonna alors aux deux rangers de suivre le professeur jusqu'à son logement afin qu'il puisse s'occuper du désordre que le morveux avait déclenché et empêcher les choses d'empirer.
La lumière de la lampe éclairait la minuscule hutte, tandis que la forme maigre, vêtue d'un t-shirt froissé et d'un caleçon mou, était allongée à plat ventre sur le vieux matelas, sous la nouvelle moustiquaire blanche enroulée sur le dessus. Ses fines jambes se balançaient dans l'air en feuilletant le petit carnet fait main qui contenait le récit d'une femme qui lui avait donné une seconde vie.
Thien soupira lourdement, épuisé. La première semaine où Thorfun était ici, elle s'était levée à l'aube pour aider les villageois à ramasser les feuilles de thé et elle avait apprécié l'expérience. Et lui, alors ? Il avait déclenché une bagarre et avait fini par détruire leurs produits.
Pourquoi est-ce que je me compare à elle ?
Avant de rentrer chez lui, il s'était arrêté à la maison de Khama Bieng Lae, voulant lui raconter l'incident. Il avait découvert que le maître du village était parti depuis le matin au centre-ville de Chiang Rain pour une réunion et qu'il n'était pas revenu. Peut-être que les marchands connaissaient son emploi du temps et qu'il n'y aurait personne pour protéger les intérêts des villageois et qu'ils étaient venus pour profiter d'eux.
Le garçon de la ville ferma le journal pastel, en ayant assez et le jeta dans son sac à dos. Il roula sur le dos par habitude avant que la douleur ne lui traverse le corps. Même s'il n'y avait pas de miroir pour vérifier dans la salle de bain, les picotements dans sa bouche et son torse annonçaient trop bien ses blessures. Il se demandait comment les soldats s'étaient occupés de la situation après son départ.
Était-il en colère ?
Il pensa à l'expression sombre et furieuse du capitaine et la culpabilité s'empara de son cœur. Pourtant, il était trop têtu pour admettre sa faute.
Thien regarda l'horloge. Il était déjà 22h30. Il aurait dû aller dormir, mais il n'y arrivait pas. Le jeune homme se leva et sortit sur l'étroit balcon devant la cabane et s'assit.
Pas très loin de là, sur le chemin de terre accidenté qui servait de route principale à la communauté du village, une moto de “mère au foyer” roulait dans l'obscurité vers le logement du professeur qui se trouvait au bout. La grande silhouette massive gara le véhicule et coupa le moteur sous le même arbre que la dernière fois puis il alla chercher un sac plastique ainsi qu'un sac de voyage dans le panier de devant.
Il se dirigea vers la petite cabane qui était encore éclairée à cette heure et sursauta un peu lorsqu'il vit une silhouette sombre, obscurcie et voûtée, assise sur le balcon près de la porte.
— Pourquoi tu nourris les moustiques dans le noir ? dit-il avant d'enchaîner avec la phrase suivante qui lui valut un regard noir.
— Ou bien est-ce que tu m'attends ?
— Tu as bu ? Pourquoi tu dis des conneries ?
Thien fit mine d'être exaspéré même si le capitaine était à moitié dans le vrai.
Phupha qui portait sa chemise de nuit, pantalon et veste de camouflage, et conduisait sa moto à travers le vent commença à monter le petit escalier et tendit le sac en plastique au plus jeune homme.
— Voici de la pommade et du baume cicatrisant pour les bleus. J'en ai demandé au médecin.
En fait, ledit docteur avait plaidé pour voir Thien et vérifier son état mais le capitaine s'était enfui avant qu'il ne puisse le rejoindre.
— Tu peux lui transmettre mes remerciements ?
Thien tendit le bras pour prendre le sac mais le capitaine ne le lâcha pas.
— Et moi, alors ?
Les yeux de Phupha se fixèrent sur le jeune homme et Thien réalisa que ce n'était pas seulement un remerciement pour les médicaments mais aussi pour la façon dont l'officier avait pris soin du désordre qu'il avait créé dans l'après-midi. Il baissa les yeux et marmonna tout bas.
— … Merci.
— Quand tu cherches des ennuis, peut-être peux-tu mieux te comporter… comme tu le fais maintenant.
— Tu es venu ici pour te moquer de moi ?
Le garçon déconcerté était de nouveau frustré. Thien arracha le sac des mains du capitaine, mais l'autre homme le reprit et le déchira presque.
— Tu peux voir ton propre dos ? Entre. Je vais te mettre du baume.
La grande silhouette n'attendit pas la réponse et disparut derrière la porte. La bouche du jeune homme blessé s'ouvrit alors qu'il se levait d'un bond et suivait le mouvement.
— Non, non ! Je peux le faire. Tu peux rentrer chez toi maintenant.
Phupha se tourna et regarda le visage rayonnant.
— Ai-je dit que j'allais partir ?
— Ne me dis pas que tu vas rester.
— Si, je reste. Tu as fait une belle connerie et nous ne savons pas si ces hommes reviendront se venger ce soir.
Il ne dit pas au plus jeune comment Maître Sakda et ses hommes avaient annoncé leur plan de vengeance avant que les soldats ne les fassent partir.
— S'ils viennent, que peux-tu faire ? Tu es tout seul.
Thien ricana mais se tut immédiatement lorsque l'officier souleva l'ourlet de sa chemise pour révéler un pistolet accroché à la ceinture.
— J'ai ordonné à mes hommes de renforcer la sécurité autour du village dans les prochains jours.
Le professeur au cœur de lion sentit sa respiration reprendre dans ses poumons, réalisant à quel point son comportement imprudent avait mis tant de personnes en difficulté. Il se dirigea vers son sac à dos, en sortit une enveloppe avec une liasse de billets et la tendit au capitaine.
— C'est l'argent des marchands. Je l'ai pris avant que le combat n'éclate. Et ça, c'est de ma part. Ce n'est peut-être pas beaucoup mais c'est tout ce que j'ai. Tu peux dire aux villageois que je suis désolé d'avoir endommagé leurs produits ?
Le capitaine Phupha prit la somme qui appartenait à Maître Sakda.
— Tu peux garder ton argent. En fait, ils m'ont demandé de te remercier de t'être occupé des traîtres en leur nom, dit-il sinistrement, en fermant la main sur celle qui tenait l'argent.
— Tu peux me promettre que tu ne seras plus imprudent ? S'il t'arrive quelque chose, tu sais que quelqu'un s'inquiétera pour toi ?
Tu parles de toi ?
Thien secoua la tête, essayant d'étouffer le rougissement qui s'insinuait sur ses joues et les rendait rouges.
— Je sais, je sais. Viens, on va me mettre du baume. Je veux déjà aller me coucher.
Il changea de sujet pour éviter le sujet gênant qui lui secouait le cœur, seulement pour réaliser qu'il venait d'aggraver la situation.
— Déshabille-toi et assieds-toi.
Il se figea en entendant l'ordre.
— Quoi ? Es-tu…
— Je vais te mettre de la pommade. Qu'est-ce que tu crois que je vais faire ?
Phupha fronça les sourcils en le regardant et s'approcha d'un pas comme s'il devait aider l'enfant gâté à enlever son t-shirt.
— Je peux le faire moi-même !
Le jeune homme protesta et fit un tour sur lui-même, tournant le dos au capitaine. Il retint son souffle en tirant le t-shirt au-dessus de sa tête et s'assit lentement en position de jambes croisées, frustré.
Le jeune officier s'assit et parcourut des yeux le dos autrefois lisse, devenu noir et bleu comme si quelqu'un l'avait éclaboussé de peinture. Il secoua la tête en signe d'exaspération devant la fougue de la jeunesse de Thien et pressa le tube.
Des doigts rugueux et épais frottèrent le gel piquant sur les bleus et Thien poussa un cri de protestation.
— Hé, doucement ! C'est de la peau humaine ! Pas une planche de bois à limer !
— Tu n'avais pas peur d'être blessé quand tu as commencé la bagarre.
Phupha malaxa la pommade jusqu'à ce qu'elle soit absorbée par la peau, sans trop de douceur.
L'homme se mordit les lèvres, frustré de ne pas pouvoir gagner ce round et laissa échapper un doux gémissement de protestation de temps en temps. Lorsque le capitaine eut fini de lui passer de la pommade sur tout le dos, il lui ordonna de se retourner et Thien dit immédiatement non.
— Quoi ? Non ! Je peux voir mon propre torse. Je vais le faire moi-même.
— Arrête de faire des histoires. Ma main est déjà sale alors laisse-moi finir le travail.
Phupha ne céda pas en saisissant le bras maigre aux muscles tendus et fit tourner l'autre homme pour qu'il lui fasse face dans une position inconfortable. Thien pressait la chemise contre sa poitrine comme s'il avait peur que le capitaine ne l'agresse sexuellement.
— …s'il te plait…Pas ici. Tu peux m'aider à d'autres endroits.
Thien garda les yeux fermés et leva le menton pour que le capitaine puisse voir que le coin de ses lèvres et sa joue étaient également noir et bleu.
— Tu es… embarrassé.
Soudain, l'image de quelque chose qu'il avait vu à la cascade surgit dans son esprit avant que le mot ne soit prononcé. Peut-être que le garçon ne voulait pas qu'il voie la longue entaille sur sa poitrine. Phupha secoua la tête. Il avait des cicatrices sur tout le corps et il n'avait pas peur que quelqu'un les voit. Les gens riches étaient si difficiles à comprendre.
— Mets la chemise pour pas avoir froid.
Le type prudent se tourna et enfila la chemise à la hâte, se sentant soulagé. Il fit ensuite demi-tour pour aller chercher plus de baume sans protester.
— Les ecchymoses sont graves ?
Il se peignit le visage car il n'y avait pas de miroir pour vérifier.
Le jeune capitaine sourit, en pressant le tube de gel.
— Pourquoi ? Tu as peur de ne plus être beau ?
— J'ai peur, bien sûr ! J'ai craché du sang quand je me suis brossé les dents.
— Tu es toujours séduisant. Mais si tu as d'autres bleus, je ne peux pas te promettre que tu pourras garder ton apparence.
Il gloussa faiblement quand Thien lui montra les crocs.
Des doigts grossiers se déplacèrent pour frotter avec précaution le baume sur la joue lisse. C'était tellement dommage qu'elle soit maintenant couverte d'ecchymoses. Thien ouvrit lentement les yeux et fixa le capitaine. Ils voyaient le reflet de l'autre dans leurs yeux et le monde s'arrêta.
Phupha leva la main pour incliner le menton lisse de Thien. Les lèvres minces et rosées s'écartèrent lentement comme pour inviter l'autre homme à s'approcher. Le capitaine se pencha jusqu'à ce que les bouts de leurs nez se touchent… et soudain, les deux hommes s'écartèrent comme s'ils étaient électrifiés.
Thien se racla la gorge et se gratta la tête pour chasser l'embarras jusqu'à ce que ses cheveux soient ébouriffés. Que diable s'était-il passé ? Il se leva et rabattit les extrémités du filet avant de s'asseoir sur le matelas pour se calmer quelques minutes.
À l'extérieur du filet, l'officier normalement impassible se frottait le visage, tout aussi confus et entendit une faible voix provenant du filet.
— Tu passes la nuit ici ? Dépêche-toi et entre. Mes yeux se ferment.
Il n'allait pas agir comme une adolescente virginale. Il était un adulte et le capitaine était aussi un homme, même s'il n'était pas sûr des préférences sexuelles de l'officier au visage impassible.
Mais qui savait combien de volonté il avait dû marmonner pour finir sa phrase !
La lumière de la lampe à pétrole baissa lentement comme pour répondre à ses mots. Thien s'allongea et se tourna sur le côté, dos au capitaine, dès que la grande forme musclée souleva le bout du filet et entra à l'intérieur. Même si le matelas était petit, ils réussirent quand même à créer un espace entre eux.
Phupha roula sur le côté et s'appuya sur son bras plutôt que sur un oreiller. Le silence qui venait de l'homme qui était toujours argumentatif était sinistre.
— Thien, qu'est-ce que tu as mangé ?
Il avait envie de se gifler la bouche pour ce stupide début de conversation.
— Oncle Bieng Lae m'a donné du chou frisé et du riz au jasmin. J'allais faire du feu et bouillir de l'eau pour me baigner, alors j'ai fait une omelette.
La voix douce qui s'était élevée derrière lui avait l'air heureuse. Le garçon devait être fier de lui.
— Tu ne l'as pas brûlée en charbon de bois et jetée à la poubelle ?
— C'est rude ! Bien sûr, j'ai brûlé les bords, mais c'est quand même un progrès !
Le chef novice argumenta avec véhémence, oubliant la maladresse qui régnait entre eux.
— Je veux le voir par moi-même demain matin.
— Pas question, j'ai un cours à donner. C'est déjà assez difficile de se lever le matin et de préparer le bain chaud.
Après la fin du gémissement grave, Phupha se tourna et dit sur le ton le plus neutre qu'il pouvait, même s'il avait envie d'éclater de rire.
— Thien, demain, c'est samedi. Il n'y aura pas d'enfant en classe.
— Quoi ?
Le laborieux professeur bénévole se redressa en position assise et chercha à tâtons la montre-bracelet qu'il avait placée à côté de l'oreiller rectangulaire. Ses yeux s'écarquillèrent en regardant les minuscules lettres sur le cadran de la montre. "VEN". Demain serait donc samedi. Ça voulait dire un jour de congé, enfin !
Le sourire de Thien se fendit sur son visage et il se laissa lourdement tomber sur le matelas, couché sur le visage et se tourna vers le non-invité.
— Je n'ai pas besoin d'aller me coucher maintenant.
— Qu'est-ce que tu vas faire alors ?
Les yeux bruns malicieux de Thien roulèrent comme si les rouages fonctionnaient avant de regarder l'homme à côté de lui avec une lueur.
— C'est à toi que je parle.
— Tu as dit que tu avais sommeil, n'est-ce pas ?
— Maintenant, je suis complètement réveillé.
Phupha s'était tu et pointa ses lèvres.
— Lis sur mes lèvres : JE SUIS FATIGUÉ.
Il souligna chaque mot et tourna dédaigneusement le dos à l'autre homme, laissant Thien sans voix.
Comment oses-tu me dire non ! Il claqua des doigts et secoua le corps musclé de l'officier qui était couché comme une bûche. Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme s'endorme lui-même.
Pourtant, sa main fine s'agrippait toujours à la veste de camouflage et ne la lâchait pas.
Le jeune capitaine souriait même si ses yeux étaient fermés. Il dormait profondément au point qu'il n'était pas dérangé par des rêves auparavant. | | Messages : 942
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| Néphély Mar 27 Aoû 2024 - 14:10 Chapitre 8 Part.1 Le nouvel enseignant volontaire se réveilla tard, comme il l'avait annoncé. Il était déjà 9h30 quand il ouvrit les yeux à cause de la chaleur du soleil qui brûlait à travers le toit.
Thien se leva et étira paresseusement ses membres. L'homme qui était allongé à côté de lui la nuit précédente était déjà parti, peut-être était-il retourné à son camp. Cela n'avait pas d'importance. Il ne s'en souciait pas tant que ça de toute façon. Alors qu'il récupérait sa serviette et sa brosse à dents, son regard se posa sur le sac de voyage sportif que le capitaine avait apporté avec lui.
Le jeune homme haussa un sourcil, perplexe, et se précipita dans l'escalier pour regarder l'espace sous la hutte. Il vit des plats d'oeufs salés, de chou chinois fermenté en conserve et de riz bouilli froid - tous ces aliments simples et familiers - disposés sur la natte. Mais il ne vit pas l'homme qu'il cherchait.
...Où diable était-il allé ?
Thien se dirigea vers la jarre en terre à l'arrière de sa maison. Il était encore reconnaissant que quelqu'un la remplisse d'eau tous les jours pour lui. Il se déshabilla, ne gardant qu'un caleçon, et posa ses vêtements sur le cadre de la porte des toilettes à proximité, puis il se brossa les dents.
C'était la fin de matinée et la température était assez chaude pour qu'il prenne un bain froid. Il prit un bol en plastique, récupéra l'eau froide et s'en aspergea tout le corps. Il le fit avec facilité, comparé au premier jour, et pensa qu'il pourrait s'y habituer en un rien de temps.
Le savon noir au charbon fit de la mousse et dégagea un doux parfum de jasmin qui le rafraîchissait à chaque fois. Il écarta l'élastique de son caleçon et versa l'eau sur lui jusqu'à ce qu'il soit complètement nettoyé. Même s'il n'y avait personne dans les parages, il avait encore assez de décence pour garder un vêtement au lieu de se retrouver les fesses à l'air et de se faire maudire par les esprits de la montagne et de la forêt.
Thien souleva la serviette qui se trouvait sur la porte pour se sécher avant de l'enrouler autour de sa taille. Il baissa le caleçon mouillé et enfila son t-shirt. Son bain était terminé. Le jeune homme sifflota en retournant dans la cabane pour fouiller dans son sac à dos. Puis, il poussa un gros juron.
— Putain !!! Je n'ai plus de vêtements !
Le jeune homme fortuné s'arracha les cheveux. Au bout d'une semaine, il avait finalement porté tous les vêtements qu'il avait emportés pour le voyage. Et maintenant ? Il ne savait pas comment laver les vêtements à la main et il n'y avait pas de lessive dans les environs.
— Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? Tu es constipé ou les toilettes sont bouchées ? demanda l'officier, qui venait de rentrer, en voyant comment le jeune homme se voûtait, les mains sur la tête, comme si quelqu'un venait de mourir.
— Pire ! dit d'une voix cassée le jeune homme qui était sur le point de s'effondrer et de pleurer. … je n'ai plus de vêtements propres à porter.
Une fois la phrase terminée, le capitaine faillit tomber à la renverse.
— Alors tu laves les vêtements. C'est simple.
— Ce n'est pas si simple ! Je ne sais pas comment laver les vêtements !
Phupha se tapa le front sans trop de ménagement. Comment avait-il pu oublier que ce citadin était incapable de s'occuper de lui-même ? Tout ce qu'il savait faire, c'était jouer avec un téléphone hors de prix. Le capitaine secoua la tête en signe d'exaspération et sortit quelques vêtements de rechange de son sac de voyage.
— Tu peux porter les miens. Je vais t'emmener à la cascade.
Thien regarda le t-shirt kaki vert délavé et froissé avec Phra Pirun, le dieu de la pluie, tenant un disque embroch-- le nom de la base d'opération-- et le pantalon de survêtement de football avec une taille élastique lâche, et paniqua.
— Tu veux que je porte ces vêtements ?
De retour dans la maison familiale, il faudrait réfléchir sérieusement pour changer ces vêtements en chiffons.
— Si tu veux te mettre à poil, vas-y.
Le capitaine allait ranger les vêtements dans son sac à dos, mais Thien s'en empara pour les regarder de plus près.
— C'est un tee-shirt militaire. Je ne suis pas un soldat. Est-ce que j'aurai des ennuis si je le porte ?
— Non, tu n'en auras pas. Les femmes de soldats en portent tout le temps.
Les mots étaient d'une franchise déconcertante. Du rouge monta sur les joues lisses.
— Je ne suis pas ta femme ! cria Thien, voulant donner un coup de pied au cul du monstre massif, mais ses jambes étaient trop courtes.
Phupha haussa les épaules et se tourna vers la porte.
— Habille-toi et viens sous la hutte pour qu'on puisse prendre le petit-déjeuner.
Cette voix grave et impassible commençait à énerver Thien. S'il avait été un petit enfant, il serait en train de taper du pied en ce moment parce que quelqu'un ne se pliait pas à sa volonté. Il enleva son t-shirt et mit à contrecœur celui que le capitaine lui avait donné. Le tee-shirt était vieux et délavé, mais il sentait bon et propre grâce à la lessive et à la lumière du soleil qui était agréable et chaude.
Il secoua la tête, chassant les pensées stupides, et courut vers la hutte pour rejoindre l'autre homme qui l'attendait sur la natte. Le riz froid était à nouveau chaud après que le capitaine l'ait réchauffé sur le brasero et la fumée blanche s'élevait du riz duveteux au parfum de jasmin. Le garçon de la ville sauta dessus, prit le riz avec sa cuillère et le mangea avec avidité accompagné d'un œuf salé. Phupha observa le garçon affamé et se sourit à lui-même, amusé.
Thien était assis les jambes croisées, vêtu d'un tee-shirt délavé et d'un pantalon froissé, les cheveux ébouriffés. Si le jeune homme se voyait dans le miroir maintenant, il aurait commencé à donner des coups de pied et à crier.
Une fois le petit-déjeuner terminé, le capitaine conduisit l'enseignant volontaire à la maison de Khama Bieng Lae pour emprunter une bassine en plastique pour les vêtements sales du garçon. Ensuite, ils marchèrent jusqu'à la cascade et entendirent le bruit du tonnerre de la falaise lorsque l'eau frappait le bassin en contrebas. Thien voulait prendre un autre bain juste là.
Non loin de là, un groupe de jeunes filles Akha du village lavaient leurs vêtements en les posant sur un rocher au bord de la rivière et en les piétinant avec leurs pieds. Elles ricanèrent en voyant les deux hommes s'approcher et leur adressèrent des sourires timides. Phupha les salua d'un léger hochement de tête et emmena le gamin gênant à un endroit plus loin sur le cours d'eau.
Thien laissa tomber la lourde bassine avec ses vêtements sur la grande plaque de roche, grimaçant devant l'officier massif
— Capitaine, je ne pense pas que ces vêtements puissent supporter le poids de mes pieds.
— Si les vêtements bon marché tissés à la main des villageois le peuvent, alors les tiens le peuvent. Pourquoi dépenser des milliers de bahts pour eux s'ils ne le peuvent pas ?
Phupha s'accroupit et commença à déposer les vêtements colorés sur le rocher.
— Différents matériaux pour différents usages, tu sais ?! répondit le citadin qui posa ses mains sur ses hanches, prêt à se défendre. Je suis sérieux, cap. Je n'ai pas le temps pour tes sarcasmes.
— Alors, utilise tes mains, expliqua le capitaine en tirant sur la main du garçon pour qu'il s'assoie à côté de lui. Mouille lentement les vêtements dans l'eau.
A contrecœur, Thien fit ce qu'on lui demandait. Alors qu'il trempait les vêtements dans la rivière, il ne put s'empêcher de demander.
— Pourquoi nous n'avons qu'un pain de savon ? Pourquoi ne pas utiliser de lessive ?
— Nos ancêtres utilisaient du vinaigre pour laver les vêtements. Ce savon a été fabriqué avec des ingrédients naturels et est écologique. S'il nettoie ton corps, pourquoi ne pourrait-il pas nettoyer tes vêtements ?
Le garçon de la ville fit un ‘hum’ en guise de réponse. Il appliqua le savon sur les vêtements jusqu'à ce que de la mousse apparaisse puis il frotta maladroitement le tissu avec les mains. Il avait l'air si maladroit que le capitaine de la Compagnie dut lui donner une autre consigne.
— Tiens le tissu serré entre tes deux mains et frotte-les l'un contre l'autre. Mets du savon sur les tâches.
Thien frotta avec force les vêtements mouillés, frustré, jusqu'à ce qu'il entende les coutures craquer. Tout devint silencieux. Les yeux en amande s'écarquillèrent comme si l'homme était tombé dans un choc total puis il laissa échapper un gémissement fort comme s'il était traumatisé.
— PUTAIN ! Ma chemise Topman ! Toi. C'est de TA FAUTE !
Il sauta sur ses pieds en jetant la chemise colorée et coûteuse vers l’imposant officier qui était assis. Le capitaine reçut de la mousse blanche au parfum rafraîchissant de jasmin sur son beau visage bronzé.
Le capitaine Phupha se leva lentement de toute sa hauteur. L'ombre noire qui se dressait avec lui fit involontairement reculer Thien d'un pas. Une main rugueuse et épaisse essuya la mousse de charbon végétal sur sa pommette, et ses yeux sombres et intenses fixèrent le jeune homme qui se retrouva paralysé. Thien déglutit bruyamment.
— C'était... c'était ta faute. Tu ne peux pas rejeter la faute sur moi.
Thien lança une excuse boiteuse mais elle semblait inutile.
— Je ne te blâme pas, grogna sombrement Phupha avant de crier avec force. Mais je vais te PUNIR !
Thien sursauta et jeta la chemise humide au visage du capitaine alors que celui-ci s'élançait vers lui. Cela empira la situation.
Phupha retira la chemise coûteuse et la jeta sur le sol, sans se soucier de l'endommager. Il saisit le poignet du gamin, voulant lui donner une fessée jusqu'à ce que Thien lui demande pardon. Mais le garçon était aussi agile qu'un singe, sautant dans la rivière et trottinant plus loin dans l'eau profonde, la brisant en vagues, jusqu'à atteindre le niveau de ses genoux.
Phupha le rattrapa avec ses longues jambes et ses grandes enjambées. Thien dut employer une nouvelle tactique en se retournant pour faire face à son adversaire et en éclaboussant d'eau l'officier à bout portant. Phupha leva instinctivement les bras pour se protéger le visage mais il reçut quand même de l'eau en plein visage.
— C'est comme ça que tu veux jouer ? Tu l'as bien cherché !
Phupha enleva son t-shirt et l'utilisa comme bouclier, s'élançant et le bloquant autour du torse.
— Aïe ! Je ne peux plus respirer ! Lâche-moi, espèce de monstre !
Thien se tortillait, en essayant d'écarter les bras forts et musclés qui s'agrippaient à sa taille. Sa lutte était inutile et le capitaine commença sa punition ; il commença à lui chatouiller la taille. Le garçon, qui était sensible au toucher, poussa un cri strident, se pliant en deux alors que toutes ses forces quittaient son corps.
Thien était furieux que l'officier ait découvert une autre de ses faiblesses. Il décida de recourir à une stratégie plus féminine en enfonçant ses ongles dans les bras durs et cela fonctionna. Phupha retira ses bras alors que la douleur se propageait dans ses deux membres, et pourtant il suivait le coquin sans relâche. La bataille continua, les deux hommes adultes se jetaient de l'eau comme s'ils étaient deux petits enfants, jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux trempés.
Thien utilisa à son tour son talent pour le combat rapproché. Il se jeta par derrière sur la taille épaisse de l'homme et lui chatouilla les abdominaux. Il découvrit alors que cela fonctionnait aussi bien que d'utiliser une latte pour soulever un rocher, car le capitaine ne réagit pas à l'attaque ! Le monstre se retourna lentement et lui grogna dessus en montrant ses crocs.
— Dommage. Je ne suis pas du genre chatouilleux.
— Tu veux dire que tu es infaillible ?
— Tu t'amuses bien ?
Phupha fonça sur le petit malin comme un joueur de rugby. L'homme plus mince fut soulevé dans les airs, et Thien poussa un cri, enroulant ses jambes autour du torse du capitaine comme un python. Ils tombèrent tous les deux dans la rivière.
L'eau claire éclaboussa et tomba sur les deux jeunes hommes, les trempant : Phupha poussa un léger soupir. Il avait eu le réflexe rapide de se retourner pour passer sous le plus jeune avant la chute ; sinon, Thien aurait eu une fracture.
L'homme qui était à califourchon sur lui se souleva, se sentant essoufflé comme s'il avait reçu un coup de poing dans le ventre alors qu'il s'écrasait sur l'homme sous lui. Quand il se rendit compte de la nature de son coussin, il s'écria, paniqué :
— Tu t'es fendu le crâne ?
Il ne se souciait pas tant que ça du bien-être de l'autre homme, mais le bassin était plein de pierres. Il ne voulait pas devenir un meurtrier à ce jeune âge.
— Mon crâne est intact mais mon corps ne l'est pas. Dégage de là, gros cul !
Au lieu de suivre l'ordre, le fauteur de troubles éclata de rire.
— Pourquoi tu ris ?
Voyant le capitaine se renfrogner, Thien lui fit un sourire encore plus large.
— Toi. Tu as l'air d'un chien mouillé.
La peau nue et bronzée... les cheveux mouillés qui étaient plaqués contre cette tête galbée, et l'homme qui était allongé sur le dos dans l'eau, le capitaine ressemblait à un lion de mer. Il aimait même montrer ses crocs blancs comme le grand animal.
La façon dont les yeux en amande scintillants de Thien se rétrécirent lorsque le garçon le regarda, donna à Phupha une chair de poule inexplicable. Ce qui se passait dans cette tête ne pouvait pas être bon. Il renifla, frustré, et souleva la forme mince du garçon.
— Arrête de faire l'idiot. Va laver tes vêtements et termine ça MAINTENANT !
— Oui, monsieur, capitaine ! Quelle galère....
Thien lui fit un salut moqueur, s'attardant un bref instant pour taper sur les nerfs de l'homme plus âgé avant de retourner à contrecœur vers la pile de vêtements mouillés.
Le soleil était haut au-dessus de leurs têtes lorsque les deux hommes quittèrent la cascade. L'éclat du soleil de midi rendait plus douce la brise fraîche qui touchait leur peau humide. Ils utilisèrent la route qui traversait le centre du village, et les anciens qui aperçurent les deux jeunes hommes dégoulinants commencèrent à ricaner.
— Pourquoi y a-t-il autant de monde aujourd'hui ? Est-ce qu'ils font une pause pendant le week-end alors que l'agriculture est un travail à plein temps ? demanda le citadin par curiosité.
Les villageois commençaient leur journée à l'aube et ne rentraient chez eux qu'au coucher du soleil. Mais maintenant, ils étaient tout autour de la maison.
— Ils se préparent pour un mariage, répondit simplement le capitaine, mais sa réponse fit écarquiller les yeux de Thien.
— Tu es allé voir l'oncle Bieng Lae hier pour lui demander la main de sa fille !?
Les yeux intenses jetèrent un coup d'œil au fauteur de trouble qui faisait semblant d'être sous le choc, voulant lui donner un coup de pied au derrière. Il laissa échapper un soupir exaspéré.
— Les enfants de Khama Bieng Lae sont tous des hommes.
Thien renifla, marmonnant pas trop discrètement.
— N'est-ce pas exactement comme ça que tu les aimes ?
— Qu'est-ce que tu racontes ? Dépêche-toi.
Phupha tira le bras maigre qui portait la bassine en plastique vers la maison de Khama. Ils allaient demander des vêtements secs et se changer avant de tomber malade.
Les villageois affluaient dans la maison de Khama Bieng Lae pour demander conseil sur le mariage. Le futur marié devait se rendre dans le village voisin pour demander la permission d'épouser une fille. Ils étaient assis sur un matelas dans le "salon", ou espace ouvert au deuxième étage, et discutaient joyeusement entre eux jusqu'à ce que les nouveaux arrivants montent les escaliers.
Deux jeunes hommes trempés appelèrent l'aîné, s'arrêtant aux marches, ne voulant pas mouiller le sol. Dès que Khama Bleng Lae vit qui étaient les visiteurs, il s'empressa d'aller chercher une serviette et la posa sur le sol pour qu'ils puissent se sécher les pieds.
— Vous êtes allés vous baigner ?
Les deux ennemis jurés se lancèrent des regards furieux, tombant une fois de plus dans une nouvelle guerre visuelle. L'aîné dut réprimer son rire en voyant l'officier et le nouveau professeur se chamailler comme deux petits enfants.
— Le capitaine trouvait qu'il faisait trop chaud, dit Thien avec sarcasme.
Mais la réponse du capitaine fut neutre et sans humour.
— J'ai froid.
Le silence s'installa dans la pièce. Bieng Lae se racla la gorge avant qu'une autre guerre froide n'éclate.
— Vous avez besoin de nouveaux vêtements, c'est ça ?
Il le savait car lorsqu'ils étaient venus demander une bassine en plastique, l'enseignant portait déjà le t-shirt vert du soldat. Maintenant, comme les deux étaient trempés, il était clair qu'ils n'avaient pas de vêtements secs pour se changer.
— Laissez-moi aller chercher les vêtements de mon fils pour vous.
— Désolé pour le dérangement, Khama. dit Phupha en étant attentif aux ressentis de Khama, et il traîna le coquin qui devint la cible de l'examen des villageois avec son t-shirt mouillé qui lui collait à la peau.
Thien se serrait les genoux sur la natte, frissonnant à chaque fois que la brise froide touchait sa peau, tandis que l'autre homme semblait être en pleine forme. Ses lèvres devenues violettes ricanèrent, agacées par l'indifférence du capitaine :
— Tu as dit que tu avais froid. Tu es juste insensible comme une pierre.
Les yeux aiguisés du capitaine jetèrent un coup d'œil au plus jeune homme qui le poignardait et laissa échapper un sourire moqueur.
— Mon corps va bien. C'est mon cœur qui est froid.
Thien fut surpris. Une fois que son cerveau cessa de traiter les mots, il redressa le cou comme s'il était sur le point de vomir.
— Ack ! C'est dégoûtant !
Le capitaine haussa les épaules, indifférent aux moqueries. Au moment où Khama Bieng Lae se présenta avec les vêtements, Phupha s'approcha de lui et remercia l'aîné, prenant les vêtements et lui disant qu'ils partaient maintenant. Lorsqu'ils rentrèrent, Thien, qui avait la peau plus fine, occupa la seule pièce pour se changer pendant que l'officier faisait sécher les vêtements mouillés sous la cabane.
Après que Thien ait séché ses cheveux et son corps, il se retourna pour choisir les vêtements que Khama lui avait donnés. Mais il s'arrêta brusquement en voyant une chemise indigo en coton tissée à la main avec des broderies colorées à l'ourlet et un pantalon court avec des cordons de serrage.
Le jeune homme fit la grimace. Il n'avait pas bien regardé quand on lui avait donné les vêtements. Que faire de ces vêtements ?
L'air froid qui soufflait dans la cabane l'aida à se décider. Thien refoula sa nervosité et enfila les vêtements Akha aussi vite qu'il le put avant d'être gelé. Il souleva la bassine avec les vêtements lavés et les disposa sur le cadre de la fenêtre. Il suspendit le reste pour les faire sécher au vent sur le petit balcon.
Phupha qui venait de finir de s'habiller leva les yeux et se figea. Il retint son rire jusqu'à en avoir mal aux mâchoires, et reçut un regard furieux de l'homme qui secouait les vêtements pour les faire sécher.
— Sur quelle colline tu cueilles tes carottes, Nong ?
La forme maigre et haute, au teint lisse et clair, au visage efféminé encadré par une coupe de cheveux moderne, ne collait pas du tout avec les tenues ethniques. Pourtant, le fossé entre le fait d'être un garçon de la ville et une tribu des collines avait déjà été raccourci.
— La même colline sur laquelle tu es !
Thien avait envie de jeter la bassine sur le capitaine. Même si Phupha portait des vêtements tissés à la main similaires, la chemise de l'officier était un col bateau qui lui allait parfaitement. En regardant de plus près. Thien voulut se mordre les lèvres de jalousie. La grande forme musclée du capitaine lui donnait l'air d'un guerrier, pas du ramasseur de carottes qu'il était.
La vie était injuste !
— Tu as fini d'accrocher les vêtements ? Tu veux les aider ou te prélasser ici ? demanda le capitaine.
Les yeux brillants de Thien étincelèrent d'hésitation.
— Tu veux dire le mariage ? Et toi ?
— Depuis ce matin, j'ai dit à Khama que j'aiderais.
Thien se tut, jetant un grand coup d'œil à la pièce vide de sa petite hutte. Il décida que la vie serait trop ennuyeuse s'il s'attardait ici toute la journée. Il n'y avait pas d'internet, après tout.
— Je vais venir avec toi. Attends une seconde.
Il se retourna et prit son médicament d'après-repas avant qu'il ne l'oublie.
Dans la grande cour ouverte à l'orée du bois, les hommes transportaient des tiges de bambou et les déposaient sur le sol. Certains coupaient le bois avec un grand couteau en bandes pour faire un radeau. Khama Bieng Lae fit signe aux deux hommes qui venaient d'arriver de se joindre à eux. Il sourit largement en voyant à quel point leurs vêtements tribaux indigènes leur allaient bien.
— Ces vêtements sont-ils confortables ? Ma femme les a confectionnés pour notre fils quand il a eu quinze ans. Je suis désolé qu'ils soient vieux et flétris.
Thien sourit à Khama en voyant combien l'homme plus âgé était fier. Il espérait que le chef du village ne voulait pas dire qu'il était à peine plus grand qu'un collégien.
— Il a dû devenir un homme très grand, alors ?
— Presque aussi grand que le capitaine.
Bieng Lae riait joyeusement en parlant de son fils bien-aimé qui venait de s'inscrire dans une université du centre de Chiang Rai. Le garçon ne rentrait à la maison que pendant les vacances scolaires.
— Il a dû être nourri avec un buffle quand il était petit... grommela Thien, en regardant les larges et fortes épaules semblables à une falaise solide, dignes du nom de l'officier imposant.
De l'autre côté de la cour, le commandant de la compagnie discutait avec d'autres villageois qui connaissaient le thaï.
— Nous fabriquons un palanquin pour transporter la mariée d'un village dans les montagnes à côté de chez nous.
— Un palanquin... répéta Thien qui cherchait le mot dans son dictionnaire mental. Vous voulez dire le siège surélevé porté par les hommes ?
— Oui. Le siège doit pouvoir supporter le poids du marié et de la mariée.
— Il faut beaucoup d'hommes pour faire ce travail, pas vrai ?
— Assez. Il faut quatre hommes à l'avant, quatre à l'arrière. S'ils ne marchent pas à l'unisson, le palanquin basculera. dit le chef du village en plaisantant, pourtant l'incident ne serait pas drôle pour les tourtereaux.
La route à travers la forêt et le chemin de terre étaient accidentés et sinueux, et les transporteurs devaient être capables de porter la natte, la mariée et le marié en même temps, jusqu'à destination. C'était une tâche titanesque.
Thien acquiesça sans conviction. Khama Bieng Lae lui demanda de gratter les échardes avec un couteau pendant que le capitaine construisait le radeau avec les villageois.
Trois heures plus tard, le palanquin de bois commençait à ressembler à un palanquin. Les hommes reliaient les poutres porteuses en insérant de grosses tiges de bambou sous la natte et les attachaient solidement avec des cordes de chanvre.
Huit hommes forts qui seraient les transporteurs prirent leur place pour tester le palanquin. Les voix lorsqu'ils soulevèrent le véhicule à l'unisson résonnèrent dans les bois. Plusieurs fois, l'un d'eux perdit l'équilibre et la natte faillit basculer. En voyant leurs visages rougis par le poids du bois, Thien ne pouvait que souhaiter qu'ils réussissent.
— Est-il nécessaire de porter le palanquin sur l'épaule ? murmura-t-il pour lui-même, mais Khama Bieng Lae, le chef des opérations, qui se tenait à proximité, l'entendit.
— Ce n'est pas nécessaire. Notre but est d'honorer la mariée en allant l'accueillir dans le village du marié. Si elle n'a pas besoin de venir à pied, ce serait déjà bien. L'Akha d'un village proche de la ville avec des routes goudronnées conduit même les camions pour le faire.
— Donc ça serait suffisant si le palanquin est au niveau du bras ?
Le chef du village de Pha Pan Dao se tourna vers le garçon de la ville et ses yeux s'agrandirent d'une réalisation soudaine. C'est vrai ! Comment avait-il pu oublier dans quelle faculté se trouvait le professeur bénévole !
— Qu'est-ce qui te tracasse ? Tu peux me le dire.
— Quoi ? lâcha Thien, surpris que l'homme plus âgé lui demande son avis et il se frotta le cou, nerveux. ... Non, je ne préfère pas. Je ne pense pas que ça va marcher.
— C'est mieux que de ne pas avoir d'opinion du tout, dit une voix grave alors que le capitaine Phupha s'approchait, le corps trempé de sueur, et les yeux intensément vifs regardaient le jeune homme comme pour arracher mentalement quelque chose à ce cerveau.
— Ne me poussez pas comme ça... dit l'étudiant en ingénierie d'une célèbre université, se sentant mal à l'aise. Avez-vous déjà vu un palanquin chinois, comme dans un film chinois ? Il y a un toit et une personne à l'intérieur mais il ne faut que deux porteurs.
— Je sais ce que c'est, mais je doute qu'ils le sachent.
Phupha sourit légèrement, se tournant vers les jeunes hommes Akha qui se rassemblaient autour du nouvel enseignant volontaire, curieux de ce qu'il disait même s'ils ne comprenaient pas chaque mot qu'il prononçait.
Thien regarda autour de lui, prenant en compte l'attente de tous, et laissa échapper un lourd soupir. Il se pencha pour ramasser un bâton et commença à dessiner sur le sol sablonneux. C'était l'image d'un palanquin en forme de boîte avec de longs bouts de bois dépassant du milieu, comme ceux utilisés dans la Chine ancienne,
— Il fait froid en Chine, alors ils l'ont fermé avec quatre murs comme ça... expliqua-t-il et plus il dessinait, plus de nouvelles idées lui venaient à l'esprit. Notre version n'a pas besoin d'être fantaisiste. Il suffit de faire une structure en forme de boîte sur le siège et de la recouvrir de chaume. Pas besoin de murs. Elle sera beaucoup plus légère.
— Comment porte-t-on ce palanquin chinois ? demanda Khama Bieng Lae, n'en ayant jamais vu un dont le nom et l'aspect étaient si particuliers que celui du dessin.
Il faisait de son mieux pour apprendre et comprendre afin de pouvoir expliquer à son peuple.
— Tout d'abord, vous vous placez entre les poutres et vous mettez vos mains de chaque côté. Ensuite, vous le soulevez verticalement.
— Tu penses que les poignets des gars seront capables de supporter le poids ? D'après ce que tu viens de dire, il suffit de deux personnes pour le porter.
Les rouages fonctionnaient dans son esprit et les yeux de Thien roulèrent dans tous les sens. Son cerveau qui était en inertie depuis un moment commençait à s'activer.
— Je pense que c'est bien de mettre les poutres sur les épaules - la plus grande partie du corps peut alléger le poids. Mais quand vous soulevez quelque chose de lourd, vous ne serez pas en mesure de l'élever beaucoup.
Il se tapota le menton plusieurs fois et utilisa le bâton pour dessiner quelque chose sur le sol.
— Si on ajoute une poutre au sommet du toit à la même hauteur que les épaules puis qu'on enroule une corde autour de la poutre supérieure et de la poutre inférieure pour les renforcer, il est possible d'utiliser seulement quatre porteurs. Lorsque vous le soulèverez, les mains et les épaules supporteront le poids, ce qui facilitera le transport. Si cette méthode fonctionne, vous n'aurez besoin que de quatre hommes. Lorsque vous marcherez, vous serez également en mesure de garder l'équilibre des deux côtés.
La solution rapide qui s'était échappée de la bouche du nouveau professeur stupéfia tout le monde. Cependant, l'homme à l'origine de cette idée leva la tête alors que personne ne parlait.
— C'est une mauvaise idée, pas vrai ? Alors vous feriez mieux d'utiliser l'ancienne version.
— Qui a dit que c'était une mauvaise idée ! C'est génial !
Bieng Lae s'avança et tapota chaleureusement l'épaule fine de Thien avec excitation. Il se tourna vers les hommes qui se tenaient autour d'eux, attendant le prochain ordre, et frappa des mains pour donner le signal, en criant de longues phrases dans sa langue maternelle.
Les villageois répondirent avec enthousiasme, ravis comme jamais. Ils se mirent au travail et utilisèrent de nouvelles poutres pour fabriquer un nouveau palanquin au lieu de démonter l'ancien pour récupérer le bois.
— Tu aimes inventer ? demanda le capitaine Phupha, les bras croisés sur sa poitrine, en écoutant tranquillement.
Thien, qui restait perplexe à la vue du changement soudain autour de lui, se tourna vers l'officier, le regard hésitant.
— Je l'ai fait. Une fois.
— Pourquoi au passé ?
— Au passé parce que je n'aime plus ça.
Il haussa les sourcils, voulant taper sur les nerfs du capitaine et cacher ses véritables sentiments. Avant que l'autre homme ne puisse poser une autre question, le plus jeune commença à marcher vers le chef du village qui l'appelait.
Oui, il adorait démonter ses jouets quand il était petit, surtout ceux qui bougeaient, comme les voitures ou les robots à piles. Quand ils étaient cassés, il prenait les composants et les remontait un par un pour créer une nouvelle invention. Chaque fois qu'il voulait montrer sa création à ses parents qui n'avaient pas de temps pour lui, ils n'étaient jamais là pour l'écouter. Lorsqu'il montrait ses œuvres à ses amis issus de familles aisées, ils se moquaient de lui et traitaient son invention de "déchet".
Depuis ce jour, le petit Thien Sophadissakul avait appris une leçon importante : s'il voulait être accepté dans le cercle social dans lequel il était né, pour être loué et applaudi, il devait agir au-dessus de tout le monde. Il devait être le plus riche, mener la vie la plus flamboyante, conduire les voitures importées les plus rapides, posséder le dernier modèle de téléphone et s'habiller de la tête aux pieds dans les vêtements les plus luxueux. Le monde matérialiste noyait les gens dans le plaisir mondain et leur faisait oublier leur véritable identité.
— Professeur... quelle doit être la largeur du siège ?
La question de Khama Bieng Lae tira le nouveau professeur de sa rêverie.
— Hum... juste assez large pour deux personnes. Deux mètres devraient suffire.
Le visage du chef du village se fendit d'un large sourire.
— Nous n'avons pas de mètre à mesurer, et les gens d'ici n'ont jamais appris les unités de mesure non plus.
— Oh.... s'exclama Thien en réalisant ce qu'il venait de faire.
Il se gratta la tête et se dirigea vers le tas de bambous coupés sur le sol. Il prit le plus petit et estima une longueur d'un mètre. Quand il obtint la mesure dont il avait besoin, il fit signe au villageois qui tenait une hache de couper le bambou.
— Pouvez-vous leur dire d'utiliser cette tige comme mètre de mesure ? D'après mon estimation, il ne devrait pas manquer dix centimètres. dit-il en indiquant à l'homme âgé comment utiliser l'outil et poursuivit. Vous connaissez tout. Vous parlez même couramment le dialecte national.
— J'ai obtenu une bourse pour les enfants défavorisés de Sa Majesté le Roi (1). À l'époque, il existait des programmes d'éducation spéciaux pour les enfants des tribus des collines vivant le long des frontières. Un enfant par village était envoyé à l'école en ville jusqu'à ce qu'il termine Morsor Cinq (2) - ou Mor Six de nos jours. Ensuite, j'ai travaillé comme employé temporaire dans une organisation gouvernementale du centre-ville de Chiang Rai jusqu'à ce que je retourne chez moi pour m'installer comme vous le voyez.
L'oncle Bieng Lae raconta l'histoire de sa vie avec fierté. La générosité de Sa Majesté le Roi Bhumibol lui avait permis de retourner sur sa terre et de développer le village où avaient vécu ses parents, ses grands-parents et ses ancêtres avant lui.
— Je... n'en avais aucune idée.
Il n'avait jamais réalisé que les nombreux devoirs royaux diffusés à la télévision dans les journaux télévisés du soir contribuaient en fait à changer la vie de nombreuses personnes démunies.
C'était particulier quand il y pensait. Les citadins comme lui avaient plus d'avantages et d'opportunités, et pourtant ils ne voyaient le roi qu'à la télévision. Mais les villageois des zones rurales dont les voix n'étaient pas entendues... étaient en fait ceux que le roi avait visités malgré les terrains difficiles et inextricables.
— Quand tu auras du temps libre, va te tenir sur le point le plus haut de Pha Pan Dao et regarde en bas. Regarde autour de toi. Tu verras les forêts verdoyantes et les fermes cultivées. Tout cela est né des initiatives de Sa Majesté le Roi.
— C'est génial.
— Appelons ça une 'bonne fortune'. Nous avons la chance d'être nés sur cette terre.
Thien sourit, ressentant le sentiment de fierté que Khama Bieng Lae avait éprouvé. Mais peut-être souriait-il trop, car une douleur lui traversa l'estomac à cause des bleus sur sa joue. L'expression du chef du village s'assombrit lorsqu'il vit l'enseignant grimacer.
— Je voulais te parler de cela. Les intermédiaires qui ont profité de notre peuple n'étaient pas seulement Maître Sakda et ses hommes. Mais si tu vois encore quelque chose comme ça, tu dois le dire à moi ou au capitaine. Ne prends pas l'affaire en main.
— Si j’avais fait ça, les villageois auraient déjà été dupés, dit-il en fronçant les sourcils, incapable de comprendre les paroles du plus âgé. Laissez-moi vous poser une question. Si je vous avais dit ce qui se passait, qu'auriez-vous fait, le capitaine ou vous ?
La question était plus difficile à répondre que celle de savoir qui de la poule ou de l'œuf venait en premier. Khama Bieng Lae réfléchit tranquillement pendant un moment avant de lâcher un long soupir.
— Kru Thien. Je ne peux pas tout te dire sur la mafia par ici. Mais crois-moi. Tu n'es pas le premier enseignant volontaire qui essaye d'aider les villageois et qui est toujours intact.
L'homme plus âgé tapota l'épaule de Thien pour souligner ses paroles.
— C'est tout ce que je peux dire pour l'instant. Tu es un gars intelligent. J'espère que tu comprends ce que je veux dire.
Thien fit claquer sa langue, agacé d'avoir reçu une autre réprimande à propos de l'incident. Ils n'arrêtaient pas de l'appeler un gars intelligent. Et s'il voulait être stupide parfois ? Il secoua la tête et alla aider les villageois à assembler le palanquin. Que sera, sera, pensa le jeune homme.
Le palanquin chinois avait été modifié en une version plus simple par l'ingénieur en chef qui avait supervisé chaque étape, jusqu'à la dernière procédure lorsque la corde fut attachée aux lattes de bambou. Une fois le palanquin terminé, Thien fit signe aux quatre hommes qui se tenaient à la même hauteur de soulever le siège du sol.
La tige de bambou qui dépassait de la structure du toit fut placée sur les épaules de deux hommes qui tenaient les deux poutres inférieures. Même si le véhicule avait l'air bizarre, il était facile à manœuvrer et le nouveau design distribuait mieux le poids que la version précédente. L'étudiant en ingénierie se caressa le menton, réfléchissant, avant de faire signe aux hommes de poser le palanquin.
Il mesura la longueur avec ses yeux et demanda aux hommes qui comprenaient la langue thaïe de scier quelques centimètres en trop. Même si les poutres plus longues rendaient le palanquin plus léger, il était trop difficile à transporter.
Lorsqu'il fut enfin au point, Thien procéda à la vérification finale du siège. Il fit le tour du palanquin, le touchant ici et là avant de lever le pouce vers les villageois qui attendaient son approbation. Le travail était terminé !
Les hommes qui avaient mis leur cœur et leur travail dans la construction du palanquin poussèrent des cris de joie, tapant dans leurs mains et encerclant l'enseignant volontaire pour le remercier dans la langue thaïlandaise avec un fort accent. Le jeune homme qui était l'épicentre de l'attention leur serra la main, acceptant leurs sourires généreux, bouleversé.
Le capitaine Phupha qui avait observé toute la scène s'approcha du chef ingénieur qui souriait d'un air penaud, ne sachant comment réagir et posa sa main à l'arrière du crâne rond.
— Bon travail.
Ne voyant aucune réaction de la part du jeune homme, Phupha baissa les yeux et vit des larmes dans les yeux du garçon. Il sourit doucement.
— Ce que tu fais a de la valeur. Même si personne ne peut le voir, tu le fais. Alors... tu n'as pas besoin d'être comme les autres.
...Ne te bats pas pour être quelqu'un que tu n'es pas... juste pour plaire aux autres.
C'était quelque chose qu'il aurait aimé que quelqu'un lui dise il y a mille ans. Il n'avait pas besoin d'une récompense coûteuse ni de louanges. Il avait juste besoin de quelqu'un qui l'accepte tel qu'il est...
Thien renifla le liquide clair qui s'écoulait de son nez et brossa à moitié la main sur l'arrière de sa tête, en fronçant les sourcils.
— Je ne suis plus un petit enfant.
Phupha retint son rire et tendit au jeune homme un gobelet en plastique rempli d'eau de pluie froide et rafraîchissante.
— Tu veux de l'eau, M. l'adulte ?
Le professeur se renfrogna devant la taquinerie du capitaine. Il attrapa le gobelet et engloutit l'eau.
— Tu as faim ?
Thien s'écria :
— Je pourrais manger un cheval !
Les légumes bouillis mous et la pâte de piment qu'il avait mangés pendant le déjeuner avaient déjà disparu de son organisme.
— Attends. Le docteur a fait quelques courses en ville. Il a dit qu'il ramènerait du canard cuit à la vapeur dans une sauce brune douce d'une boutique célèbre.
Quand il entendit le nom du docteur de la bouche du capitaine. Thien montra ses crocs.
— J'ai cru que vous alliez vous manger l'un l'autre.
Le capitaine ignora le sous-entendu sexuel.
— J'ai dit qu'on allait se manger un canard, pas l'un l'autre.
— Je t'ai entendu ! Je ne suis pas sourd !!
Phupha fronça profondément les sourcils, incapable de suivre les sautes d'humeur du garçon.
— Pourquoi tu es contrarié ?
— J'ai dit que j'avais faim.
Thien claqua ses mots et frôla le capitaine, en se dirigeant vers Khama Bieng Lae qui avait observé le duel verbal de loin. Le capitaine regarda le jeune homme s'éloigner et secoua la tête en signe d'exaspération.
Il était près de dix-huit heures. Le soleil se couchait. Le ciel s'assombrissait. Le docteur Wasant gara sa voiture à l'arrière du village et remonta la pente avec quelques sacs de nourriture. Une fois arrivé à la hutte, il appela son ami, grand et massif, qui s'était assis sur la natte sous la maison pour qu'il prenne la nourriture.
— Qu'est-ce que tu as acheté ? Il y en a beaucoup.
Phupha regarda dans les sacs lorsqu'il les ouvrit et mit la nourriture dans des plats.
— J'ai acheté tout ce qui restait dans le magasin pour que Nong Thien se sente mieux. J'ai entendu dire qu'il s'était bien battu.
Les lèvres du jeune capitaine se transformèrent en un sourire.
— Je suppose qu'il se prenait pour Bruce Lee. Heureusement qu'il n'a pas sorti son arme.
Wasant posa une assiette et versa le riz au jasmin en poussant un long et lourd soupir.
— Pas un bon début, pas vrai ? J'ai peur qu'il ne fasse pas long feu.
Même si la zone était protégée par l'armée, certaines influences sombres planaient toujours au-dessus. C'était une région reculée où le développement était minimal et où les villageois étaient à peine éduqués, ce qui donnait une ouverture aux gens pour profiter d'eux. La forêt était encore abondante et les rangers travaillaient dur en patrouillant chaque jour sur des dizaines de kilomètres pour repérer les pilleurs.
Lorsque Phupha et lui avaient été transférés à la base, ils étaient confrontés à des incidents presque tous les jours, se battant avec les pilleurs et les trafiquants de drogue, jusqu'à ce que cela devienne de moins en moins fréquent au fil des années. Ils avaient dû voir à quel point ce capitaine était inflexible, alors ils avaient décidé de passer à la prochaine zone cible.
Mais ils n'étaient pas tous partis pour autant.
— C'est mieux comme ça.
Les mots simples mais fermes attirèrent le regard du médecin vers le capitaine, le coin de ses lèvres fines se soulevant dans un sourire complice.
— Tu es sérieux ?
— Je le suis, répondit l'homme, mais il regardait ailleurs, incapable de croiser le regard de son ami.
Le docteur se redressa et croisa les bras, comme s'il avait le dessus.
— Ne crois pas que je ne sais pas ce que tu as en tête, espèce de salaud. Tu es après lui depuis le premier jour quand il est arrivé et tu ne l'as jamais quitté. Même hier soir, tu as été tellement effronté que tu as foncé dans la cabane et passé la nuit ici. Tu veux me raconter toutes ces conneries ? Bien, vas-y. Je n'y crois pas.
C'était la première fois qu'il regrettait d'avoir ce putain de fils de chien comme meilleur ami ! Ils avaient passé des années ensemble dans un premier camp. Quand il avait été transféré, le docteur avait même demandé à le suivre ici. Il ne pouvait pas nier que le docteur le connaissait sur le bout des doigts.
— Tu peux garder ton putain de nez hors de mes affaires, juste pour cette fois ?
Phupha fit claquer l'assiette du canard à la vapeur qu'il venait de verser du sac sur la natte, frustré.
— Eh bien, il y a une chose que je ne sais pas. Si tu le surveilles comme une mère poule... c'est parce que ça a été le coup de foudre ou parce que c'est un ordre de Tu-sais-qui ?
Le capitaine se tut en détournant son regard vers les assiettes, se sentant mal à l'aise.
— C'est la première chose dont tu dois vraiment te méfier.
— Espèce de connard. Tu me caches quelque chose !?! jura bruyamment Wasant avant d'ajouter une autre menace. Bien ! Je vais dire au garçon de surveiller ses arrières et de ne jamais te faire confiance !
— Une menace vide, dit nonchalamment Phupha et le docteur claqua la langue, agacé.
— Ne sois pas si arrogant. Tu ne sais même pas ce qu'il ressent pour toi.
Le capitaine ne pouvait pas répondre à cette question. Il ne dit rien et se retourna pour soulever une bouteille d'eau et la poser sur la natte pour signifier que cette conversation était terminée. Voyant à quel point son meilleur ami était peu réactif, le jeune médecin se porta volontaire pour aller chercher le professeur qui avait fait une sieste avant de prendre le repas. Une fois son ami parti, Phupha s'affala sur la natte, se sentant épuisé.
S'il n'avait pas d'espoir mal placé à l'origine, pourquoi se soucierait-il de ce que le jeune homme "pensait" de lui, alors ?
Thien se précipita dans l'escalier car son estomac et sa résidence parasite grondaient en signe de protestation. Ses yeux en amande s'écarquillèrent d'excitation en voyant la nourriture qu'il connaissait bien : canard à la vapeur dans une sauce brune, porc croustillant et rôti, et boulettes de crevettes croustillantes frites. Il se tourna vers son bienfaiteur avec un large sourire reconnaissant.
— Merci beaucoup, beaucoup, p'Doc ! Ce sont tous mes préférés !
— Je suis heureux que tu les aimes. Tu peux en manger autant que tu veux. Je ne veux pas que les gens disent que nous ne prenons pas bien soin de toi ici.
Wasant voulut caresser la tête du garçon mais il y avait une paire d'yeux méchants qui le fixaient.
— Tu n'as pas à t'inquiéter. Je vais tout engloutir.
Thien tapota son ventre plat pour le rassurer.
— Dommage que le riz ne soit plus chaud. Je l'ai acheté dans l'après-midi, dit le médecin militaire en tendant l'assiette pleine de riz au professeur qui s'était déjà assis sur la natte.
—Je me suis habitué au riz froid maintenant. Je pense que c'est un goût acquis et c'est mieux que de ne rien avoir à manger du tout, bredouilla Thien en mettant un gros morceau de canard dans sa bouche.
Les deux hommes qui tenaient leur cuillère en l'air se tournèrent pour se regarder, comme s'ils partageaient les mêmes pensées.
Quelque chose dans ce garçon était en train de changer.
Le plus jeune homme leva les yeux, percevant le silence.
— Qu'est-ce que vous attendez ? Si vous ne voulez pas manger maintenant, je vais finir le plat.
Il mit du porc croustillant avec de la sauce dans son assiette et en mangea un morceau.
— Hé, doc, tu as des pilules pour les troubles gastriques sur toi ? demanda Phupha.
— Non. Quelqu'un est malade ?
— Pas maintenant, mais bientôt. J'ai peur que l'estomac insatiable de quelqu'un n'éclate.
Thien tourna les yeux vers le grand capitaine et répliqua en prenant la nourriture de chaque plat et en la mettant dans l'assiette de Phupha jusqu'à ce qu'elle soit pleine.
— Mange et garde ta bouche occupée, cap.
— Eh bien... vu comme on s'occupe bien de toi, tu ferais mieux de demander à ta mère de parler à sa mère pour un arrangement matrimonial, dit le docteur Wasant avec un sourire en coin à son ami.
— Ma mère est décédée depuis que j'ai dix ans. Et si tu continues en parlant de mon père, ce soir je vais allumer l'encens et demander à son esprit de te briser le cou.
Phupha termina sa phrase avec un doigt passant à travers son cou.
— Très bien, j’abandonne.
Le médecin hissa le drapeau blanc et se tourna vers le professeur.
— Je pense que les hommes vont bien s'amuser ce soir.
— Pourquoi ? Le mariage n'a pas lieu demain ?
Wasant gloussa doucement comme s'il était au courant de quelque chose.
— Selon une ancienne tradition Akha, quand un homme se marie, il doit libérer son corps de toute impureté... en couchant avec Sa Kor Her, ou une veuve qui a été désignée pour dépuceler le marié et lui donner une leçon d'amour.
— Quoi ? s'exclama le jeune homme dont la bouche s'ouvrit en grand en entendant ce rituel particulier. Cela peut-il être la base d'un enterrement de vie de garçon ?
Il en avait été témoin comme une norme dans son entourage.
— Je n'en sais rien.
Peut-être que c'était juste l'égocentrisme des hommes qui était devenu la norme. Wasant haussa les épaules et mit le riz dans sa bouche.
— Alors pourquoi tu as dit que tous les hommes allaient s'amuser ? Ce rituel n'est-il pas uniquement réservé au marié ?
Le plus âgé sourit d'un air entendu, les yeux bridés comme un renard, et il se pencha pour murmurer contre la pointe blanche de l'oreille.
— Ce soir, tu peux te promener dans le village. Si tu vois un groupe d'hommes avec une torche ou une lampe, suis-les.
— Est-ce que tu vas finir ton foutu repas pour qu'on puisse retourner à la base !? coupa vivement Phupha d'une voix forte avant que son ami ne mette encore plus de fausses idées dans la tête du fauteur de troubles.
Mais Thien ne comprenait pas. Il laissa tomber et retourna manger le délice qui se trouvait devant lui jusqu'à ce que son estomac soit douloureux....
Lorsqu'ils eurent fini de nettoyer les assiettes, le jeune homme raccompagna les invités comme il le faisait habituellement. Le capitaine ne monta pas dans la voiture avec son ami puisqu'il avait sa propre moto. Avant de partir, il ne manqua pas de rappeler à Thien qu'il ne devait pas se promener dehors la nuit car ce n'était pas sûr.
Le professeur acquiesça d'un signe de tête décontracté, lassé de ces avertissements, et fit un signe de la main pour congédier le capitaine. Il retourna mettre la bouilloire sur le brasero pour préparer un bain chaud à l'arrière de la cabane. Il serra les dents en courant nu jusqu'à sa chambre une fois le bain terminé dans le froid et sentit une crampe le gagner. Soudain, ses yeux aperçurent quelque chose.
C'était la bassine en plastique qu'il avait empruntée à Khama Bieng Lae et qu'il avait oublié de rendre. | | Messages : 942
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| Néphély Mar 27 Aoû 2024 - 14:12 Chapitre 8 Part.2 Un homme vêtu de sa veste préférée et d'un pantalon de pyjama humide se tenait devant la plus grande maison du village de Pha Pan Dao. Il tremblait et criait pour parler au propriétaire de la maison. Une porte en bois derrière un escalier s'ouvrit lentement et Khama Bieng Lae sortit avec une lampe pour regarder.
— Kru ! Qu'est-ce qui t'amène ici dans le noir !?
— J'ai oublié de vous rendre la bassine. J'avais peur que votre femme en ait besoin demain matin.
Il savait que la plupart des ménagères Akha allaient laver leur linge à la cascade à l'aube.
— Oh là là... il ne fallait pas te déranger. Nous avons beaucoup de bassines ici. Tu peux garder celle-ci.
— Ah, d'accord.
Thien se frotta la nuque, gêné d'être venu pour rien. Avant qu'il ne se retourne pour partir, le chef du village l'interpella comme s'il avait pensé à quelque chose.
— C'est bien que tu sois venu. Entre, nous avons quelque chose pour toi.
— Nous... ?
Thien fronça les sourcils, se demandant qui cela pouvait bien être, mais il monta les escaliers comme on le lui avait demandé. Il s'assit sur la paillasse au sol avec la bassine à ses côtés, regardant à gauche et à droite pour observer l'état de la maison Akha. Il constata que la maison parlait de l'éducation de Khama Bieng Lae et de son expérience professionnelle en ville.
La maison était pleine d'équipements modernes et il y avait même une étagère avec des livres. Son regard s'attarda sur une photo dans un cadre doré : c'était une photo du roi Bhumibol alors qu'il rendait visite aux habitants des régions reculées de Thaïlande. Le poster réalisé à partir de la photo était si réaliste qu'on pouvait clairement voir les perles de sueur sur le visage de Sa Majesté, et combien il avait travaillé dur pour son peuple.
Thien pensa au calendrier suspendu avec la photo de Sa Majesté sur une armoire au fond de la classe. Le clou était tombé, donc le calendrier était placé de cette façon. Il pensa à emprunter un marteau à Khama Bieng Lae pour remettre le calendrier en place. Peut-être les enfants seraient-ils plus encouragés à étudier en voyant la photo du roi.
— Désolé de t'avoir fait attendre, dit Bieng Lae en sortant de sa chambre avec sa femme qui portait des costumes traditionnels Akha. Ma femme vient de finir d'arranger la dernière chemise.
— Pourquoi tant de vêtements ? demanda le jeune homme fortuné, perplexe.
L'homme plus âgé sourit doucement en prenant les vêtements des mains de sa femme et en les posant devant l'enseignant.
— Ces vêtements pour hommes étaient les costumes tissés les plus fins fabriqués par notre peuple. Certains d'entre eux étaient vieux car ils avaient été enfermés, mais ma femme les a réparés pour toi. Aujourd'hui, les hommes étaient si heureux de voir comment tu portais leurs vêtements et que tu les aies aidés à construire le palanquin de la mariée, alors ils ont voulu te rendre la pareille.
Thien était silencieux, sentant ses yeux brûler.
— Ils... ont aimé me voir porter les mêmes vêtements qu'eux ?
— Beaucoup de gens ici aiment porter des vêtements de ville pour paraître modernes, mais peu de citadins aiment les costumes traditionnels comme les nôtres, expliqua Khama qui posa ses mains sur la pile de vêtements aux broderies colorées. Si cela ne te dérange pas.... accepterais-tu ces vieux vêtements ?
— Je…
Il ravala ses sanglots. Bien qu'il ne soit ici que depuis peu de temps, il pouvait dire que son estime de soi qui avait été anéantie revenait en force à la vie.
— Comment je pourrais dire non ?
Thien se pencha pour embrasser les vêtements comme s'ils étaient les cadeaux les plus précieux et se tourna vers la femme de Khama qui lui souriait.
— Er kuelong... hue... matae... Ma Tante.
Il venait de dire "merci" dans le dialecte Akha qu'il avait appris des hommes dans l'après-midi. Il savait que sa phrase était cassée, mais cela avait tout de même provoqué un rire chaleureux de la part des deux aînés.
— Thee jay mah nger, ah khu.
En entendant la réponse de sa femme, Bieng Lae traduisit la phrase.
— De rien, kru.
Thien mit les vêtements dans la bassine, fit ses adieux à ses hôtes et descendit les escaliers. Il projeta la lampe de poche le long de la route accidentée au milieu du village. C'était une nuit sans lune et les étoiles scintillantes étaient visibles dans le ciel sombre. La température avait également chuté à un degré glacial et il voyait le filet de fumée blanc provenant de son souffle.
Le citadin qui n'avait jamais connu un tel froid en Thaïlande essuya le liquide clair qui suintait de son nez. Il aperçut ensuite quelque chose d'inhabituel : la lumière provenant d'un groupe d'hommes dans l'obscurité qui se tenaient sur la pointe des pieds derrière une rangée de maisons en bois.
Ils reconnurent la présence de l'autre et s'arrêtèrent pour le regarder. L'ombre sortit avec une lampe à pétrole à la main et il put voir les visages familiers dans l'obscurité. C'était le groupe de jeunes hommes qui avaient fabriqué le palanquin avec lui durant l'après-midi. Que faisaient-ils ici en pleine nuit ? Avant qu'il n'ait eu sa réponse, ils commencèrent à lui faire signe.
Thien regarda à gauche et à droite et se pointa du doigt. Est-ce qu'ils l'appelaient ? Quand ils firent oui de la tête et accélérèrent leurs signes, il se dirigea vers eux sans hésiter.
Quand ils virent que l'enseignant bénévole se joignait à eux, ils frappèrent ses fines épaules avec des rires satisfaits et l'invitèrent à marcher avec eux. Thien suivait, perplexe, sa lampe de poche dans une main et sa bassine dans l'autre. Il se rappela les paroles de P'Docteur Nam dans la soirée et commença à comprendre pourquoi ce groupe d'hommes sortait de nuit avec la lampe.
Un frisson le parcourut comme un adolescent qui sort en cachette pour faire quelque chose de contraire aux règles. Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils atteignent le pied de la colline assez loin et repérèrent la seule hutte qui était construite derrière un grand arbre.
— Pourquoi on est là ? demanda Thien à voix basse, mais cela résonna fort dans le silence total.
Les hommes se tournèrent vers lui à l'unisson, et mirent leur index sur leurs lèvres pour lui dire de se taire.
Le nouvel instituteur volontaire se tut et se dirigea sur la pointe des pieds vers la hutte, derrière les hommes. Un pionnier se redressa pour chercher une ouverture dans le mur de bambou tressé et en trouva une. Il fit signe à ses amis de s'approcher.
La lumière de la lampe de l'intérieur était assez vive pour entrevoir des ombres en mouvement à l'intérieur. De faibles gémissements, de doux bavardages et les sourires narquois des jeunes hommes lui firent comprendre ce qui se passait dans cette hutte.
Les hommes Akha virent qu'il était en retrait et le rapprochèrent, espérant qu'il aurait une meilleure vue de l'activité sexuelle entre le futur marié et Sa Khor Her à travers le trou.
Les deux seins pleins de la veuve étaient en pleine vue juste devant ses yeux, ce qui lui fit pousser un cri fort.
— Pu… !!!
Avant qu'il ne finisse ses mots, une main fut plaquée sur sa bouche.
Incapable de bouger, Thien dut regarder le porno en direct avec un sentiment de malaise dans le ventre. La respiration rapide des jeunes hommes autour de lui, alors que l'homme dans la hutte s'approchait de sa cible, lui donnait envie de détourner le regard, mais ses yeux étaient fixés sur la scène...
...Les deux cuisses lisses s'ouvrirent largement, prêtes à laisser entrer l'homme. La dureté qui montrait la fertilité du jeune marié disparut lentement dans le corps de la femme. Quand il commença à bouger, les faibles gémissements de la veuve du cours d'amour firent frémir tous les voyeurs.
— Vous vous amusez bien ?
...Il jura. La voix basse, profonde et familière qui prononça cette phrase en thaï était si calme et pourtant si puissante. Elle leur transperça les oreilles et dispersa dans tous les sens les hommes qui ne comprenaient même pas complètement la langue.
Mais hélas, la bassine était une entrave, et Thien fut saisi par une main épaisse. Des gouttes sueurs perlèrent sur son front lisse, même si la température était glaciale. Il poussa un rire sec avant de se tourner vers l'imposant officier qui s'était transformé en monstre furieux.
— Tu n'es pas retourné à la base, capitaine ?
— J'avais le pressentiment que tu allais faire une bêtise, alors je suis revenu après la douche. Je ne t'ai pas vu à la cabane alors je suis venu directement sur le lieu de la cérémonie. Et j'avais raison, souligna Phupha en insistant sur chaque mot de la dernière phrase pour intimider le jeune homme.
— Tu n'as pas besoin d'être sur mon dos, tu sais ?
Thien eut un rire timide alors qu'il pâlissait. Pourquoi aurait-il eu peur ? Il n'était pas du tout intimidé par cet homme.
— Rentre chez toi, maintenant !
Le capitaine traîna le fauteur de trouble par le bras et Thien sentit presque son épaule se déboîter.
— Aïe ! Doucement, capitaine !
Il poussa un faux gémissement pour que l'officier soit plus doux avec lui mais ce fut en vain. La poigne de fer tirait toujours légèrement sur son avant-bras.
Phupha traînait la forme élancée vers sa moto qui était garée à proximité afin de pouvoir ramener le garçon chez lui. Pourtant, il sentit la gêne dans la façon de marcher de Thien, alors il s'arrêta et se retourna. Les yeux aiguisés parcourent le corps du jeune homme et s'arrêtèrent sur la bosse. Un sourire froid et entendu apparut sur le visage sombre.
— Qu'est-ce que tu regardes ?! cria Thien en baissant sa veste pour dissimuler ses bijoux. Son visage rougit d'embarras.
— Qu'est-ce que tu as vu par ce trou ?
— Ça ne te regarde pas !
Le plus jeune homme poussa le capitaine qui se rapprocha comme pour le taquiner.
— Tu as besoin de mon aide ? murmura-t-il d’une voix basse et rauque, alors que le bout du nez proéminent et droit se pressait contre le bout de l'oreille blanche de Thien. Nous sommes tous les deux des hommes. Ne sois pas gêné.
Il eut la chair de poule de partout. Thien ferma les yeux et hurla comme un bison qu'on abat, sa voix résonna dans les montagnes.
— Un homme qui domine d'autres hommes comme toi est trop dangereux !
Il enfonça la bassine en plastique dans les abdo fermes du capitaine et Phupha se recula. Il leva les yeux vers le coquin qui s'éloignait en direction de la moto et le dépassa.
— Dépêche-toi ! Il fait froid ici ! hurla Thien, dont le visage se crispa en une profonde grimace.
Le jeune officier laissa échapper un long et lourd soupir. La façon dont Thien l'avait dit... avait-il entendu quelque chose de la part du médecin grande gueule ? Dès son retour à la base, il allait botter le cul de Wasant. Phupha secoua la tête en signe d'exaspération.
Parce que son cœur craignait que "l'espoir" qu'il n’avait jamais eu soit vraiment hors de portée.
Le mariage Akha, selon la longue tradition, durait trois jours. Le premier jour, on emmenait la mariée dans la maison du marié. Ensuite, "Yae Moh", l'aîné respecté du village, effectuait un rituel de bienvenue pour la mariée en se purifiant et en frappant sur le toit du marié pour appeler l'esprit de la mariée.
Le deuxième jour, la mariée accomplissait son devoir de ménagère en cuisinant pour les personnes âgées du village en signe de gratitude. Le dernier jour, elle devait accomplir un devoir en coupant une banane rouge ou gna nay dans la forêt et ramener la tige de banane pour la brûler et la servir aux invités. Les invités devaient mélanger de l'huile végétale avec la suie au fond du pot et en mettre sur le visage des autres dans un jeu de poursuite. Le marié et la mariée ne faisaient pas exception, car ce rituel était destiné à tester leur patience pour savoir s'ils allaient pouvoir passer le reste de leur vie ensemble.
Thien se tenait debout et avait bu tout le bol d'eau après avoir été invité à rejoindre une procession pour inviter la mariée dans leur village. La route sinueuse à travers la forêt clairsemée qui montait et descendait le fatiguait déjà, bien qu'il n'ait pas le poids du palanquin sur lui. Pourtant, les autres hommes continuaient à parler et à rire comme si c'était une promenade de santé pour eux.
L'enseignant volontaire portait les vêtements traditionnels, avec le chapeau que Khama Bieng Lae lui avait donné le matin. Il ressemblait à un bandeau avec un beau pompon de laine à tricoter coloré. Il ressemblait à l'un des leurs et personne n'aurait pensé qu'il venait de la ville.
Le capitaine Phupha ne faisait pas partie des soldats qui surveillaient le trajet mais les rangers qui patrouillaient à tour de rôle autour de l'école. Même s'il se demandait pourquoi l'imposant officier ne se joignait pas à eux, il se retenait de le demander.
Thien s'étira paresseusement pour chasser les courbatures du voyage et entra dans la maison des nouveaux mariés. Les époux étaient au milieu de la cérémonie suivante : se passer un œuf dans les deux sens trois fois. Alors qu'il fronçait les sourcils avec une question en tête, Khama Bieng Lae apporta la réponse.
— C'est une ancienne forme de prophétie, kru. S'ils font tomber l'œuf, cela signifie qu'ils n'auront pas d'enfants et qu'ils ne gagneront aucun mérite.
Le garçon de la ville hocha la tête avec perplexité. Cet "œuf" représentait-il la période d'ovulation des femmes ?
La fête se poursuivit de l'après-midi jusqu'au soir. Les invités chantaient et dansaient dans la cour et le poulet élevé par les villageois avait été bouilli et servi comme premier repas des époux ensemble. Thien, qui ne pouvait parler en thaïlandais qu’au chef du village, mettait du riz gluant en boule avec sa main et le trempait dans une pâte de piment, il s'ennuyait et partit tranquillement se promener dans la cour de culture après avoir terminé son repas.
Les jeunes filles et les enfants qui dansaient au son de la musique étaient un spectacle adorable, mais ce qui attira le plus son attention, ce fut la forte acclamation à l'avant. Les hommes, jeunes et vieux, étaient debout en cercle et jouaient à un jeu.
— Ah Koo !
L'un d'entre eux interpella le professeur qui s'approchait.
— Que faites-vous ?
Même s'il ne comprenait pas les mots, il put en deviner le sens en s'approchant pour regarder la chose qui tournait au milieu du cercle.
— Chong… dirent-ils, essayant de lui expliquer. T...to... toupe-pie.
Thien essaya de rassembler le mot.
— Vous vouliez dire toupie ?
Rapidement, ils hochèrent la tête, affichant un large sourire et l'invitant à les rejoindre. Le 'Chong' des Akha, ou toupie, avait un aspect particulier. Ceux qu'il avait vus auparavant avaient une longue pointe aiguisée en fer ou en métal, mais ici, elle était faite de bois aiguisé avec une pointe amincie, et la tourbière était plus grande que la version moderne. La corde à filer était soit en plastique, soit en chanvre, attachée à une autre pointe du bois.
Thien était né à l'époque de la voiture radiocommandée et avait fréquenté une école d'élite. Il n'avait jamais touché et joué avec une toupie en plastique qui était un cadeau que l'on recevait en achetant un paquet de snacks, ni essayé un jeu de corde à sauter avec ses amis.
Il regardait le simple jouet local que quelqu'un lui avait mis dans les mains, ne sachant plus où donner de la tête. Des cris de joie s'élevèrent dans la langue Akha qu'il ne comprenait pas. Mais d'après leurs gestes - avec des mouvements d'étirement des mains - il devina qu'ils lui disaient de tirer la corde.
Le garçon de la ville décida de tirer le bâton avec la corde hors de la toupie, et le jouet tourna quelques tours sur le sol avant de s'arrêter. Cela n'avait vraiment pas l'air aussi bien que lorsqu'un Akha le faisait.
Les rires des gens qui l'entouraient le rendirent nerveux et embarrassé par sa tentative ratée. Thien serra les mains en un poing, furieux, brûlant du besoin de se montrer. Il se dirigea vers l'habitant qui lui avait tendu le jouet et exigea de ses mains que l'homme lui enseigne immédiatement.
L'homme Akha lui montra comment lancer la toupie. Normalement, il fallait enrouler la corde à une extrémité de la pointe du jouet, du début jusqu'au sommet, puis enrouler la corde autour du doigt du lanceur. Mais avec la version des Akha, ils utilisaient une tige de bambou qui avait été taillée en pointe au lieu d'un doigt, afin d'augmenter la force centrifuge qui permettrait de manipuler une toupie plus grande et plus lourde.
Cela ressemblait au lancer d'une balle dans un match de baseball qu'il avait joué pendant les cours d'été aux États-Unis. Une fois qu'il se fut imaginé comme un lanceur avec une toupie en main au lieu d'une balle, il devint plus confiant. Lorsqu'il lança la tige et envoya la toupie avec une posture parfaite, l'homme qui lui avait enseigné eut un regard émerveillé.
Le lourd et grand jouet s'envola sur une dizaine de mètres avant de toucher le sol. Il tourna comme un tourbillon avant de s'arrêter après un bref instant.
Thien lança le jouet avec différentes postures, mais ses lancers ne donnèrent pas lieu à une longue rotation comme celle accomplie par les Akha. Il s'arrêta et observa s'il y avait des différences entre son tourbillon et celui des hommes, les bras croisés contre sa poitrine, en fronçant les sourcils. Puis, il se tourna vers le propriétaire du jouet et désigna la corde en plastique.
Le type sembla comprendre ce que le professeur suggérait et répondit par un sourire penaud, en agitant la main pour dire qu'il ne l'avait pas pour le moment. L'étudiant en ingénierie avait finalement compris quel était le problème : la corde en plastique était glissante et ne tenait pas aussi bien à la surface que la corde en chanvre.
Il regarda à gauche et à droite, cherchant une solution pendant quelques instants. S'il voulait une surface rugueuse, alors il avait besoin de papier de verre. S'il voulait que la corde soit plus lisse, il devait la rouler dans le sable. Thien utilisa une logique de fou en roulant la corde en plastique sur le sol et la roula avec ses pieds, pour atténuer sa surface lisse, et l'enroula autour de la girouette.
Il fit un autre long lancer. Le jouet en bois s'envola dans les airs en un arc souple avant de frapper le sol et de tourner à une vitesse étonnamment élevée. Les Akha qui l'entouraient le regardaient avec étonnement. Thien fit une boule avec sa main et ramena son bras contre lui, criant un "Oui !" fort de son expérience réussie. Il traîna ensuite son complice vers le groupe d'hommes pour les défier.
Le soir venu, le groupe de soldats amis avec les hommes du coin était venu féliciter les jeunes mariés. Le capitaine Phupha se présenta dans son pantalon de camouflage, ses bottes de combat à hauteur des genoux, et un t-shirt kaki verdâtre avec une veste tactique. Cela montrait qu'il venait de rentrer d'une patrouille.
Le docteur Wasant, qui était en tenue semi-décontractée, s'approcha de Khama Bieng Lae et lui tendit un sac en plastique contenant de la bière et le fameux whisky qu'il avait acheté la veille en signe de courtoisie.
— Merci, docteur, dit le chef du village de Pha Pan Dao en invitant les soldats à se joindre à eux pour le dîner sur la longue paillasse.
Il sourit en constatant que le capitaine regardait autour de lui comme s'il cherchait quelque chose.
— Vous cherchez Kru Thien ? Il est là-bas.
Bieng Lae désigna l'autre côté de la cour où des hommes jeunes et plus âgés étaient rassemblés.
— A quel jeu jouent-ils ?
Le jeune officier essaya de regarder mais les hommes étaient tassés et il ne pouvait rien voir.
— Le professeur a défié quelques gars dans des jeux de toupie.
Le regard acéré se fronça.
— Vous devez être ivre. Est-ce qu'il sait au moins ce qu'est une toupie ?
— Allez, capitaine ! dit Bieng Lae en se tapant sur le front. Si tu ne me crois pas, je vais te montrer.
Il entraîna le grand soldat et traversa le cercle des hommes.
L'image d'un homme tout juste sorti de l'adolescence, levant la jambe en l'air et lançant une toupie entourée d'une corde et reliée à un bâton comme s'il était un joueur professionnel, fit que Phupha s'arrêta net d'étonnement.
Des applaudissements retentissants résonnèrent dans ses oreilles tandis qu'il fixait le visage naturel et lumineux aux joues lisses et rougies - le genre de beauté naturelle qui n'avait pas été dissimulée par le masque de la vie urbaine.
Le trouble-fête comprit qu'il était observé et leva les yeux vers le capitaine. Il leva même le menton en signe de défi en se déhanchant comme un champion. Phupha ne put s'empêcher de sourire, mais il secoua la tête en signe d'exaspération. Il espérait que le jeune homme s'affranchisse le plus possible de la vie ici le moment venu.
Le moment où il devrait retourner dans son "monde" qu'il avait laissé derrière lui.
— Je n'ai jamais pensé que Kru Thien serait capable de terminer son mandat. Mais maintenant il faut y repenser.
Le capitaine regarda Khama. Il était évident que Thien venait d'un milieu extraordinaire, il pouvait le dire à la façon dont le jeune homme s'habillait et se comportait. Alors Khama Bieng Lae qui avait vu le monde était capable de le deviner, lui aussi.
— Je pourrais dire la même chose, dit-il simplement, mais il avait l'impression d'avoir une brique dans la poitrine qui s'alourdissait de jour en jour.
Quand le "temps" viendrait, comment supporterait-il ce poids ? | | Messages : 181
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| Nirlaw Mar 27 Aoû 2024 - 14:12 Chapitre 9 Un fort bruit de marteau se fit entendre au début de la matinée, mais cela ne dérangea pas du tout les deux rangers qui patrouillaient dans la cour de l'école. Peut-être était-ce parce que quelqu'un faisait quelque chose de tout à fait correct.
Il s’agissait de consacrer l'image de Sa Majesté le Roi sur une place élevée.
Thien choisit les plus petits clous pour que le vieux bois utilisé depuis des années ne se fissure pas. Il les martela doucement jusqu'à ce que les clous s'enfoncent à moitié dans le bois et dépoussiéra le papier couché qui était resté longtemps à l'arrière de l'étagère.
Deux mains fines placèrent soigneusement le calendrier sur les clous. Il se recula pour regarder son travail, les yeux bruns fixant le papier imprimé devant ses yeux, réfléchissant. C'était une image du Père Royal qui saluait cordialement des hommes et des femmes âgés qui avaient attendu pour l'accueillir dans une région reculée. Le message était clair : quelle que soit la distance à laquelle se trouve son peuple, il est toujours dans les yeux de ce grand-père.
Le professeur volontaire, qui avait décidé de venir ici avec une arrière pensée, prit une profonde inspiration. Il commença à se sentir coupable pour ses propres raisons égoïstes. Il ne faisait ça pour personne d'autre que lui-même.
— C'est la chemise de mon père.
Thien se tourna vers la fille quand il entendit la petite voix familière. La fille aux joues rougies sourit en tirant sur l'ourlet de la chemise Akha qu'il portait.
— Tu peux lui transmettre mes remerciements ?
— Ma mère a demandé à mon père et il a dit oui. Elle a fait cette chemise juste pour lui.
Meeju gloussa, se souvenant de la guerre qui avait éclaté dans sa maison quelques jours auparavant lorsque sa mère avait demandé sa chemise précieuse préférée, qu'il ne portait qu'une fois de temps en temps et l'avait donnée au nouveau professeur pour le remercier de les avoir aidés.
— Tu peux lui dire que je suis désolé ?
Il sourit gentiment en se remémorant l'histoire.
— Est-ce que Ayi vient en classe aujourd'hui ?
— Il est en route. Le dos de papa va bien maintenant. Maman a dit qu'il devait venir aux cours pour que personne ne puisse tricher et profiter de lui.
Thien acquiesça aux paroles innocentes de la fillette. Il avait décidé qu'il leur enseignerait des connaissances pratiques qu'ils pourraient appliquer dans la vie de tous les jours. Un village reculé comme celui-ci n'avait pas besoin d'une école de soutien scolaire mais d'une école de la vie.
Après avoir chanté l'hymne national le matin, les élèves dont le nombre avait augmenté par rapport à la semaine précédente, se pressèrent dans la salle de classe, une simple pièce en bambou. Thien utilisa une craie pour écrire un tableau de mesure du poids populaire avec différentes unités sur le tableau noir avec l'image d'une balance et de petites lignes indiquant les chiffres pour que les élèves apprennent.
Une demi-journée plus tard, il revit la leçon pour vérifier si les enfants avaient bien compris. Du bout des doigts, il effaça les écritures sur le tableau noir et dessina une nouvelle mesure.
— Si la barre pointe sur cette ligne, qu'est-ce que cela signifie ?
Les élèves Akha regardèrent les chiffres écrits et levèrent la main pour compter les doigts comme on le leur avait appris.
— Huit lignes signifient…800 grammes !
— Et si quelqu'un vous dit que ça fait 500 grammes, il manque combien de grammes ?
— 300 grammes.
Thien sourit, heureux que son enseignement fonctionne.
— C'est tout pour le moment. Vous pouvez prendre une pause déjeuner.
Les enfants se réjouirent en entendant ces mots, sortirent leur panier-repas en feuille de bananier et en corde et allèrent manger à l'extérieur de la classe.
L'enseignant lui-même sortit la boîte-repas qu'il avait reçue de Khama Bieng Lae le matin. La nourriture simple telle qu'une omelette, de la pâte de chili et des légumes cuits à l'eau froide était toujours délicieuse quand on avait faim. Le garçon de la ville s'assit pour manger sur un porche en bois qui avait été ajouté à la salle de classe et regarda ses élèves qui couraient partout et jouaient au mât du drapeau.
Alors qu'il s'était adossé à la brise, attendant que la nourriture soit digérée et qu'il était sur le point de s'assoupir, un chaos soudain éclata parmi les enfants de la tribu des collines. Thien sortit de sa somnolence en entendant les cris forts alors qu'ils se parlaient entre eux. Il se leva et se dirigea vers les enfants qui couraient après un objet mobile au milieu du ciel.
Les cris dans les dialectes indigènes et thaïlandais devinrent assourdissants. D'une manière ou d'une autre, il comprit l'expression "L'oiseau géant".
Thien leva la main pour protéger ses yeux du soleil en levant le regard. L'école était située sur une haute falaise, ils voyaient donc clairement ce qui volait au-dessus dans les nuages.
— C'est un avion.
Il rit, en mettant deux mains à côté de sa bouche et essaya de le dire aux enfants qui criaient d'excitation en tendant leurs bras pour imiter les ailes de l'avion et planer de gauche à droite.
Une fois qu'ils furent fatigués de jouer, le nouvel instituteur leur apprit à fabriquer des avions en papier dans l'après-midi et les laissa participer à un concours de lancer d'avion. Ils étaient aussi intelligents que des enfants de la ville - une fois qu'ils eurent su comment faire glisser leurs avions en papier, ils commencèrent à modifier les jouets en pliant légèrement les extrémités des ailes et en repliant la tête pour que l'avion aille plus loin que celui de leurs camarades.
Dommage qu'il y ait eu trop de vent sur la falaise. Lorsqu'ils lançaient l'avion en papier, les jouets étaient renversés par le vent et touchaient le sol.
Le jeu se transforma en ramassage d'avions sur le sol et les enfants perdirent vite leur intérêt. Thien les rappela dans la salle de classe pour reprendre la leçon.
Alors qu'il leur enseignait du vocabulaire anglais facile, il commença à remarquer que les enfants étaient découragés.
— Vous aimez tant que ça les avions ?
Les enfants se regardèrent les uns les autres. Ce fut Ayi qui prit la parole.
— Nous voulons voler… dans le ciel.
— Il faut du temps pour apprendre à devenir pilote et c'est très dur, répondit Thien.
Mais à en juger par les regards innocents sur leurs visages, il savait qu'ils n’avaient pas compris cette explication compliquée. Il pressa ses lèvres, se sentant oppressé dans sa poitrine face à l'attente des élèves.
— Que pensez-vous de cela ? Même si vous ne pouvez pas piloter l'avion, il y a quelque chose que nous pouvons faire voler maintenant.
— Qu'est-ce que c'est, P'See Thien ?
Un grand sourire se fendit sur le visage du citadin, son regard devint presque malicieux.
— Je ne vais pas vous le dire maintenant. Je vous révélerai le secret demain.
Un grand cri de protestation s'éleva à l'unisson, les enfants n'avaient pas eu leur réponse.
La classe fut renvoyée plus tôt et il alla directement à la maison de Khama Bieng Lae. Alors qu'il attendait sur une petite place sous la maison, la personne qu'il était venu voir revint de la ferme. Le chef du village enleva son chapeau de paille et balaya la poussière sur ses cuisses avant de saluer le visiteur. Thien se leva immédiatement et se dirigea vers le vieil homme.
— Je voudrais vous demander quelque chose. Comment puis-je me rendre en ville maintenant ?
— Vous devez marcher jusqu'à la route principale et attendre le minibus. Mais vous arriverez en bas dans la soirée. De quoi avez-vous besoin ?
— Je veux internet.
Il changea la formulation en voyant le regard perplexe de Khama.
— Je voulais dire… je veux chercher quelque chose et trouver des outils pour les enfants. C'est pour la classe de demain. J'ai promis de leur apprendre à faire un cerf-volant.
— Un cerf-volant ? Qu'est-ce qui vous prend cette fois ?
— J'ai vu à quel point ils étaient excités en voyant l'avion, alors je pense que ce serait bien s'ils pouvaient fabriquer quelque chose qui vole.
Khama Bieng Lae réfléchit un moment.
— Je vais contacter la base radio.
— Pourquoi devez-vous leur dire ? Je ne suis pas un prisonnier en liberté conditionnelle.
Thien fronça les sourcils, ce qui fit rire le chef du village.
— Vous n'êtes pas notre prisonnier mais vous êtes sous la responsabilité du capitaine Phupha. Vous venez de vous battre avec Maître Sakda, vous vous en souvenez ? Vous feriez mieux de surveiller vos arrières.
Il comprit la dernière partie mais la première ? Il eut la nausée. Depuis quand était-il devenu la responsabilité de ce grand et imposant officier ?
Le professeur volontaire monta pour attendre au deuxième étage de la maison de Khama. Ses yeux s'écarquillèrent dès qu'il vit l'équipement - une boîte avec deux antennes et une bandoulière.
— C'est une radio militaire de campagne !
Il en avait déjà vu une sur le dos des deux rangers qui patrouillaient dans le village.
— Oui. La base me l'a donnée en cas d'urgence.
— Ma course fait-elle partie des urgences ?
Bieng Lae sourit, ne s'offusquant pas de la taquinerie de quelqu'un d'aussi jeune que son fils.
— Tu es une urgence pour le capitaine, pas pour nous.
Thien ferma la bouche en entendant ces mots comme si quelqu'un avait éteint un interrupteur et ne prononça plus aucune parole.
Il jeta un coup d'œil et vit comment le vieil homme alluma agilement la radio. Peut-être était-ce parce que Khama était une recrue depuis deux ans. Il tourna le bouton sur la fréquence préréglée et parla dans la radio portative.
— Rain 1 à Star 3, reçu, s'éleva bientôt une voix après le bruit blanc.
— … Star 3 à Eagle. Kru Thien voudrait descendre tout de suite.
— Rain 1, reçu. Nous allons le dire à Eagle. Je reviendrai avec la réponse.
La radio s'éteignit. Bieng Lae se retourna et sursauta un peu en voyant comment le jeune homme au sol fixait la radio avec des yeux brillants.
— Tu aimes la radio de terrain ?
— Oui ! Je pense que c'est super cool. Je veux la désosser pour voir l'intérieur.
Il pouvait voir que son ancien esprit inventif était revenu à la vie ces derniers jours.
Après avoir souffert et être devenu presque fou avec des années de myocardite…
— Tu peux en désosser un, mais pas celui-là. Je ne veux pas te rendre visite en prison, répondit Bieng Lae avec humour avant qu'une voix ne se fasse entendre à la radio.
— Eagle à Star 3, reçu.
Ce n'était pas difficile de reconnaître cette voix grave et profonde.
— Star 3, reçu.
— Eagle est en service. J'envoie Pigeon. Fin de la communication.
Thien se gratta la nuque, ne sachant pas à qui ces codes faisaient référence.
— Je suppose que Eagle est le capitaine Phupha. Mais qui est Pigeon ?
— C'est le docteur Wasant.
Le jeune homme acquiesça mais au fond de lui, il avait l'impression que quelqu'un avait enfoncé un bâton dans son esprit et remué les sédiments de la frustration. C'était toujours sur le docteur Nam que le capitaine comptait. Il espérait que tous les deux n'étaient pas plus que de bons amis, sinon…
Sinon…quoi ?
Thien arrêta ses pensées et se frotta le visage pour chasser les pensées stupides, mais cela n'aida pas à diminuer l'anxiété qui couvait.
Docteur Wasant, qui s'était porté volontaire pour emmener le professeur en ville, appela à l'extérieur de la petite cabane. Thien fourra dans son sac à dos le téléphone portable mort depuis longtemps qui était relié au câble de chargement, un cahier ainsi qu'un stylo et se présenta à la porte.
— Je suis prêt. Allons-y.
Wasant vit le citadin en vêtements locaux avec un sac à dos moderne descendre les escaliers et il laissa échapper un grand rire.
— Tu vas y aller dans ce costume ?
Thien se regarda et haussa les épaules.
— Ouaip, j'y vais comme ça. C'est génial.
En fait, il était pressé. S'il prenait trop de temps, il avait peur que toutes les papeteries soient fermées lorsqu'ils arriveraient en ville.
— J'aime bien. Tu es adorable.
Le jeune médecin réprima ses ricanements et tapota sur une fine épaule pour faire avancer Thien vers la jeep militaire qui attendait sur la route principale.
La vue sur le crépuscule de la montagne était pittoresque. Combinée à la température fraîche du début de l'hiver, ils avaient l'impression de rouler en Europe. Pourtant, le jeune homme dans la voiture n'appréciait pas la vue. Il enfonçait ses ongles dans le siège, arrachant presque le cuir, lorsque le véhicule atteignit un virage sans barrière. Un petit coup de volant mal calculé et ils auraient pu finir dans le gouffre de la falaise.
Thien leva la main pour essuyer une sueur claire sur son front. Il avait l'habitude d'être appelé un drag racer et pourtant il n'était pas proche du docteur qui manoeuvrait la voiture comme s'il était un pilote de F1.
— Mec… P'Docteur… Tu peux ralentir, s'il te plaît ?
— Tu n'es pas pressé ?
Il enclencha rapidement la vitesse et tourna brusquement le volant pour couper devant le camion le plus proche. Le passager déglutit bruyamment.
— Je suis pressé de descendre la pente… pas d'aller en enfer.
— Ne t'inquiète pas. J'ai un bon talisman avec moi. C'est pour la longévité.
Wasant fit un clin d'œil humoristique au plus jeune homme qui grimaçait comme s'il venait d'avaler de la mort-aux-rats. Il ne plaisantait pas quand il disait qu'il avait peur.
La jeep arborant un emblème militaire sur le flanc mit un peu plus d'une heure pour atteindre le centre-ville de Chiang Rai, contre deux heures habituellement… en un seul morceau. Thien laissa échapper un long soupir de soulagement. Il avait bénéficié d'un miracle après avoir survécu à l'opération et il n'avait pas l'intention de visiter l'enfer de sitôt.
— Nous allons au marché. Il y a beaucoup de boutiques internet là-bas. dit le conducteur alors qu'ils s'arrêtaient au feu rouge.
— Ok. Et… tu as un autre endroit où aller ?
L'homme qui semblait partiellement chinois fit un sourire complice.
— Tu ne veux pas que je connaisse aussi ton secret, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas un secret.
Il disait la vérité. Il n'avait pas un secret, mais beaucoup.
Le docteur fit claquer sa langue.
— Tu as…ce secret.
Il se tourna et regarda fixement les beaux yeux en amande.
— … le secret du cœur.
Thien était stupéfait alors que son cerveau essayait de comprendre les mots. Le visage lisse commença à se tordre comme s'il venait d'entendre la déclaration la plus impitoyable.
— On vous a enseigné la sémantique nauséabonde chez les cadets ? Ce capitaine est tout aussi mauvais.
Il jura après avoir à peine murmuré la dernière partie, mais cela n'échappa pas aux oreilles du docteur.
— Et voilà ! Qu'est-ce que ce capitaine t'a raconté comme conneries ? Je peux t'assurer cependant que ce type n'a jamais dit une telle chose à personne auparavant.
Le ton du médecin était enjoué mais ce n'était pas drôle pour Thien.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
La voix douce et profonde semblait si sérieuse que le docteur cessa de se moquer de la situation. Il était assez intelligent pour savoir que certaines limites ne devaient pas être franchies. L'affaire du cœur appartenait à deux personnes et à personne d'autre. Si son ami réservé ne voulait pas que le jeune homme le découvre, il ne devait pas être celui qui révélerait ce secret bien gardé.
— Rien. C'était juste des blagues.
Thien n'avait pas envie d'approfondir, alors il regarda la voiture, restant immobile et silencieux pendant quelques minutes avant de reprendre la parole.
— Je pensais que le capitaine et toi étiez…hum… bégaya-t-il. Ensemble.
La grosse jeep s'arrêta brusquement et Thien faillit se cogner la tête sur le tableau de bord. Un coup de klaxon fort et furieux vint de la voiture derrière et incita le docteur à passer une vitesse.
— Tu te moques de moi ? demanda Wasant, qui était mal à l'aise.
Le citadin habillé en Akha baissa les yeux et marmonna…
— Non, je ne plaisante pas.
— Alors je devrais te donner une réponse honnête et sérieuse ?
— Ça serait bien.
La réponse sortit encore plus doucement.
Le médecin militaire se redressa derrière le volant, laissant échapper un long soupir.
— J'ai une petite amie. On va se marier l'année prochaine.
— Une… petite-amie ?
— Oui, une petite-amie. Et une jolie, en plus. Elle est médecin dans un hôpital pour enfant à Bangkok.
— Cela signifie… que le capitaine a le cœur brisé.
Wasant avait envie de rire mais il se retint.
— Tu as de la peine pour lui ?
Les yeux marron clair se levèrent vers le médecin et se détournèrent rapidement comme quelqu'un qui avait mauvaise conscience.
— Non… je suis… je suis juste.
Il jura qu'il voulait crier le mot "NON !" mais le mot restait coincé dans sa gorge.
— Très bien.
Le médecin eut pitié du jeune homme.
— Tu n'as pas à me dire si tu n'arrives pas à comprendre tout de suite. Je t'assure que ce qui se passe entre Phu et moi est une amitié proche mais pas à ce point. Je le jure sur ma vie.
Il ne put s'empêcher d'émettre un sous-entendu. Tout le trajet se déroula dans le silence jusqu'à ce qu'ils atteignent la ville remplie d'automobilistes.
Wasant tourna la clé pour couper le moteur et appela le jeune homme qui regardait par la fenêtre avec un air distrait sur le visage.
— Thien…
Le jeune homme se tourna vers lui avec le visage de quelqu'un qui vient de sortir d'une rêverie.
— Oui ?
— Tu es dégoûté par un grand homme… comme Phu ?
Thien resta silencieux pendant une seconde, comme s'il essayait de formuler une réponse.
— Dégoûté… de quelle manière ?
— De la même façon dont tu pensais que Phu et moi étions ensemble.
Le sourire du médecin était si honnête - le plus sincère depuis qu'ils avaient fait connaissance - qu'il le rendit nerveux.
— En tant que personne que je connais, je ne suis pas repoussé par lui. Mais à part ça, je… je ne sais vraiment pas.
C'était la bonne réponse pour le moment. Thien fit un mouvement comme pour sortir de la voiture mais il s'arrêta et dit quelque chose sans regarder le docteur.
— Je suis désolé d'avoir commencé en premier lieu. Tu peux oublier.
Ce n'était pas un sujet dont les hommes devraient discuter, pensa-t-il et il sortit de la voiture, repoussant les cheveux de son visage alors que la confusion s’abattait dans son esprit.
Wasant suivit le mouvement et cria après le jeune homme.
— Retrouve-moi à la voiture dans une heure ! Je t'emmène à la papeterie.
Même si la forme maigre s'éloignait sans aucune réponse, le médecin était certain que Thien avait entendu ses paroles.
Il ne savait pas si son insinuation était trop forte. Wasant pinça ses tempes palpitantes à force de se mêler de la vie amoureuse d'un autre. Son ami soldat était plus humble que les gens ne le pensaient. Phupha connaissait ses propres préférences sexuelles mais il portait le poids d'une immense culpabilité envers ses parents décédés. C'était pourquoi il s'était retiré de la lumière de la ville et de toutes les tentations pour faire le voeu de servir son pays à la frontière en tant que célibataire jusqu'à son dernier souffle.
Il ne pensait pas que c'était la bonne décision. La chair claire et lisse d'un cerf lui était offerte comme un cadeau du ciel et le tigre en hibernation ne devrait pas avoir à regarder de loin en salivant jusqu'à ce que son corps soit à sec. Si Thien ne ressentait pas la même chose, ce serait une piqûre mais rien de fatal. Mais si le garçon lui rendait la pareille, alors deux cœurs fusionneraient en un seul.
Thien marchait devant lui, sans prêter attention à ce qui l'entourait, jusqu'à ce qu'il trouve une boutique de jeux dans un bâtiment commercial qui fournissait un service internet. Il entra et un adolescent derrière un écran leva les yeux au ciel, voyant un nouveau client. Il regarda l'homme de la tête aux pieds, comparant son apparence de jungle et lança une question moqueuse.
— De quelle colline vous venez de descendre ? demanda-il en haussant la voix, ce qui fit rire des hommes et des femmes dans la boutique.
C'était la première fois que Thien ressentait la douleur d'être méprisé à cause de ce qu'il était. Si ça avait été dans le passé, il aurait amené son gang pour mettre le feu à la boutique puis aurait claqué son fric pour faire taire tout le monde. Mais maintenant, il se rendait compte que ce serait inutile. Ce genre d'action n'apportait rien d'autre qu’une perte d'argent.
Ses lèvres minces se retroussèrent en un léger sourire. Il se pencha au-dessus du comptoir où l'adolescent était assis.
— La même colline d'où ton père est descendu en rampant. Fais attention à ce qui sort de ta bouche, connard.
Le ton bas et glacial qui fit frissonner le garçon n'était pas à la hauteur des mots véhéments. Mais ça avait marché.
— C… Comment je peux vous aider, P' ?
— Je suis ici pour utiliser internet.
Thien mit sa casquette de gangster comme il savait le faire et donna à l'adolescent un autre ordre intimidant.
— Je veux recharger mon téléphone aussi.
— Vous êtes ici chez vous ! Vous pouvez vous asseoir où vous voulez. La prise est sous le bureau de l'ordinateur.
L'adolescent bégayait en essayant de satisfaire le nouveau client comme un homme qui craint pour sa vie.
— Merci, mec.
Le garçon de la ville dans le costume de la tribu des collines se retourna pour regarder les bureaux d'ordinateur, réalisant que tous les yeux étaient sur lui derrière l'écran, puis il cria.
— Qu'est-ce que vous regardez, putain ? Est-ce que je suis à poil et vous voulez voir ma bite ou quelque chose comme ça ?!
Le silence s'installa dans la boutique. Thien sourit, satisfait et chercha un coin tranquille pour s'occuper de ses affaires.
L'imposteur de la tribu des collines se pencha sous la table et brancha son câble de chargement à la prise. Quelques minutes plus tard, le coûteux téléphone se remit à fonctionner. Il composa le numéro d'un ami qui savait où il se trouvait et rechercha comment fabriquer un cerf-volant en attendant que son interlocuteur réponde.
Le téléphone sonna pendant un moment avant que quelqu'un ne décroche.
— Thien, espèce de salaud !
Le fils d'un ancien militaire influent éloigna le téléphone de ses oreilles et lança une réplique.
— Enfoiré !! Pas besoin de crier ! J'ai les tympans qui sifflent !
— C'est quoi ce bordel, mec ! Où est-ce que tu étais ces deux dernières semaines, bordel ? Je n'arrivais pas à te joindre. Je croyais que tu avais été tué par des travailleurs clandestins !
… Ça ne faisait que deux semaines qu'il s'était enfui ? Pourquoi avait-il l'impression que ça faisait une éternité ?
— Il n'y a pas de signal dans les montagnes. Je viens de descendre en ville. répondit Thien.
— Dis-moi quelque chose. Est-ce que tu joues la comédie en étant professeur bénévole sur la colline ? Je te donne trois jours avant de rentrer chez toi.
Tul avait raison. Il avait voulu faire son sac et partir dès le premier soir. Pourtant, quand il s'était décidé à rester, il avait réalisé que ce n'était pas si mal et qu'il avait été couvert de gentillesse par les villageois.
— Je vais bien. Je vais le faire.
Il alla ensuite droit au but.
— Je t’appelle pour te demander quelle est la situation à la maison. Il y a quelque chose qui ne va pas. Si je sortais quelques heures, mon téléphone n'arrêtait pas de sonner. Maintenant, ça fait deux semaines que je suis parti et je n'ai laissé qu'une lettre pour tout expliquer. Je ne pensais vraiment pas que maman et papa seraient si compréhensifs.
— Tu penses qu'un grand patron comme ton père ne serait pas capable de te retrouver ? demanda son conspirateur.
— Bien sûr, il le ferait. C'est pourquoi je trouve bizarre que personne n'essaie de me retrouver et de me ramener.
— Ça signifie que la raison pour laquelle tu es ici est que ton père l'a laissé faire.
Son ami avait l'air si sûr de lui avec sa déclaration.
— Les hommes de mon père sont allés te voir ?
— Quoi ? NON !
La voix habituellement grave de Tul monta de quelques notes et Thien fronça les sourcils.
— Tu es sûr ?
En entendant la question, la voix de Tul monta encore plus haut.
— Pourquoi tu me demandes ça ? Personne ne te suit. Ce n'est pas ce que tu voulais ? Qu’est-ce que tu veux d'autre ?
— Rien. Ok, alors. J'ai quelque chose à chercher sur Google.
Avant, qu'il ne puisse raccrocher, son ami continua.
— C'est quoi ce putain de truc ? Peut-être que je peux t'aider. Je suis libre et je m'ennuie.
Thien gloussa.
— Je vais apprendre aux enfants de la tribu des collines comment jouer au cerf-volant (1). Tu veux m'aider ?
— Tu veux dire se masturber ? Espèce de fils de pute !!
— Ouais, c'est ça, je suis un sale fils de pute. Je vais leur apprendre à tirer au Chula Kite, au Snake Kite…et ils apprendront à voler si haut pour atteindre le paradis !
Son ami de Bangkok hurlait des jurons dans le téléphone après avoir réalisé qu'on se jouait de lui avec des sous-entendus et raccrocha.
Le garçon de la ville ricana, heureux d'avoir pu se défouler un peu. Il déplaça la souris et chercha les matériaux pour fabriquer les cerf-volants et comment les fabriquer, puis il nota tout dans son carnet.
Alors que l'heure du rendez-vous approchait, Thien prit ses affaires et paya pour internet au comptoir près de l'entrée. L'adolescent qui gérait la boutique lui donna presque une heure gratuite. Il se précipita ensuite vers la place de parking où le docteur Wasant l'attendait.
Le professeur dévoué s'assit avec le matériel que le docteur Nam avait payé. Il fabriqua un cerf-volant simple avec les instructions qu'il avait notées sur un site Web, en utilisant seulement un papier pour cerf-volant, de la colle au latex et une corde de chanvre. Pour fabriquer le cerf-volant lui-même, il utilisa des branches provenant des alentours de la hutte et les aiguisa pour construire une structure. Le bambou serait un meilleur choix en raison de son poids plus léger.
Il joua avec jusqu'à tard avant d'être satisfait de sa propre création et s'endormit jusqu'à ce que le soleil se lève à l'aube. Il se leva si tard qu'il ne put que se brosser les dents et se tapoter avec de l'eau froide. Après s'être habillé, Thien sortit de la cabane les deux bras chargés d'outils de fabrication de cerf-volants et se dirigea vers l'école.
Quand il arriva, les élèves avaient déjà chanté l'hymne national et s'étaient assis à leur place dans la classe. Il s'arrêta en voyant le grand officier en t-shirt kaki verdâtre avec son pantalon de camouflage et les deux rangers qui portaient des tiges de bambou et les déposaient sur le pas de la porte.
Le capitaine Phupha leva les yeux et rencontra son regard interrogateur.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu n'as pas besoin de ces bambous ? Nous allons les aiguiser pour toi.
— Je n'ai rien dit. répondit Thien en aboyant et en claquant ses outils sur la table.
Ce dont il avait discuté la veille avec le médecin le dérangeait toujours. Même si le capitaine et le médecin n'étaient pas amants, cela ne signifiait pas que le capitaine aurait des sentiments pour lui. Le garçon de la ville haussa les épaules et entra dans la petite salle de classe, ignorant l'homme plus grand qui le fixait.
Les yeux du capitaine suivirent le jeune homme qui s'abstint de sa réplique habituelle, à savoir que c'était inhabituel. Wasant avait ce sourire complice sur le visage lorsqu'il était revenu de la ville avec Thien, sans lâcher un seul mot. Il s'était demandé si cette pipelette n'avait pas lâché quelque chose qu'il n'aurait pas dû.
Le jeune capitaine secoua la tête en signe d'exaspération. Il demanda aux deux rangers de commencer à couper les bambous à la machette en silence.
Alors qu'ils aiguisaient les bambous pour en faire de fines petites attelles, le capitaine écoutait la voix grave de Thien, donnant la leçon, tandis que les enfants essayaient d'être le premier à donner la bonne réponse.
— C'est incroyable, n'est-ce pas ?
L'un des rangers qui avait vu le nouveau professeur volontaire lors de la cérémonie d'accueil prit la parole.
— Je ne pensais pas qu'il allait durer.
Phupha haussa un sourcil.
— Et maintenant ?
— Je pense qu'il va rester un moment.
Le capitaine se tut un instant et sourit.
— Même s'il voulait, il ne pourrait pas. Il a un bel avenir devant lui et ne devrait pas être retenu ici.
— Je suis d'accord. Il est encore si jeune.
— C'est vrai. Il n'est même pas encore diplômé de l'université. dit Phupha pour s'en souvenir.
— C'est dommage. Les enfants et les habitants semblent l'apprécier.
Le capitaine ne dit rien mais continua à utiliser son couteau de poche pour aiguiser et lisser le bambou. Pendant la pause déjeuner, il donna la nourriture dans une boîte-repas au professeur. Ce n'était que des plats simples : des œufs bouillis dans une sauce brune sucrée, un reste du dîner de la veille et du porc frit à l'ail. Thien, qui s'était assis pour le repas, utilisa sa cuillère pour ramasser l'œuf noirci et séché et fit la grimace.
— Tu es sûr que je peux manger ça ? On dirait un œuf peint.
— Tu ne sais pas ce que tu dis ! Cette couleur signifie que l'œuf est délicieux et qu'il a été fait juste comme il faut !
Un ranger rigola.
— Je vais croire ça.
Il était affamé de n'avoir rien mangé depuis le matin. Même si c'était des œufs bouillis dans du benzène, il les aurait avalés. Thien mit le riz dans sa bouche et mâcha, se sentant satisfait de ne pas avoir à surveiller ses manières.
— Tu as déjà fabriqué un cerf-volant ? demanda Phupha par curiosité et il reçut un regard noir en guise de réponse.
— J'ai étudié dans une école internationale, donc c'est la première fois que je vois un cerf-volant en papier. dit platement Thien en engloutissant toute la bouteille d'eau après avoir terminé son déjeuner.
Les sourcils noirs et épais se froncèrent.
— Comment tu vas l'enseigner aux enfants, alors ?
— Ce n'est pas si compliqué. J'en ai fait un hier soir et il ressemblait à un cerf-volant.
— Et tu sais le faire voler ?
Le capitaine se mit à transpirer en voyant une fatalité imminente.
— Je l'ai regardé sur youtube. Tu continues à courir et le vent va faire monter le cerf-volant tout seul.
Le capitaine eut envie de se pincer les tempes en entendant la réponse.
— Donc… tu n'as jamais fait voler un cerf-volant avant.
— Non, dit-il en ricanant de ses lèvres minces. Mais je fais voler un autre type de cerf-volant… celui qui est sous mon pantalon.
Phupha fit une grimace. Il se redressa et se pencha vers l'homme qui était assis à côté de lui, les jambes croisées.
— Petit malin. Tu es prêt à relever le défi du cerf-volant avec moi ?
Une fois que le sens caché fut compris, les joues lisses de Thien rougirent et il détala. Il n'était pas gêné par l'allusion sexuelle, mais il était secoué par la proximité de ce visage bronzé qui se penchait vers lui.
— Je… je vais préparer le cerf-volant !
Il s'enfuit en courant, suivi par les rires bruyants des trois soldats qui semblaient se moquer de lui.
Lorsque l'horloge sonna 13 heures, les enfants Akha rentrèrent en courant dans la classe pour entendre ce qu'ils allaient faire aujourd'hui. Thien, dans son costume local tissé à la main, griffonna sur le tableau noir. La première image qui était apparue ressemblait à une croix avec des lignes connectées.
Le nouveau professeur volontaire se retourna et sourit à ses élèves.
— Nous allons fabriquer un cerf-volant.
— C'est quoi un cerf-volant ? demandèrent à voix haute les enfants.
— Quelque chose qui vole, répondit-il, ne sachant pas comment l'expliquer. Commençons et vous le découvrirez.
Il donna une réponse vague et appela tout le monde à s'asseoir autour de lui pour expliquer comment fabriquer un cerf-volant.
Thien mit deux bambous aiguisés d'un côté et fins ensemble comme une croix. Il attendit que tout le monde fasse de même et le capitaine donna à chacun une corde de chanvre à enrouler autour du point d'interconnexion. Une fois que les bambous furent bien maintenus ensemble. Thien aida les enfants à enfiler une corde aux quatre extrémités du bois pour former une structure.
Le professeur volontaire ramassa l'épaisse pile de papiers colorés et posa la structure simple du cerf-volant dessus. Il mesura que le papier était plus grand que la structure et le coupa avec une paire de ciseaux. Son assistant réticent lui tendit de la colle au latex et s'accroupit pour l'aider à assembler la structure et le papier pendant que les enfants regardaient avec des yeux brillants, ravis.
— Appliquez juste une fine couche de colle, dit Thien en faisant la démonstration.
— Pourquoi ?
— J'ai regardé un tuto. Ils ont même utilisé de l'encens pour brûler le bois. Peut-être que ça a quelque chose à voir avec le poids du cerf-volant. La colle le rend plus lourd. Si vous voulez faire voler quelque chose dans les airs en utilisant la force du vent, vous devez le rendre aussi léger que possible. Si vous mettez trop de colle, les couches s'additionnent et cela prend du temps à sécher. Ce papier fin pourrait même être trop détrempé pour voler.
Phupha sourit doucement. Lorsque le garçon parlait de quelque chose qui le passionnait, il se transformait en une autre personne et n'agissait pas comme il le faisait habituellement. Il pouvait même voir la détermination dans ces yeux bruns.
— Comment un avion lourd peut-il voler alors ?
— Un avion utilise ses ailes pour supporter tout son poids. Les ailes ont été conçues pour ça, Lorsque le vent frappe la courbe supérieure de l'avion, tout l'air s'écoule rapidement vers l'arrière des ailes. En dessous, le flux d'air est plus lent, ce qui crée une pression d'air élevée qui, à son tour, crée une force de levage. Mais la force de levage ne peut être générée qu'avec la propulsion existante. Plus la propulsion vers l'avant est rapide, plus les flux d'air à travers les ailes sont rapides, créant ainsi une plus grande force de levage. Le moteur de l'avion crée la force de levage. Quant au cerf-volant, c'est la façon dont nous tirons la corde en courant et la tirons vers le haut.
Thien fronça les sourcils. Il parlait en termes profanes, mais c'était encore plus confus. Dès qu'il jeta un coup d'œil à l'autre homme, ses terminaisons nerveuses tressaillirent.
— Tu m'as poussé à parler, n'est-ce pas ?
Sinon pourquoi ce monstre lui aurait-il fait un large sourire insolent alors qu'il donnait une explication interminable ? Ses yeux étaient si brillants que Thien avait envie de les arracher et de les lancer comme des billes de marbre !
— Je n'ai rien fait.
Le capitaine toussa, essayant de cacher le fait que le morveux l'avait pris en flagrant délit et l'avait même vu sourire.
— Mais ça a rendu quelqu'un heureux, n'est-ce pas ?
Heureux ? Qu'est ce qu'il voulait dire par “heureux” ? Et à qui le capitaine faisait-il référence ? Phupha voulait-il dire qu'il était heureux en l'écoutant parler ou que c'était lui qui était heureux quand il parlait ? Thien baissa les yeux et s'occupa de plier le papier contre la structure du cerf-volant sans dire un mot de plus.
Ils finirent de fabriquer de nombreux cerfs-volants colorés. La dernière chose à faire était d'y mettre des décorations. Le professeur laissa les enfants découper les papiers et utilisa des stylos de couleur pour dessiner sur leurs cerf-volants à leur guise. Pour finir, ils enroulèrent la corde de chanvre autour du noyau aux deux extrémités, puis utilisèrent de courts cylindres de bambou pour enrouler la corde autour d'eux et en faire des axes de corde.
Il travailla sur son cerf-volant en attendant que les enfants aient fini de dessiner, mais il avait quelque chose de plus compliqué en tête.
L'étudiant en ingénierie utilisa des tiges de bambou entrecroisées, mais la tige horizontale serait plus longue et plus fine que l'axe central. Il les enroula ensemble avec une corde et fit un nœud à l'extrémité d'une aile avant de la plier légèrement vers le bas. Il tendit la corde à l'autre extrémité et l'attacha à l'extrémité de l'axe central. Il fit de même pour les deux extrémités des ailes.
— C'est le cerf-volant en forme d'étoile ? demanda le capitaine Phupha en s'asseyant les jambes croisées à côté du professeur.
— Tu peux le dire juste à partir de la structure ? Pas mal.
Thien avait dit quelque chose qu'on ne pouvait pas classer comme un compliment ou un sarcasme.
— Je suis un hilly-billy(2). Ce sont les jouets de mon enfance, mais je n'en ai jamais fabriqué moi-même, dit l'officier en agençant les bambous pour faire une structure.
Thien utilisa du papier orange pour entourer la structure et découpa un papier jaune en rayures qu'il transforma en glands pour décorer les ailes. Le manuel suggérait qu'en ajoutant un peu de poids, on équilibrerait le cerf-volant en forme d'étoile et on l'aiderait à manoeuvrer. Il se retourna pour regarder l'imposant officier qui avait disparu, laissant seulement le cerf-volant terminé à l'endroit où il se trouvait.
Ce n'était qu'un simple cerf-volant blanc. Simple et terne, tout comme l'homme lui-même.
Tout à coup, quelque chose lui vint à l'esprit. Il regarda à gauche et à droite et lorsqu'il vit que personne ne pouvait l'arrêter, un sourire mauvais apparut sur ses lèvres. Thien attrapa un stylo rouge à proximité et commença à griffonner quelque chose sur le cerf-volant du capitaine.
Il commença par un visage avec deux yeux intenses et un large sourire avec de longs crocs. Il se redressa et réprima son rire, satisfait du dessin et dessina des lignes dentelées autour des coins de la bouche et termina par une simple couronne thaïlandaise au sommet. Quiconque voyait le dessin serait capable de dire ce que c'était.
Un démon du Temple de l'Aurore ! Le jeune homme sourit en plissant les yeux.
— Joli dessin.
Une voix grave et profonde lui parla à l'oreille.
— Je ne vais pas me vanter mais j'ai toujours eu un A en cours d'art. Wow !
Thien sursauta et s'éclipsa après avoir accepté le compliment avec un sourire en coin.
Le capitaine se tenait debout, les bras sur la poitrine, juste derrière le professeur, la mine renfrognée. Même le démon sur le dessin était pâle en comparaison.
— Comment oses-tu dessiner sur le jouet d'un autre ?
— C'est une licence artistique. L'art n'a pas de frontières. Le mur peut être ma toile et un cerf-volant aussi.
— C'est nul.
Phupha secoua la tête en entendant l'excuse maladroite et désigna l'extérieur.
— Vas-y. Les enfants font la queue pour t'attendre. Je t'emmène dans la cour ouverte de Pha Pan Dao.
— Ok. dit Thien en attrapant son cerf-volant lumineux en forme d'étoile et il se précipita dehors.
Le capitaine qui faisait semblant d'être contrarié et intimidé se baissa pour ramasser le cerf-volant que le jeune homme avait dessiné. Il regarda les longs crocs démoniaques et laissa échapper un léger rire.
Devait-il donner une claque sur le derrière de ce coquin ou sur ses “lèvres” ?
Le défilé du professeur volontaire, des élèves et des trois gardes forestiers de l'école sur un parcours de 2 kilomètres les conduisit à un espace ouvert sur la falaise de Pha Pan Dao - l'homonyme du village. Le terrain était entouré de petits arbustes clairsemés et il y avait beaucoup de vent en raison de son altitude plus élevée par rapport aux autres collines.
Le garçon de la ville se tenait debout, secoué par le froid glacial sous le soleil éblouissant, contrairement à ses petits élèves qui étaient joviaux parce qu'ils avaient été habitués au temps. Un ranger ramassa une feuille sèche et la lança en l'air pour voir la direction du vent avant de faire son rapport à son officier commandant.
Phupha se retourna vers le professeur.
— Tu cours contre le vent pour le faire voler.
Il marqua ensuite une pause et poursuivit d'un ton plus bas.
— Attends une seconde. Tu n'as jamais fait voler un cerf-volant.
— Je t'ai dit que je l'avais vu sur youtube. Tu lèves le cerf-volant et tu cours. C'est aussi simple que ça.
L'autre homme avait envie de se pincer les tempes. Comment ce garçon pouvait-il apprendre aux autres comment jouer à ce jeu alors qu'il n'avait jamais eu d'expérience pratique ?
— Je vais te l'expliquer, à toi et aux enfants.
Le capitaine dit aux enfants de se mettre par deux. Un enfant tenait une extrémité de la corde et l'autre tenait le cerf-volant. Au signal, ils lancèrent tous le cerf-volant tandis que l'autre s'élançait contre le vent.
Au fur et à mesure que le cerf-volant prenait de la vitesse, l'enfant qui tenait la corde devait lentement relâcher la longueur pour permettre au cerf-volant de s'envoler et la tirait constamment pour que le cerf-volant reste à flot dans le vent.
L'instruction était simple mais l'action était un désastre. Les enfants de la tribu des collines dégringolaient et tombaient en essayant de faire glisser le cerf-volant sur le sol, ruinant leurs créations. En voyant comment cela se passait, Thien se gratta la tête, réalisant que c'était beaucoup plus compliqué que ce à quoi il s'attendait.
— Personne ne réussit du premier coup. Après quelques essais et erreurs, ils y arriveront.
Les paroles de Phupha sonnaient comme une consolation pour un homme qui invitait les enfants dans un jeu qu'il n'avait jamais essayé lui-même.
— Tu peux juste… lancer le cerf-volant pour moi? Je dois trouver un certain tempo en courant, dit l'étudiant en ingénierie, suivant sa propre conclusion.
Il tendit le cerf-volant en l'air et Thien se lança, sentant la traction de la corde, et il entendit un ordre de l'officier commandant de la caserne.
— Lâche la corde ! C'est bon ! Maintenant, cours plus vite !
Le garçon de la ville sprinta plus vite en se retournant pour voir son cerf-volant prendre le vent. Pourtant, l'élévation était trop faible et le cerf-volant vacillait. La fatigue commença à s'insinuer car son cœur ne fonctionnait pas normalement. Alors qu'il ralentissait, le cerf-volant tomba aussi lentement sur le sol.
— Thien, garde ton bras en hauteur ! Tire sur la corde et ne laisse pas le cerf-volant tomber. C'est stable.
Le professeur serra les dents et continua à courir, en suivant l'ordre. Il leva le bras pour tirer sur la corde de chanvre de temps en temps jusqu'à ce que le cerf-volant en forme d'étoile brillante taquine enfin la lumière du soleil dans le ciel.
Même si la sueur perlait sur son front et son dos jusqu'à ce que son t-shirt soit collé contre son dos, elle ne pouvait pas atténuer le sourire éclatant sur son visage lisse.
Le rire enfantin du jeune homme, qui ressemblait à celui des enfants Akha qui l'entouraient, enflamma une émotion qui aurait dû être enfouie au plus profond du cœur de Phupha. L'officier secoua la tête avec véhémence, chassant ces sentiments et intervint pour aider le garçon à maintenir le cerf-volant à flot.
Il se tint derrière le petit gars et prit la corde, en se penchant légèrement en arrière.
— Tu as déjà joué au tir à la corde ? Si tes adversaires tirent la corde à son extrémité, il faut se pencher en arrière pour créer une résistance. Mais s'ils tirent plus fort, il faut relâcher lentement la prise. Si on résiste trop fort, la corde risque de déchirer le cerf-volant.
La voix douce et profonde dans son oreille fit sauter le cœur de Thien et c'était encore plus épuisant que la course qu'il venait de faire.
— Maintenant, je sais pourquoi les enfants ne peuvent pas faire voler le cerf-volant, dit thien qui se sentait nerveux à cause de la proximité de l'officier. J'ai de longues jambes et je halète comme un chien. Leurs petites et courtes jambes ne pourraient pas suivre.
— Ton cerf-volant est plus grand que le leur, donc il te demande plus d'énergie.
Phupha pointa du doigt les cerfs-volants rectangulaires aux myriades de couleurs qui commençaient à prendre le vent à l'aide des deux rangers.
— Ces cerfs-volants ont une forme simple donc ils vont se débrouiller. Tu vois ?
Les yeux en amande se retournèrent vers l'homme plus grand qui l'enlaçait par derrière. L'intimité était bizarre.
— Tu… vas faire voler ton cerf-volant démoniaque maintenant.
Il chassa gentiment l'autre homme, mais Phupha comprit l'allusion et relâcha ses bras.
Quelques minutes plus tard, le cerf-volant blanc en forme d'étoile avec des dessins colorés volait dans le vent. Cela semblait sans effort — la façon dont Phupha courait seulement quelques pas et lançait son cerf-volant en l'air. Ça rendit Thien envieux.
— Tu m'as fait courir comme un chien ! C'est quoi ce borel ! Il t'a fallu moins de cinq mètres pour le faire décoller !
Thien lança un regard noir à l'officier et manoeuvra son cerf-volant pour se rapprocher de celui de Phupha.
Le capitaine se tourna vers lui et dit d'une voix égale avec un visage impassible.
— C'est mon expertise clandestine.
Cela donna à Thien l'envie d'envoyer un genou dans le diaphragme du capitaine.
— Ouais, c'est ça. Je ne suis qu'un garçon de la ville… un adolescent. Comment je peux battre un homme de la campagne comme toi qui a grandi avec ce genre de jouet ? dit Thien en visant l'âge du capitaine.
— Tu suggères que tu sais quel âge j'ai ?
— Je serais bien bête de penser que tu as la vingtaine.
— Je ne te le dirai pas, alors. grimaça Phupha alors que le coquin levait le menton en signe de défi, comme s'il se fichait de toute façon de la réponse.
Il se pencha pour chuchoter à l'oreille du plus jeune homme.
— Tu sais quoi ? Je vieillis comme un bon vin.
Thien se retourna et cria, les joues rouges.
— Tout ce que je sais, c'est que plus on vieillit, plus on se ride !
Il arracha le cerf-volant et laissa l'homme avec un bourdonnement dans les oreilles.
Les enfants faisaient voler les cerfs-volants et s'amusaient comme des fous. Certains d'entre eux avaient ruiné les jouets mais ils en partageaient un avec leurs amis. Le ciel bleu et clair de la colline de Pha Pan Dao était pour la première fois parsemé de cerfs-volants brillants et colorés, comme s'ils faisaient signe à un petit avion qui entrait et sortait des nuages de jouer avec eux.
— Un oiseau géant ! Un avion !
Les enfants de la tribu des collines crièrent de joie, utilisant à la fois des mots anciens et nouveaux, avant de s'élancer pour suivre l'avion.
— N'allez pas trop loin !
Le professeur appela car il n'avait plus d'énergie pour suivre. Il leva la main pour empêcher la lumière du soleil de lui éblouir les yeux et vit un avion voler avec les petits cerfs-volants des enfants, malgré une distance de mille pieds comme s’ils étaient un escadron. C’était un spectacle inoubliable qui s’imprima dans sa mémoire.
— Est ce que c’est l’air force ? demanda Thien à Phupha, surpris de voir à quel point l’avion n’était pas un chasseur et volait lentement.
L’officier sourit gentiment avec une lueur chaleureuse dans les yeux.
— Pas vraiment. Mais si tu veux vraiment le savoir, tu le verras dans quelques heures.
Il n’eut pas la chance de lui poser la question suivante lorsque les enfants se précipitèrent vers lui alors que l’oiseau géant avait volé près de la falaise et s’éloignait. Ils retournèrent en classe en fin d’après-midi. Thien donna à ses élèves des devoirs d’anglais pour mémoriser dix mots écrits sur le tableau noir, disant qu’il y aura un examen demain, puis il les laissa rentrer chez eux.
Il rassembla tous les matériaux restants dans un sac au cas où il pourrait en avoir besoin à l’avenir et se tourna pour regarder les cerfs-volants que les enfants avaient fait. Même si certains d’entre eux étaient cassés, d’autres étaient intacts. Il regarda autour de lui, la salle de fortune simple et incolore faite en bambou tressé, il décida de s’asseoir les jambes croisées sur le sol et commença à couper du papier pour réparer les cerfs-volants.
La lumière dorée du soleil commença à faiblir. Le capitaine Phupha qui était parti parler à Khama Bieng Lae au village, retourna à l’école pour voir comment allait le jeune homme, en ne le voyant pas dans la hutte.
Il vit un mouvement d’ombre à l’intérieur de la classe et était sur le point de l’appeler. Pourtant, ce qu’il vit le laissa sans voix.
Le jeune homme pétulant était monté sur le bureau pour attacher une corde de chanvre à la poutre de bambou au-dessus. Tous les cerfs-volants faits par les élèves, les oiseaux en papier et les avions en papier étaient perforés et suspendus au plafond et aux cadres des fenêtres. Ils se balançaient dans la brise, ressemblant à des mobiles.
Phupha s’approcha.
— On appelle ça aussi de l’art ?
Thien se tourna et haussa un sourcil de surprise en voyant l’officier à cette heure, mais il changea rapidement. Il descendit du bureau et sortit pour observer son travail à travers la grande fenêtre.
Le beau visage était peint avec un sourire. C’est un tel bonheur mélancolique…
— C’est ce qu’on appelle ma “mémoire”.
Ce seul mot rappela à Phupha une vérité incontournable. Il se força lui-même à dire quelque chose malgré l’engourdissement dans sa poitrine.
— Je vais te montrer un autre bon souvenir.
L’homme plus grand tourna les talons et sortit sans se retourner. Thien courut après lui, perplexe.
Sur une falaise non loin de l’école, leurs ombres étaient projetées sur le sol. Le vent fort transportait l’odeur du sol mouillé jusqu’à leurs narines, obligeant Thien à se frotter le bout du nez pour s’empêcher d’éternuer.
— Regarde par là.
Phupha pointa l’autre côté de la montagne, loin mais toujours visible.
Sur un terrain plus élevé, la vie était aussi claire que du cristal. Le ciel commençait à s’assombrir mais une tâche semblait plus sombre que les autres. En regardant plus près, Thien vit un mur d’eau entourant la zone, créant une vue effrayante et pourtant magnifique d’une beauté naturelle qu’il n’avait jamais vu auparavant.
— Tu veux dire qu’il ne pleut qu’à cet endroit ?
L’officier secoua légèrement la tête.
— Tu te souviens de ce que tu as demandé au sujet de l’avion de tout à l’heure ?
— Est ce que ça a quelque chose à voir avec la pluie là-bas ?
— C’était un avion qui fabrique de la Royal Rain(3). En hiver, la partie nord de la Thaïlande connaît toujours la sécheresse en raison d’une exploitation forestière sévère. Sa Majesté le Roi Bhumibol(4) était à l’origine du projet d’irrigation et de prévention d’incendie de forêt. dit Phupha, regardant toujours droit devant. Je voulais te dire que même s’il ne pleut pas souvent en Thaïlande, sa compassion pour nous ne sera jamais un mauvais présage. Un jour, quand tu quitteras cet endroit, je veux que tu te souviennes des bonnes choses qui se sont passées ici… toujours.
Les mots n’entrèrent pas dans la tête de Thien car il fut transpercé par le beau visage qui regardait dans le vide. La détermination à protéger sa patrie jusqu'à son dernier souffle dans les yeux du capitaine fit se rappeler Thien de la photo que Kru Thorfun avait glissée dans son journal.
Le premier moment l'avait marqué et l'avait poussé à venir ici, sur cette colline.
L'homme de la lointaine cité de lumière inspira profondément comme s'il avait enfin pris sa décision. À cet instant, il ne se souciait plus de la tournure que prendrait sa relation avec la légende.
Même s'il ne pouvait pas être proche de l'homme, il souhaitait simplement qu'il ne soit pas trop éloigné.
Pour que chaque moment passé ensemble à partir de maintenant devienne des souvenirs chéris pour toujours. Notes :1/ Argot thaïlandais pour la masturbation des hommes en raison des mouvements de main. 2/ Personne d'une zone rurale qui n'est pas familière avec les idées modernes et la culture populaire, en particulier. quelqu'un qui vit dans les montagnes... 3/ Technique de pluie artificielle et d'ensemencement des nuages mises au point par le roi Bhumibol dans le cadre de l'initiative royale de production de pluie. 4/ Bhumibol Adulyadej, auquel a été conféré le titre de roi Bhumibol le Grand en 1987, est le neuvième monarque de Thaïlande de la dynastie Chakri, titré Rama IX. Il est né le 5 décembre 1927 et est décédé le 13 octobre 2016. Les Nations unies ont désigné le 5 décembre Journée mondiale des sols pour honorer le roi. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 553
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| Johanne Mar 27 Aoû 2024 - 14:13 Chapitre 10 Cela faisait deux bons mois que Thien Sophadissakul, le plus jeune fils du commandant en chef adjoint retraité de l'armée royale thaïlandaise, était enseignant bénévole dans ce village Akha. Le temps s'écoulait paisiblement. Les mathématiques simples qu'il enseignait aux enfants avaient été transmises à leurs parents qui n'avaient pas accès à une éducation formelle et le résultat était satisfaisant.
Les agriculteurs et les éleveurs étaient devenus moins sensibles aux ruses des intermédiaires lorsqu'ils avaient appris à observer les chiffres de la balance et à savoir si quelque chose n'allait pas. Et même s'ils étaient encore exploités ici et là, le coût était minime et leurs moyens de subsistance s'amélioraient sensiblement.
L'enseignant lui-même s'était habitué à la difficulté qui était devenue sa routine. Il marchait jusqu'à l'école au lieu de courir sur un tapis roulant. Il avait appris à manger les plats simples qu'il préparait plutôt que de les déguster dans un restaurant coûteux. Il écoutait les grillons pour s'endormir au lieu de la musique des boîtes de nuit.
Son corps s'était habitué à l'organe. Les palpitations du cœur se faisaient plus rares, sauf lorsque le grand officier était à proximité. C'était quelque chose qu'il ne pouvait pas contrôler. L'immunosuppresseur qu'il prenait serait épuisé au Nouvel An. Pourtant, s'il descendait chez le médecin à Bangkok, sa mère s'emparerait de lui et il ne remettrait plus jamais les pieds ici.
Thien tapota le stylo sur le bureau. Il avait laissé les enfants rentrer chez eux et avait révisé les devoirs seul jusqu'au soir, car le temps était beau. Le garçon de la ville poussa un long soupir et regarda le paysage alentour sans but.
... Il ne restait plus qu'un mois ?
Il s'étira, chassant la fatigue, et se leva pour aller dehors prendre l'air. C'était fin novembre et la température dans les collines avait encore baissé au point qu'il devait garder sa doudoune en permanence. En regardant le ciel, il vit que la lumière diminuait. Deux petits avions familiers volaient côte à côte. Khama Bieng Lae lui avait dit que c'était la bonne saison pour faire la Pluie Royale en raison du ciel clair avec peu de nuages.
Les avions mandatés par le roi volaient pour saupoudrer des cristaux de chlorure de sodium dans un ciel clair et humide, à une altitude de 7000 pieds, afin de stimuler les précipitations qui créaient les nuages. Cette opération était appelée "ensemencement des nuages".
Lorsque les nuages s'élevaient jusqu'à une altitude de 10 000 pieds, l'avion revenait pour larguer des cristaux de chlorure de calcium afin de nourrir les nuages. Une fois que les nuages avaient grossi, deux avions s'élançaient dans les nuages et l'un d'eux larguait des cristaux de chlorure de sodium au sommet des nuages, tandis que l'autre larguait des cristaux d'urée à un angle de 45 degrés. Les nuages de pluie laissaient tomber les précipitations sur le sol et la quantité de pluie dépendait de la taille des nuages.
Thien respira l'air frais pendant un moment avant de retourner dans la salle de classe pour ranger ses affaires et rentrer chez lui. Il fit un signe de tête aux deux rangers — les nouveaux venus qu'il n'avait jamais vus auparavant — pour s'excuser de les avoir fait attendre si longtemps. Ils ne pouvaient pas quitter leur poste tant que tout le monde n'était pas rentré chez lui.
Il avait de la chance, une fois de plus, que la femme de Khama Bieng Lae lui ait donné la portion de leurs repas cuisinés. Même si c'était simple et que c'était froid, c'était toujours un délice pour lui. Après avoir terminé le repas, il mit la bouilloire sur le feu pour prendre un bain chaud avant que la température ne baisse encore.
La silhouette élancée en pyjama — un t-shirt et un short de football — s'enroula dans une couverture douce et froissée. Il était allongé sur ses coudes alors qu'il ouvrait et relisait le journal de Thorfun dont il ne se lassait jamais.
Il ne savait pas quand il s'était endormi. L'instant d'après, il se réveilla, son nez était bouché et il n'arrivait pas à respirer correctement. Il avait toujours ce symptôme lorsque son allergie se manifestait, alors il changea de position et s'assit pour mieux respirer. Pourtant, ce qu'il inhala était de la fumée qui remplit et brûla ses narines.
Y avait-il un incendie ?
Il se leva d'un bond et courut dehors pour regarder. Tout semblait normal autour de sa hutte mais lorsqu'il regarda attentivement l'horizon, il vit le panache blanc de fumée qui s'élevait. Ce devait être un feu de forêt, pensa-t-il, mais ses sourcils se froncèrent car il savait trop bien qu'un tel incident était hors de question.
Un feu de forêt se produisait lorsque les arbres perdaient leurs feuilles sèches et que celles-ci s'empilaient jusqu'à créer une réaction chimique. Cette zone était remplie de plantations et les feux de forêt étaient impossibles.
Bientôt, il entendit une forte détonation métallique qui résonna dans le village. Les gens qui dormaient commencèrent à se lever et sortirent pour se crier les uns aux autres ce qui se passait.
Quelque chose ne tournait pas rond ! Thien saisit sa lampe de poche et enfila ses pantoufles avant de courir pour rejoindre les autres.
Il se précipita vers Khama Bieng Lae qui était en train d'attraper sa natte et sa couverture alors que les membres de sa famille sortaient en courant de la maison. "Oncle... que se passe-t-il ?"
Bieng Lae se retourna et sursauta en voyant le professeur. Le visage sévère et les yeux qui avaient vu le monde brillaient d'inquiétude ; sa bouche s'ouvrit et se referma plusieurs fois avant qu'il ne puisse prononcer un mot.
— Il y a un feu sur la colline.
— La colline ? Qu'est-ce qu'il y a sur la colline... ?
Thien s'interrogea et s'arrêta. Les yeux en amande s'écarquillèrent alors que la prise de conscience le frappait comme un camion. Il s'élança, sans entendre l'appel qui lui demandait de s'arrêter. Le travail des villageois n'était plus d'arrêter le feu mais de poursuivre le jeune homme.
La vue de la petite école en flammes devant ses yeux transforma ses jambes en pierre. Son cerveau se vida comme si quelqu'un avait tout effacé de son esprit.
Tous les beaux souvenirs avec les enfants de cette école - le tableau noir sur lequel il avait appris à écrire à la craie blanche, les manuels dans l'armoire, les oiseaux en papier... les avions en papier - tout était parti en fumée.
La brise froide souleva un morceau de papier de cerf-volant blanc et le plaqua sur sa jambe. Il se pencha pour le ramasser, son mouvement étant plus lent que le chaos qui régnait autour de lui tandis que les villageois et les rangers tentaient d'éteindre le feu avec leurs nattes. Les lignes dessinées à l'encre rouge étaient encore visibles sur le morceau de papier...
C'était le cerf-volant avec un visage de démon qu'il avait dessiné pour quelqu'un. Il était brûlé, carbonisé... et il ne restait plus rien !
La main fine écrasa le papier et l'homme s'enfuit à travers le groupe de personnes qui tentait d'arrêter le feu et s'arrêta à l'avant. Thien se protégea de la chaleur et du panache de fumée avec son bras alors que tout était détruit par les flammes rouges et chaudes. Les cerfs-volants brûlés fabriqués par ses élèves tombèrent au sol un par un et il ne resta que des cendres, et son cœur était brisé en morceaux.
Alors qu'il était sur le point de courir dans la classe, voyant une zone intacte que le feu n'avait pas encore atteint, deux bras forts le saisirent et l'arrêtèrent avant que la poutre de bambou carbonisée ne s'abatte sur lui.
— Mais qu'est-ce que tu fais !? cria le capitaine alors que Thien se débattait dans ses bras.
— Tout n'est pas brûlé. Je vais les faire sortir !
— Tu veux mourir brûler !? La poutre va s'effondrer !
Le capitaine tenta de retenir le jeune homme qui se débattait et criait pour ne pas risquer sa vie.
— Utilisez de l'eau ! C'est du feu ! Les vêtements et les nattes ne fonctionneront pas !
Thien se secoua violemment mais ne parvint pas à se libérer des bras solides autour de sa taille.
Son cœur brûlait, tout comme les énormes boules de flammes qui embrasaient tout. Il enfonça ses ongles dans les bras de l'officier, le griffant alors qu'il essayait de se libérer de sa poigne de fer, furieux de ne pas pouvoir faire ce qu'il voulait.
Le cri fort s'éteignit en un appel brisé et désespéré.
— Laisse-moi partir ! Je vais prendre cette putain d'eau ! Laisse-moi le faire si vous ne le faites pas ! C'est mon école ! Mes souvenirs !
Même s'ils ne comprenaient pas ses paroles, les villageois qui tuaient le feu voyaient clairement à quel point l'enseignant volontaire perdait la tête en voyant sa précieuse école brûler. Leurs yeux se remplirent de sympathie. Le brasier, alimenté par des papiers et des bambous, était devenu trop important pour être arrêté. Tout ce qu'ils pouvaient faire était de regarder la scène de destruction complète.
Thien cria jusqu'à ce que sa gorge soit brisée. Ses narines et sa bouche étaient remplies de fumée et son corps qui n'était pas aussi sain que celui des gens normaux s'effondra dans la forte étreinte du capitaine. Il frappa le sol avec ses poings, furieux de sa propre impuissance alors qu'il regardait tout brûler.
— De l'eau... Tout ce dont j'ai besoin, c'est de l'eau ! gémit-il.
Il savait trop bien que la source d'eau la plus proche était encore trop éloignée pour l'atteindre à temps. Et pourtant, il ne pouvait simplement pas se résigner à ce mauvais sort.
Ses orbites le brûlaient et tout le désespoir sortait sous forme de larmes aux coins de ses yeux. Pourtant, l'humidité qui tomba sur sa joue n'était pas la sienne. La fraîcheur qui baignait ses joues brûlantes l'obligea à lever les yeux vers le ciel qui s'assombrissait.
Il lui fallut un moment pour réaliser ce qui se passait. Le vent se transforma en une bourrasque dont il dut se protéger le visage. Malgré la férocité des flammes, elles ne pouvaient pas résister à la mousson qui tombait du ciel. Pendant un quart d'heure, tout le monde resta bouche bée autour de l'école calcinée, incapable de bouger, et regarda la pluie qui, comme un cadeau du ciel, effaçait le désastre infâme causé par des hommes vicieux.
Il ne fallut pas longtemps pour que les gros nuages qui transportaient la pluie achèvent leur tâche et se dispersent lentement en de légères projections sur le sol. Les villageois se réveillèrent de leur rêverie et se précipitèrent pour arrêter le feu restant sur les charpentes en bois restantes.
Thien essuya l'eau de son visage mouillé et se redressa pour atteindre son école carbonisée. Il repoussa une bûche brûlée pour voir ce qui restait et découvrit que l'armoire donnée par un donateur qui gardait les manuels scolaires et le matériel était à moitié détruite.
Le jeune homme s'agenouilla pour ramasser les cahiers des élèves Akha qui étaient protégés dans une solide armoire en bois dur. Ils étaient pour la plupart intacts et il ramassa les crayons de couleur, ce qui restait des cerfs-volants, les avions et les oiseaux en papier cendré.
Il rassemblait chaque morceau de ses souvenirs...
Il était reconnaissant qu'il reste quelque chose à garder.
Thien ramassa les restes dans ses bras et les serra comme un fou. Ses yeux aperçurent un morceau de papier intact, légèrement brûlé aux coins.
Peut-être était-ce la vertu de Sa Majesté le Roi qui avait arrêté le feu féroce...
"... sa gentillesse envers nous ne se dément jamais."
Les mots de l'homme du roi qu'il avait entendu il n'y a pas longtemps résonnèrent dans son esprit. Le garçon de la ville laissa tomber tout ce qu'il avait dans les bras et s'élança en avant pour prendre l'image du roi sur le calendrier qu'il avait accroché au mur et le plaça sur le meuble restant.
La pluie royale... L'initiative de Sa Majesté le Roi n'avait pas seulement sauvé les pauvres gens de la sécheresse mais avait aussi guéri le cœur de quelqu'un comme lui qui n'avait jamais apprécié la compassion et la bonté du roi.
Deux mains pleines d'égratignures se levèrent pour joindre leurs paumes en un wai au milieu de sa poitrine. Son corps entier tremblait à cause de ses sanglots incontrôlables et Thien regardait les gouttes de pluie qui touchaient doucement son visage ; ses lèvres prononcèrent les mots qu'il n'aurait jamais pensé dire un jour.
— L... longue vie au roi.
Même si sa voix n'était qu'un murmure, elle arrêta tout le monde dans sa course. Les villageois qui démontaient les structures en bois brisées et en ruine regardèrent tous l'enseignant qui était accroupi sur le sol au milieu des bureaux calcinés. Soudain, un homme cria la même phrase "Longue vie au roi" en thaï et dans les dialectes locaux, suivi par d'autres à l'unisson, jusqu'à ce que l'écho de la loyauté et de la gratitude résonne dans les collines.
Tous savaient au fond de leur cœur que le "miracle" n'existait pas, mais que les initiatives royales de Sa Majesté existaient et qu'elles étaient à l'origine de ce phénomène.
Les villageois Akha s'agenouillèrent au sol, levant leurs mains en un wai au-dessus de leurs têtes et regardant le ciel qui continuait à leur tomber dessus. Tout le monde était submergé par la gratitude et même les soldats endurcis ne pouvaient empêcher les larmes de couler de leurs yeux.
… Alors que la pluie royale se transformait en bruine, les villageois de Pha Pan Dao et le professeur transportèrent le bureau restant avec des dommages minimes pour le réparer. Thien leva sa main souillée de cendres pour essuyer les larmes sur son visage jusqu'à ce qu'il soit couvert de taches. Il fixait les dégâts avec de la rancœur dans le cœur.
Qu'avaient fait ses élèves pour mériter cela ? Brûler leur école ? Puis il s'arrêta. Non, ce n'était pas les enfants. C'était lui.
Ce fils de pute de Maître Sakda ! Le citadin serra les dents, furieux, et aperçut une force armée en uniformes verts qui ressemblaient à ceux des militaires, mais leurs bérets et les emblèmes sur les poitrines étaient clairement différents. Les patrouilles frontalières... s'il ne se trompait pas.
L'oncle Bieng Lae lui avait dit un jour que les villages des environs étaient sous la protection de la base militaire de Pha Phra Phirun. Pourtant, ils travaillaient avec la police des frontières pour maintenir la paix et les moyens de subsistance de la population. Dans le cas d'un incident aussi critique que cet incendie criminel, la patrouille frontalière se lançait dans une chasse à l'homme.
L'enquête commença immédiatement et ils quadrillèrent la zone. Ils trouvèrent trois hommes qui avaient quitté le village voisin la veille au soir et n'étaient revenus qu'au milieu de la nuit. En fouillant leurs maisons, les patrouilles trouvèrent un gallon d'essence et des vêtements tachés qui avaient été enterrés à la hâte dans le sol. Elles conclurent que les trois hommes avaient été engagés par un magnat pour allumer l'incendie.
Les policiers emmenèrent les suspects sur les lieux du crime et firent part de leur enquête préliminaire au capitaine Phupha. Les soldats s'exclamèrent lorsqu'un jeune homme courut vers les coupables comme un ouragan et asséna un coup de pied au suspect le plus proche, envoyant l'homme au sol.
Avant que l'enseignant volontaire au cœur de lion ne puisse attaquer la cible suivante qui était à genoux, le capitaine le saisit. Thien essaya de donner un double coup de pied au suspect pendant que Phupha le traînait.
— Laisse-moi partir ! Laisse-moi le tuer ! cria Thien, sa voix remplie de ressentiment.
— Tu vas être accusé d'avoir attaqué le suspect ! Tu vas aller en prison au lieu de te constituer partie civile.
Phupha essaya d'arrêter le garnement qui se débattait et criait dans ses bras jusqu'à ce que le garçon se calme. Il baissa les yeux sur Thien, voyant qu'il haletait fortement et sentant sa température corporelle augmenter. C'était inhabituel, mais avant qu'il ait pu demander ce qui n'allait pas, le jeune homme s'effondra.
Le capitaine retourna le corps mou et vit que le garçon pouvait à peine garder les yeux ouverts. Il posa sa main sur le front lisse et secoua la tête en signe d'exaspération.
— Tu es fiévreux... petit morveux.
Le murmure grave et profond près de son oreille apaisa ses nerfs tendus avant que l'obscurité ne le réclame enfin.
Il fallut un moment au capitaine pour donner des ordres à ses subordonnés afin qu'il puisse transporter le professeur depuis la scène du crime. Il rentra à la base dans sa Jeep avec le passager qui s'était évanoui pour voir le médecin avant que sa fièvre ne s'aggrave.
Deux soldats qui gardaient l'entrée de la caserne étaient sur le point de saluer dès qu'ils aperçurent les phares, mais la Jeep ne ralentit même pas. Le médecin qui avait reçu un appel radio à l'avance ouvrit la porte d'un coup sec et jeta la couverture sur le patient avant de le faire descendre pour l'allonger sur la civière et l'emmener à l'infirmerie.
Le jeune capitaine attendait sur une chaise, fixant la cloison qui se trouvait entre lui et le lit du malade. Son camarade médecin avait disparu derrière ce panneau depuis un moment. Phupha utilisait une serviette que quelqu'un lui avait donnée pour sécher ses cheveux et son corps détrempés lorsqu'un grand homme en tenue de camouflage militaire avec un bandeau blanc et une croix rouge autour de l'avant-bras apparut.
Le capitaine bondit sur ses pieds et lança la question.
— Comment va-t-il ?
— Il a une légère fièvre avec un symptôme de pneumonie. Je lui ai donné des médicaments et il devrait aller mieux dans quelques jours. Je lui ai donné une injection d'antipyrétique et d'antiseptique mais…
Le docteur Wasant eut l'air mal à l'aise avant d'éloigner son ami du lit pour chuchoter.
— J'ai vu une cicatrice d'opération sur sa poitrine.
— Juste ici ?
Le capitaine pointa du doigt le milieu de sa poitrine.
Wasant resta silencieux pendant une milliseconde puis hocha la tête.
— Une cicatrice verticale... d'environ 15 cm. Je peux dire d'après mon expérience qu'il s'agit d'une opération 'cardiaque'.
Leurs regards se rencontrèrent dans une communication non verbale. Finalement, le médecin poussa un long et lourd soupir.
— Très bien. Je vais faire comme si je n'avais rien vu. Tu prends le relais. Le patient a besoin qu'on lui nettoie le corps et qu'on lui change ses vêtements. Le capitaine laisse-t-il l'infirmière s'en occuper ou va-t-il prendre l'affaire en main ?
L'homme qui se faisait taquiner jeta un regard furieux à son ami.
— Je le ramène à la maison.
Voyant comment l'officier aux lèvres serrées se baissait pour ramasser le corps inconscient dans ses bras, Wasant grimaça.
— Tu veux dire ta maison ?
Phupha se retourna, lui lança un regard qui promettait une punition et se précipita dehors avec le patient. La base de taille moyenne n'avait qu'un seul poste de troupes avec un rayon de patrouille de 30 kilomètres. Les bureaux de fortune étaient faits de toiles tandis que les logements des officiers étaient des maisons en bois, plus solides et offrant plus d'intimité.
Le capitaine déposa doucement l'homme dans ses bras sur le lit de camp pliant afin de pouvoir s'occuper de Thien qui était trempé et le plaça ensuite sur un matelas adéquat. Il alla chercher une serviette et un nouveau grand t-shirt, mais alors qu'il retirait le t-shirt mouillé du corps inconscient, la peau claire qui l'accueillit l'arrêta net.
Phupha ne pouvait empêcher ses yeux de parcourir la poitrine lisse sur laquelle se trouvaient deux taches brunes. Il déglutit bruyamment, essayant d'attirer son esprit vers le plafond et prit une profonde inspiration avant de retirer le tee-shirt humide de la tête du patient. Il utilisa la serviette pour sécher le dos fin jusqu'à ce qu'il atteigne à nouveau le devant.
La cicatrice de 15 cm au milieu de la poitrine de Thien le fit s'arrêter et réfléchir. Ses sourcils épais se froncèrent sous l'effet d'une réflexion sérieuse. Pour autant qu'il le sache, le garçon n'était pas très en forme et il souffrait d'une maladie chronique depuis des années. Aujourd'hui, il allait beaucoup mieux, mais il était toujours en période de convalescence. Pourtant, l'homme à qui il parlait chaque semaine n'avait pas révélé que cette maladie était liée au cœur.
Sinon, il aurait mieux pris soin de lui.
Des doigts rugueux écartèrent doucement les mèches humides de son front lisse. Phupha poussa un long soupir et enfila à la hâte un nouveau t-shirt au garçon. Il baissa ensuite les yeux sur le short de football que portait Thien, ses yeux suivant le renflement sur son torse avec une lourdeur dans le cœur, et décida de poser une épaisse et grande serviette sur l'homme inconscient avant de descendre le short et les sous-vêtements.
Il enfila maladroitement son boxer au garçon, faisant de son mieux pour ne pas laisser la bête s'immiscer dans son esprit. Une fois fait, il utilisa une autre serviette pour sécher les cheveux du garçon alors que Thien commençait à remuer, avant d'essuyer les grosses perles de sueur sur son front.
Enfin, il prit le jeune homme dans ses bras, le porta jusqu'au matelas sur le sol, et mit une épaisse couette sur lui. Phupha regarda le garçon de la ville qui était somnolent à cause des antipyrétiques et se blottissait contre l'oreiller, l'air plus docile que d'habitude, et laissa le soulagement l'envahir. Il était temps de prendre soin de lui-même.
Le capitaine qui avait laissé le commandant adjoint s'occuper de l'incendie criminel disparut à l'arrière de la maison pour prendre une douche et revint avec des vêtements propres. Il était onze heures du soir et le générateur qui envoyait l'électricité au logement des officiers arrêta de fonctionner, faisant baisser la lumière.
Phupha fit le tour du matelas pour allumer la lampe à pétrole et baissa l'intensité de la flamme. Il s'assit à côté du patient inconscient et plaça le dos de sa main sur le front et la joue de Thien pour vérifier sa température. Heureusement, la fièvre n'était pas montée en flèche.
Il regardait le jeune homme qui avait volé son lit ce soir, en réfléchissant. Alors qu'il était sur le point de se lever pour dormir sur le lit pliant devant la chambre, une main fine s'agrippa à l'ourlet de son t-shirt.
Le visage aux joues rouges et fébriles était à moitié enfoui dans l'oreiller et les lèvres pâles murmuraient quelque chose de si faible qu'il dut tendre l'oreille.
— Maman…
Le capitaine ne put arrêter son doux sourire et murmura. "Je ne veux pas être ta maman. Je veux être autre chose."
Le lent ronronnement de réponse fit s'élargir son sourire.
… Même s'il savait que le bourdonnement ne voulait rien dire.
Le garçon ne lâcha pas prise, même lorsque Phupha retira les doigts de sa chemise et laissa échapper un soupir exaspéré.
— Toujours un fauteur de troubles même quand tu es inconscient.
Renonçant à sa tentative de s'en aller, il s'allongea à l'extrémité du matelas et faillit tomber. Après un moment, il sentit que quelque chose touchait son dos. Il sut immédiatement qui c'était, sans se retourner, car ils étaient seuls dans cette pièce.
L'officier laissa l'intrus se rapprocher jusqu'à ce que leurs corps se touchent tandis que le garçon blottissait sa tête contre son dos. Il ferma les yeux avec l'expression d'un homme satisfait, contrairement aux autres nuits.
L'horloge pouvait-elle s'arrêter de tourner à ce moment précis ?...
Le corps mince qui se pelotonnait sous la couette remua. Le soleil qui entrait par la fenêtre ouverte lui fit froncer les sourcils de frustration. Thien se roula paresseusement sous la couverture, mais lorsqu'il se redressa, il dut mettre ses mains sur sa tête car une douleur sourde lui traversa le crâne comme si quelqu'un venait de le marteler.
L'odeur du riz fraîchement bouilli fit grogner son estomac qui était vide depuis plus de dix heures. Il regarda autour de lui, découvrit qu'il n'était pas dans sa propre hutte et la paranoïa le frappa. Son corps se crispa lorsqu'il entendit des pas lourds s'approcher et faire grincer le plancher en bois.
Le visage qui apparut derrière la porte le rassura. Phupha était dans son uniforme de camouflage vert et portait un bol de riz bouilli dans sa main.
— Tu es réveillé. J'ai demandé au personnel de cuisine de te préparer des aliments mous. Finis ton repas pour pouvoir prendre tes médicaments.
Il traîna une table basse en bois vers le matelas et posa le bol dessus.
Thien ouvrit la bouche, essayant de dire quelque chose avec sa gorge desséchée.
— J'ai... soif.
Il se toucha la gorge pour montrer qu'il avait perdu sa voix à cause d'un grave mal de gorge.
Phupha acquiesça et versa l'eau d'une flasque dans une tasse en acier inoxydable.
— Bois lentement, ne t'étouffe pas.
Tandis que le patient tenait la tasse de ses mains tremblantes et s'inclinait pour boire, le capitaine passa sa main sur son front pour évaluer la température. Thien leva vers lui des yeux rougis par la fièvre et fixa le visage sombre de l'officier en murmurant tout bas.
— C'est chez toi ?
— Oui, et tu es dans l'enceinte de la base opérationnelle de Pha Phra Pirun.
Le capitaine se sentait généreux de donner l'emplacement exact.
— L'école... ?
Phupha secoua la tête, sachant très bien ce que l'homme plus jeune s'apprêtait à demander.
— Elle a disparu. Elle ne peut pas être réparée. Mes hommes et les villageois emmènent ce qui reste à la maison de Khama Bieng Lae.
Les yeux en amande devinrent encore plus rouges alors que les larmes perlaient.
— C'est à cause de moi ?
Ce devait être la vengeance de Sakda pour son acte de rébellion — lorsqu'il avait encouragé les villageois à se battre contre lui.
Le jeune capitaine parcourut des yeux le visage du garçon sans dire un mot. Il posa sa main sur les cheveux lisses et épais.
— Ce n'était pas ta faute. Personne ne te blâme. Cet incident n'était pas une erreur mais une leçon.
La voix grave et douce qui lui donnait une sévère leçon de morale empêcha le jeune homme de retenir ses larmes. Thien ne pouvait pas empêcher ses émotions de sombrer comme l'a dit un sage : une fois que votre corps est malade, votre esprit devient plus faible.
Phupha éloigna sa main, s'empêchant d'essuyer les larmes sur les joues du fauteur de troubles, ce qui serait trop absurde. Il regarda le garçon se frotter les yeux avec ses doigts, attristé de ne pas pouvoir montrer à Thien à quel point il tenait à lui.
— … Mange le riz bouilli avant qu'il ne refroidisse.
Thien a hoché la tête, en reniflant.
— Merci.
Même si cette phrase n'était que de la politesse, elle fit naître un sourire sur son visage impassible et beau.
— N'oublie pas de prendre les médicaments que j'ai mis là pour toi. Le médecin viendra te voir à midi. Si tu te sens collant, tu peux te nettoyer avec une serviette humide.
Il désigna une bassine en plastique sur laquelle était drapée une serviette dans un coin de la pièce.
Nettoyer. Les mots résonnèrent dans la tête de Thien. Il baissa lentement les yeux sur les vêtements qui n'étaient pas les siens. Ne dites pas que la nuit dernière...
Thien serra le t-shirt au milieu de sa poitrine, là où se trouvait la cicatrice de l'opération. Les battements de son cœur lui faisaient craindre que l'autre homme ait découvert la vérité.
La vérité qu'il y avait quelqu'un d'autre qui se cachait ici...
La douleur dans sa poitrine contesta sa pensée, lui rappelant que son immunosuppresseur était dans son sac à dos à sa cabane.
— Capitaine, laisse-moi retourner chez moi. Mes affaires sont là-bas, dit Thien d'une voix rauque, observant la réaction de l'officier avec le cœur tremblant.
Phupha restait impassible et impossible à lire. Il fit signe en direction de l'armoire qui contenait un sac à dos coloré familier.
— Ne t'inquiète pas. Je suis déjà allé le chercher pour toi ce matin.
Il fit mine de ne pas voir comment les yeux du jeune homme s'agrandirent sous le choc et poursuivit.
— Reste ici jusqu'à ce que nous soyons sûrs que tu es en sécurité et que l'enquête soit terminée.
Il se redressa de toute sa hauteur et se dirigea vers la porte. L'officier donna un dernier ordre sévère avant de fermer la porte.
— Mange ta nourriture ! N'attends pas qu'elle pourrisse !
Thien sursauta et lui lança un regard furieux, n'ayant pas de voix pour répliquer. La porte était déjà fermée, l'homme sur le matelas laissa échapper un lourd soupir et il continua à grignoter le riz bouilli qui commençait à refroidir. Plus tard, il s'empiffra de tous les antibiotiques que le médecin lui avait donnés.
Le citadin se leva et se remua avant de fouiller dans son sac à dos pour trouver son sac de médicaments fourré sous les vêtements comme d'habitude. Cela signifiait que le capitaine ne l'avait pas découvert, se convainquit-il. Mais cela n'avait pas d'importance. L'homme n'avait rien dit pour faire comme si rien ne s'était passé.
Puis il se figea quand une question de vie ou de mort lui vint à l'esprit. Si le capitaine était la personne qui l'avait nettoyé et avait changé ses vêtements la nuit dernière, ce qui était plus effrayant que le fait qu'il voit la cicatrice était... Thien baissa le regard vers son entrejambe en état de choc.
Est-ce que tu t'es montré à lui, mon précieux dragon !!
Vers treize heures, un homme en tenue de camouflage comme le reste des hommes du camp se présenta, mais celui-ci avait un bandeau autour de l'avant-bras — une croix rouge sur fond blanc, ce qui signifiait qu'il était un médecin militaire. Il se présenta au logement où logeait le patient, sans être annoncé, et le capitaine Wasant, médecin, frappa à la porte à plusieurs reprises et l'ouvrit sans attendre de réponse.
Le corps mince qui était blotti sous une couette, rongé par la fièvre, se tourna lentement pour regarder l'intrus. Les yeux en amande tombants étaient injectés de sang à cause de la température corporelle élevée.
— Salut, p'Doc Nam, salua une voix desséchée de façon presque inaudible.
Il avait l'air pire qu'avant.
— Je viens prendre de tes nouvelles.
Le jeune médecin sourit et ouvrit son sac pour prendre un endoscope afin d'examiner la gorge.
— Ouvre la bouche et dis 'ah'.
Thien fit ce qu'on lui demandait et laissa échapper un ah sec. Wasant appuya l'outil en acier inoxydable sur sa langue et braqua une lampe de poche pour regarder pendant environ une minute avant de le retirer.
— Pharyngite. Essaye de ne pas parler et bois régulièrement de l'eau chaude. Je vais te donner une double dose d'antibiotiques.
Le patient acquiesça en regardant le médecin enfiler un stéthoscope pour vérifier son cœur et ses poumons. Lorsqu'il réalisa ce que le médecin s'apprêtait à faire, il se crispa, ce qui fit glousser le médecin.
— Je te promets que je ne vais pas remonter ta chemise. Je peux écouter à travers un tissu. Le résultat n'est pas différent.
Pourtant, les mots du docteur provoquèrent une véritable paranoïa chez Thien.
Wasant laissa échapper un long soupir en mettant le stéthoscope sur le torse fin de l'homme plus jeune.
— C'est ton droit de le cacher à tout le monde, y compris à moi. Mais en tant que médecin, j'aimerais voir les médicaments, s'il te plaît ? Je veux te donner les bons médicaments sans provoquer de réactions.
Le malade baissa les yeux. Il n'avait plus le contrôle de la situation. Il avait peur que son heure ne soit venue. Thien plongea dans un long silence avant de lever une main tremblante pour désigner le sac à dos près du mur.
Le médecin militaire sourit doucement devant la docilité du jeune homme. Il se leva pour fouiller dans le sac à dos jusqu'à ce qu'il trouve un paquet de médicaments qu'il tira du fond et lut les noms anglais, fronçant profondément les sourcils.
— Ça fait combien de temps ?
Thien pressa ses lèvres sèches l'une contre l'autre et leva la main pour signaler un chiffre. Cela suscita une vive protestation de la part du médecin.
— Seulement cinq mois !
Wasant rangea le sac à dos et se rua vers le patient avec un air aigre sur le visage. Puis, il se souvint d'adoucir son ton.
— Non seulement tu restes trop loin de ton médecin, mais en plus tu vis dans cette cambrousse ! As-tu la moindre idée du danger dans lequel tu te mets !
Il avait pensé qu'il s'agissait peut-être d'une angioplastie par ballonnet(1) pour une maladie coronarienne. Mais une fois qu'il avait vu le nom du médicament, il avait compris que c'était bien pire.
— Je dois le dire à Phu. C'est lui qui est responsable de toi et s'il t'arrive quelque chose, ce sera de sa faute.
Une fois qu'il se fut levé, son bras fut saisi dans une prise serrée.
Le médecin sentit la force tremblante qui tentait de l'empêcher de partir. Les yeux du jeune homme brillaient de détermination et d’entêtement et il s'arrêta net.
— Je t'en supplie.
Le murmure haletant fut forcé de sortir de la gorge endolorie de Thien.
Le docteur ne bougea pas pendant un battement de cœur et se laissa tomber pour s'asseoir sur le sol. Il tira la main tremblante du garçon et la recouvrit de ses mains.
— Je veux savoir pourquoi tu t'accroches autant à cet endroit.
Quand la réponse ne fut qu'un silence, Wasant formula sa supposition.
— Tu voulais être professeur ? Ou tu voulais essayer de vivre en haut d'une colline ?
Cette fois, le patient secoua la tête pour dire non.
— Ne me dis pas que c'était à cause de Phu…
Malgré l'air réticent sur son visage, le citadin secoua violemment la tête. Le médecin, qui était aussi très doué pour détecter les mensonges, sentait bien qu'il avait réduit les possibilités et tiré la dernière balle.
— Ou c'était à cause de 'Thorfun' ?
Le nom d'une fille morte que l'on s'attendait le moins à voir sortir de la bouche du docteur fit écarquiller les yeux de Thien. Il fit de son mieux pour dissimuler son étonnement en levant une main pour couvrir sa tête et se laissa tomber sur le matelas.
— J'ai mal à la tête.
Wasant vit comment l'homme acculé venait de se dérober à son emprise et décida de lui donner un peu de répit.
— Très bien, repose-toi un peu. Je vais demander à quelqu'un de t'apporter du riz bouilli dans quelques heures. N'oublie pas de prendre tes médicaments.
Voyant le garçon hocher précipitamment la tête, il sortit discrètement de la pièce. En pensant à la conversation qu'il l'avait poussé à avoir, le médecin sentit une lourdeur s'installer dans son estomac.
Si Kru Thorfun, décédée, était une protagoniste important de cette histoire, où se situait son ami dans ce triangle ?
Le nouveau professeur resta cloué au lit, tant par la fièvre que par le traumatisme de l'incendie de l'école, pendant trois bons jours avant de se remettre sur pied. Il avait remarqué qu'il voyait moins le capitaine que lorsqu'il vivait dans sa propre cabane. Maintenant qu'ils vivaient dans la même maison, il se rendait compte à quel point l'homme était occupé.
Il occupait à la fois la chambre à coucher et le matelas et le propriétaire de la maison devait dormir dans le lit pliant. Quand le capitaine allait au travail, il n'était pas réveillé. Le soir, il s'endormait avant que le capitaine ne rentre à la maison. Pourtant, il savait qu'il y avait une grande main chaude qui lui caressait la tête dans ses rêves... comme s'il était un petit garçon.
Il se sentait beaucoup mieux. Après avoir parlé à un sergent qui lui avait livré du riz bouilli, du porc et des œufs en sauce brune, Thien resta tranquillement à l'intérieur de la maison, seul, jusqu'à ce qu'il en ait assez. Il fouilla dans la bibliothèque et découvrit qu'elle était remplie de livres militaires. Il en feuilleta quelques-uns, désintéressé, mais au moins cela tuait son temps.
Il était presque vingt-et-une heures lorsque le capitaine revint à la base d'opérations. Il avait pensé que le garçon malade devait s'être endormi, alors il s'attarda pour parler avec ses hommes et les gardes forestiers du département des forêts de l'arrestation de bûcherons illégaux.
Ces derniers jours, les fonctionnaires étaient proches de les arrêter et avaient eu plusieurs face-à-face. Mais ils n'avaient eu que les sous-fifres, pas les principaux responsables.
Phupha marcha dans l'obscurité jusqu'à ce qu'il atteigne sa maison. La lumière du néon qui était encore allumée lui fit froncer les sourcils. Des yeux intenses fixèrent le patio à travers l'obscurité et virent une longue ombre projetée sur le sol. Le garçon était blotti sous une couverture, assis les jambes croisées, et somnolait avec un livre ouvert sur ses genoux.
Il arracha le livre des mains du fauteur de troubles et lui tapa dessus.
— Pourquoi tu es assis dans le froid ici ? Tu pourrais avoir de la fièvre à nouveau.
Thien se frotta les yeux en se réveillant. Une réponse s'échappa de ses lèvres sans le savoir.
— Je t'attendais.
Tous deux furent pris au dépourvu. Puis le garçon de la ville haussa la voix pour cacher son embarras.
— Je t'attendais parce que j'ai quelque chose à te demander ! Tu n'es jamais là.
Mais il était trop tard. Le visage sévère était maintenant affublé d'un large sourire.
— Je comprends. Tu es assis ici dans le froid et tu donnes du sang aux moustiques, tu n'es pas dans ton lit et tu ne te reposes pas, parce que tu as une question très importante à me poser, n'est-ce pas ?
Thien déglutit bruyamment et hocha la tête, sans savoir ce que le capitaine voulait faire. Phupha qui portait un uniforme de camouflage vert kaki s'assit au sol, gardant un genou relevé, et se pencha vers lui.
— Tu aurais pu simplement attendre à l'intérieur. Pourquoi tu te mets dans le pétrin ?
Les mots étaient doux mais les joues de Thien rougissaient parce qu'il lisait entre les lignes. Ses mains se serrèrent en poings, sa bouche s'ouvrit et se ferma, et tout ce qu'il fit fut de fixer les larges épaules du capitaine qui entra dans la maison et rit de lui-même.
Thien tira sur la couette, frustré de ne pas trouver la bonne réplique. Il se leva et entra dans la maison en tapant du pied pour énerver encore plus le capitaine, mais l'homme plus âgé était allé chercher sa serviette et avait disparu dans la salle de bain comme s'il avait lu dans les pensées du garçon.
Quinze minutes plus tard, Phupha sortit avec la serviette autour de la taille, révélant sa large poitrine nue et bronzée. Il se pencha pour prendre quelques vêtements dans le placard, sentant un regard intense dans son dos.
— Tu ne penses pas que je pourrais vouloir un peu d'intimité ?
Entendant le sarcasme, le garçon qui était assis les jambes croisées renifla bruyamment.
— Si tu étais si prude, tu ne serais pas entré comme ça.
— C'est ma maison, ma chambre.
— C'est toi qui m'as permis de rester ici. C'est aussi la mienne.
— Je t'ai donné le matelas. Ou peut-être que tu veux le lit pliant dehors ?
— Pas question !
Le cri de protestation desséché fit secouer la tête du capitaine en signe d'exaspération. C'était encore un enfant.
Thien se renfrogna, irascible, et ses yeux se posèrent sur les cicatrices du corps du capitaine. Certaines étaient anciennes, d'autres récentes — des points de suture frais qui avaient encore un fil.
— Tu as fait la guerre ou quoi ?
Lorsque Phupha eut fini d'enfiler un pantalon de survêtement sous la serviette, il se tourna vers le jeune homme, l'air exaspéré. Depuis qu'il était tombé malade quelques jours auparavant, il se demandait si le cerveau du fauteur de troubles n'avait pas été tué par quelques virus.
— Je suis un soldat, le gardien d'un pays. Mon travail est de me battre dans une guerre, non ? dit-il avec nonchalance comme si ce qu'il faisait n'avait pas tant d'importance que ça.
Il tendit la main vers une boîte médicale sur le haut de l'armoire.
— Je sais. C'est juste que…
Il n'avait aucune idée que cela pouvait être aussi périlleux. Thien ravala ses paroles et se glissa lentement vers le capitaine qui s'était assis sur le sol pour soigner sa blessure. Le dos large et puissant était parsemé de cicatrices dues à une décennie passée à servir son pays.
Un homme comme Thien, qui avait vécu une vie opulente, n'avait jamais réalisé combien de vies — des milliers et des dizaines de milliers — avaient été sacrifiées pour protéger la paix sur cette terre. Thien avait autrefois pensé que c'était quelque chose qui n'avait rien à voir avec lui, même si son père était lui-même un militaire, et pourtant il n'avait pas servi à une frontière. C'est pourquoi le garçon n'avait vu qu'un seul côté des choses — le pouvoir de son père et le confort qui l'accompagnait alors que ses subordonnés étaient toujours là pour répondre à ses moindres caprices.
Le bout d'un doigt froid toucha doucement les bleus sur le dos nu, sans attendre un quelconque consentement. Le capitaine continuait à se montrer chez lui et il lui était sorti de l'esprit qu'un jour...
Un jour, cet homme n'aurait peut-être pas la chance de revenir.
Thien se mordit les lèvres assez fort pour saigner. Il tendit le bras et prit une boule de coton imbibée d'alcool dans sa main, son visage lisse et clair empreint de détermination.
— Laisse-moi faire !
Phupha fronça les sourcils, déconcertée par la raison pour laquelle le garçon criait comme s'il était furieux.
— Pourquoi tu t’énerves ?
Le garçon ne répondit pas mais ordonna au commandant de la troupe de lever son bras afin qu'il puisse soigner le nouveau point de suture au flanc de l'homme. Il était plus doux que ce à quoi le capitaine s'attendait. Une fois qu'il eut appliqué la Bétadine(2), Thien posa une gaze sur la plaie pour éviter toute friction.
— Pourquoi tu as choisi de devenir un soldat ? demanda finalement Thien.
Une fois de plus, le capitaine eut l'air perplexe.
— Si tu veux une réponse classique, je dirais que je veux protéger et servir mon pays. Pour une réponse plus personnelle, je dirais que ce travail est trop peu payé mais que le bien-être est assez agréable.
— Donc tu dis que tu n'as pas besoin d'être un soldat. D'autres emplois mieux payés offrent une meilleure protection sociale que de travailler pour le gouvernement.
En voyant les yeux solennels de Thien, le capitaine ne sut pas quoi dire.
— Je...
— Tu mens.
Phupha se frotta le visage, mal à l'aise, mais laissa échapper un long soupir en décidant de lever un drapeau blanc. Il commença à raconter son histoire.
— Ma famille... nous avons eu une vie difficile. Mon père était sergent dans un service d'ingénierie tandis que ma mère travaillait à son compte. Par chance, j'étais bon à l'école et j'ai passé un examen pour intégrer une école en ville. Mon père a payé mes frais de scolarité avec l'aide sociale de l'armée, mais j'ai quand même eu une vie plus difficile que mes camarades. En grandissant, je me suis toujours demandé pourquoi mon père travaillait dans un service public qui le payait moins de 6 000 bahts par mois. S'il avait travaillé comme mécanicien dans certaines usines, il aurait été payé près de dix mille. Ma vie aurait donc été meilleure. Mais un jour, mon père m'a emmené en haut d'une colline et m'a montré du doigt les immeubles en contrebas. C'est la première fois que j'ai réalisé à quel point cette terre était vaste. Mon père m'a dit que... mon travail était de protéger cette terre paisible. Son rang était peut-être petit mais son devoir était immense. Je me suis dit que je ne devais pas avoir honte de lui. J'aurais dû être fier de lui. Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé entre-temps, mais j'ai senti que ma détermination à devenir comme mon père n'avait pas faibli. Le moment le plus fier de ma vie a été lorsque j'ai été nommé capitaine et que j'ai tenu l'épée tout seul le jour de ma remise de diplôme.
Le jeune capitaine ouvrit les yeux pour quitter ses souvenirs enfouis et leva ses mains pour serrer les fines épaules de l'homme qui était assis en face de lui.
— Maintenant... c'est à mon tour de demander. Qu'est-ce qui t'a pris de me poser des questions sur mon passé ?
Thien baissa les yeux, évitant le regard du capitaine qui ressentait une myriade d'émotions.
— J'ai eu autrefois peur de mourir et je ne pourrai pas l'affronter quand ce moment viendra. Tu n'as pas peur chaque fois que tu pars en patrouille ?
— Tout le monde a peur de la mort, Thien.
La voix de Phupha était plus douce que jamais.
— Je n'ai plus rien à craindre. Mes parents sont partis. C'est peut-être une bonne chose. Les chefs ne m'ont plus jamais transféré hors des frontières.
Même si la dernière déclaration était censée être une blague, Thien n'avait pas envie de rire. L'officier regarda la main fine qui s'agrippait au pantalon de camouflage et sourit. Il se pencha vers lui, si près que leurs nez se touchèrent presque.
— Mais si tu es 'inquiet' pour moi, je te promets que je prendrai mieux soin de moi.
Avant que Thien ne puisse lever les yeux, il dut les fermer car des lèvres chaudes se posèrent sur son front et l'embrassèrent doucement et longuement.
La douce sensation se propagea dans son cœur, le faisant battre et ronronner. Il leva la main pour agripper sa poitrine comme s'il avait mal et pressa son visage rougi contre le cou fort au parfum frais et propre, ne sachant que faire.
— … quel homme mielleux.
La réplique à son oreille fit glousser joyeusement le jeune capitaine. Peut-être, il n'y avait pas de début entre eux mais il souhaitait que ce moment dure pour toujours.
Thien ne pouvait pas se rappeler comment ni quand il avait perdu connaissance la nuit dernière. Il se souvenait vaguement que le capitaine lui avait peut-être dit de prendre ses médicaments avant de se coucher, puis tout était devenu noir. Il s'était réveillé lorsque le soleil avait pénétré dans la pièce, comme tous les autres jours. Pourtant, aujourd'hui, il entendait des bruits de pas sur le parquet et des bavardages venant de l'extérieur de la chambre.
L'homme qui commençait à se sentir mieux alla se brosser les dents et se laver le visage. Lorsqu'il sortit et ouvrit la porte, il constata que Phupha parlait à son meilleur ami médecin. Il regarda alternativement le docteur Nam qui affichait un large sourire et le capitaine impassible, se sentant méfiant, mais ne trouva rien d'anormal. Il s'avança et interrompit la conversation.
— Tu as un jour de congé, capitaine ? Et toi, p'Doc Nam, tu es là bien tôt.
— Il n'est pas tôt, Nong Thien. Il est presque dix heures.
Wasant le taquina et reçut un regard furieux en réponse. Avant que la tête brûlée ne puisse attaquer le médecin arrogant, Phupha l'interrompit pour apaiser la situation.
— J'ai un jour de congé et j'ai demandé au docteur de t'examiner. Si tu as récupéré, alors il est temps de retourner au village. Les enfants ont dit que leur professeur leur manquait.
Le mot "enfants" assombrit le visage de Thien qui se souvint de l'incendie criminel. Même s'il revenait, il n'y avait plus d'école sur la colline et plus d'outils d'enseignement et d'apprentissage.
— Est-ce que les enfants sont tristes ? Il n'y a plus d'école.
Le capitaine sourit doucement, comme la veille. Il tendit la main vers celle de Thien, comme pour le réconforter.
— Ils seront encore plus tristes si 'P'Crayon' n'est pas là avec eux.
— Je veux voir ce qu'il reste de l'incendie.
— Je vais t'y emmener, dit fermement Phupha. Mais maintenant, tu vas prendre une douche. J'ai déjà préparé un bain chaud pour toi.
Thien acquiesça et retourna dans sa chambre sans mot dire. Sous ses lunettes, le docteur Wasant avait les yeux écarquillés par le choc.
— Espèce de salaud ! C'est quel genre de sorcellerie ça !?
L'homme accusé fronça profondément les sourcils.
— Quelle sorcellerie ?
— Comment ça se fait que ton fauteur de trouble se comporte si docilement ? Comment ça se fait qu'un tel voyou se soit transformé en boy-scout !?
Phupha leva la main pour arrêter son ami après avoir entendu des questions aussi ridicules.
— Tais-toi. Il n'y a pas de sorcellerie ou quoi que ce soit. Les choses n'ont pas été si mauvaises entre nous.
— Ouais, c'est ça.
La voix de Wasant était pleine d'incrédulité.
— Viens m'aider à prendre la nourriture dans la cuisine pour qu'on puisse déjeuner ici.
— Tu penses que tu vas t'en sortir en changeant de sujet ? Je suis peut-être myope mais pas aveugle. J'ai vu comment tu lui tenais la main !
Le capitaine qui descendait les escaliers s'arrêta dans sa course. Il se retourna pour tirer le médecin grande gueule par le cou avant qu'il ne puisse dire un autre mot.
Dans l'après-midi, Thien avait déjà fait son sac et retournait à sa petite hutte. Alors qu'il marchait le long de la route qui longeait le village qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs jours, le professeur avait l'impression que tout était plus calme et plus solitaire que d'habitude lorsque les villageois partaient travailler aux champs. Il ne s'attendait pas à ce que tout le monde ressente aussi fortement que lui le fait que la seule école du village ait été incendiée. Pourtant, en voyant que tout le monde vivait sa vie comme si rien ne s'était passé, il ne pouvait s'empêcher d'être attristé.
Ce qui restait de la petite école en bois n'était plus que des ruines calcinées que l'on démontait pour faire de la place. Le professeur volontaire regarda son ancien bureau et ne vit que l'unique mât de drapeau, se sentant déprimé. Alors qu'il s'apprêtait à demander au capitaine où se trouvaient les autres objets sauvés de l'incendie, il entendit les rires familiers des enfants.
Le garçon de la ville tourna son visage fatigué vers le bruit et vit les petits corps de ses élèves courir vers lui en un grand groupe — avec des cerfs-volants et des avions en papier légèrement brûlés dans leurs mains. À l'arrière se trouvaient les villageois qu'il pensait partis travailler dans les plantations. Ils portaient l'armoire et les bureaux encore utilisables en haut de la colline.
— Kru ! Tu te sens bien ?! Nous étions si inquiets pour toi.
Khama Bieng Lae qui portait les cahiers d'exercices restants s'approcha de Thien avec un grand sourire.
— Oui… oui, je vais bien ! bégaya Thien en regardant les hommes et les femmes Akha qui avaient posé les meubles sur le sol. Je croyais que vous travailliez dans les plantations.
Il se sentait accablé au point de pouvoir pleurer.
— Dès que le capitaine nous a dit que tu revenais aujourd'hui, nous sommes venus ici pour te voir. Les enfants disaient que tu leur manquais tous les jours.
— Mais il n'y a plus d'école.
La voix chevrotante marmonna de manière inaudible comme s'il ne pouvait toujours pas accepter la vérité.
— Il n'y a plus d'école, alors construisons-en une autre ! Même si elle était brûlée dix fois, nous la reconstruirions dix fois. Nous la reconstruirons encore et encore jusqu'à ce qu'ils en aient marre de la démolir !
Bieng Lae rit et tapota l'épaule fine.
— Ne t'inquiète pas. Même si tu dois encore botter le cul de Maître Sakda, nous sommes là pour toi.
Le chef du village se retourna pour crier dans son dialecte natal à son peuple, comme pour le rallier. Les villageois regardèrent le professeur et levèrent le poing en criant à l'unisson. Même s'il ne pouvait pas les comprendre, il en comprenait le sens.
La dernière fois, ils l'avaient quand même averti de ne pas utiliser la force brute...
Le citadin se laissa tomber en position accroupie et se couvrit le visage, cachant ses émotions. Ses épaules tremblaient et ses yeux étaient remplis de larmes chaudes. Il sourit d'une oreille à l'autre tandis que les larmes coulaient sur son visage.
Le capitaine regarda les enfants qui se pressaient pour faire un gros câlin à leur professeur et ne put s'empêcher de sourire. Il était heureux d'avoir laissé Thien quitter la caserne et de revenir ici, même s'il voulait désespérément garder le garçon pour lui aussi longtemps que possible. Il s'approcha de Khama Bieng Lae et le remercia.
— … Il n'avait jamais connu un tel traumatisme. Je pense qu'il se sent beaucoup mieux maintenant. Je suis vraiment reconnaissant, Khama.
— Allez, capitaine. C'est ce que nous voulions faire dès le départ.
Phupha prit un air sérieux.
— A propos de l'incendie criminel, la police a trouvé le principal coupable. C'était l'un des hommes de main de Maître Sakda. Mais même s'il a été arrêté, il a insisté sur le fait que c'était une vengeance personnelle parce que Thien l'avait frappé ce jour-là. Nous savons tous qui est derrière l'incendie mais nous n'arrivons pas à le coincer.
Bieng Lae secoua la tête, se sentant lassé.
— Peut-être pouvons-nous l'arrêter pour d'autres crimes. Mes informateurs m'ont dit qu'il avait quitté la ville. Nous le trouverons peut-être dans la forêt. Surveillez vos arrières, Capitaine. Il a beaucoup plus d'hommes dehors que nous le soupçonnons.
— Ma troupe les a combattus hier. Mais dommage qu'ils se soient enfuis. On n'a pas encore pu localiser leur base d'opérations.
— Si nous trouvons quelque chose de suspect, nous vous le dirons tout de suite, dit fermement le chef du village comme il le faisait toujours.
L'officier hocha la tête, indiquant silencieusement qu'il avait confiance dans les compétences de l'aîné. Puis il alla aider les autres à enlever les débris de l'école calcinée. Notes :1/ L'angioplastie coronaire transluminale percutanée : ACTP est une procédure endovasculaire peu invasive utilisée pour élargir des artères ou des veines rétrécies ou obstruées, généralement pour traiter l'athérosclérose artérielle. 2/ Une célèbre marque de povidone-iode pour traiter les coupures et les blessures mineures. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 942
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| Néphély Mar 27 Aoû 2024 - 14:13 Chapitre 11 Part.1 L'école ayant été incendiée, l'enseignant et les élèves durent annuler leurs cours. Khama Bieng Lae avait pris contact avec la fondation pour demander de nouveaux équipements d'enseignement et des manuels scolaires, qui allaient mettre un certain temps à arriver. En attendant, la seule chose que l'enseignant volontaire pouvait faire était d’en concevoir une nouvelle afin que les soldats et les villageois puissent trouver le bois pour la construire dans les prochains jours.
Il n'y avait pas beaucoup d'enfants vivant sur la colline qui avait obtenu la permission de leurs parents de venir à l'école - une douzaine. Ce serait une perte de temps et de main-d'œuvre que de construire une école trop grande, alors Thien utilisa l'ancienne structure, mais l'améliora pour la rendre plus solide afin qu'elle ne demande pas beaucoup d'entretien.
L'étudiant en ingénierie soupira et se roula sur son matelas, traçant des lignes sur une feuille de papier. S'ils avaient assez de budget, il commanderait des briques ignifuges ainsi que des matériaux mixtes en fibre de verre. Elles étaient résistantes au feu et dureraient éternellement.
Thien sourit aux deux gardes forestiers qui avaient changé de fonction, passant de la garde de l'école à celle de sa cabane. Alors qu'ils patrouillaient près de son logement, il repéra deux hommes munis de sacs de nourriture et d'un régime de bananes qui marchaient le long de la route qui coupait le village. Khama Bieng Lae lui fit signe tandis qu'un autre jeune homme inconnu leva la main et le salua d'un wai.
Le garçon de la ville se leva pour répondre maladroitement à la salutation. Le chef du village ne laissa pas Thien deviner et fit les présentations.
— Professeur, voici mon fils, Long Thay. Il a une petite pause avant les examens alors il est venu à la maison.
Thien se souvint. L'oncle Bieng Lae lui avait parlé de son fils qui allait à l'université en ville. Il ne semblait pas avoir plus de 18-19 ans - ou juste quelques années de moins que lui. Recevoir un wai d'une personne à peine plus jeune que lui le rendait un peu nerveux.
— Sawaddee krub(1), Kru Thien. Je suis allé dans les bois avec mon père ce matin, alors j'ai pensé qu'un régime de bananes cultivées(2) serait bon pour vous, dit Long Thay avec cordialité.
Son beau visage était agrémenté d'un sourire sincère, tout comme celui de son père.
Thien regarda les bananes - pas seulement quelques bananes mais un régime entier, qu'il ne pourrait pas finir en une semaine - et sourit d'un air penaud.
— Merci beaucoup. Mais s'il te plaît, appelle-moi Phi. Tu n'es pas obligé de m'appeler Kru.
Le jeune homme acquiesça, suivit son père jusqu'à l'espace ouvert sous la maison et posa les bananes sur la natte. Il parcourut des yeux les objets locaux, de l'arrière-pays, qui avaient des signes d'usure, et se tourna pour chuchoter à son père.
— Est-ce qu'il sait s'en servir ?
Il avait été à l'école en ville depuis qu'il était enfant, mais il avait la conviction que les gens de la ville étaient modernisés et avaient un mode de vie différent de celui des gens de la campagne comme eux.
— Pas au début mais maintenant il est habile, répondit Khama dans le dialecte indigène car il avait peur que le professeur qui prenait du papier à dessin et descendait les escaliers les entende parler dans son dos.
— Ma femme a fait du poulet grillé et du riz gluant aujourd'hui. J'en ai pris pour toi, dit Bieng Lae qui ouvrit le récipient en inox, révélant des morceaux de poulet soigneusement découpés et du riz gluant chaud, ainsi que de la sauce sur l'étage supérieur. Trempe-les dans ce jaew(3). Je te promets que ce n'est pas trop chaud.
— Merci beaucoup. Je pourrais juste prendre une omelette, cependant.
Cela dit, Thien salivait à la vue de la nourriture parfumée devant lui.
— C'est ennuyeux de manger une omelette et des légumes frits tous les jours. Si tu veux quelque chose, dis-le moi. Ma femme peut tout cuisiner ! dit généreusement Bieng Lae.
Il donnait sa nourriture au jeune homme et le professeur ne lui avait jamais demandé une seule fois.
— … C'est bon, vraiment. Je peux très bien me contenter de ces repas.
En fait, il préférait les plats japonais ou occidentaux. C'était la première fois de sa vie qu'il mangeait autant de nourriture thaïlandaise, surtout une nourriture familiale comme celle-ci.
— Vas-y, professeur. C'est encore chaud.
Le vieil homme lui donna un coup de coude et Thien dut prendre le riz gluant dans sa main et le mettre en boule avant de le mettre dans sa bouche. Il ne se montrait pas aussi réticent qu'avant.
— Pourquoi ne pas vous joindre à moi ? demanda-t-il en voyant ses visiteurs le regarder avec des sourires.
— Nous avons déjà pris le petit-déjeuner.
Thien se plaignit un peu, nerveux.
— Vous n'aviez pas besoin de m'apporter la nourriture. C'était trop de dérangement...
— En fait, je voulais te présenter mon fils car il parle le dialecte du centre, déclara Bieng Lae. Le capitaine Phupha n'est pas très présent ces derniers temps. Je ne veux pas que tu te sentes seul.
Cette déclaration fit que le morceau de poulet qu'il mâchait resta coincé dans sa gorge.
— Je ne me sens pas seul même s'il n'est pas là !
Sa protestation bruyante fit éclater de rire le vieil homme.
— Ok, et si... Je t'amène mon fils pour qu'il puisse t'aider à construire l'école même s'il est en sciences politiques et pas bricoleur comme toi.
C'était un bricoleur, c'est vrai. Le futur ingénieur sourit sèchement. Il se tourna vers le grand garçon, presque aussi grand que le capitaine Phupha, comme l'oncle Bieng Lae l'avait décrit.
— Tu veux travailler dans le secteur public ?
La plupart de ses amis qui avaient choisi d'étudier les sciences politiques avaient pour objectif de devenir diplomate ou politicien, pour suivre les traces de leurs parents.
— Je veux être chef adjoint pour pouvoir développer ma ville natale.
— C'est bien... dit Thien faiblement.
Il avait honte de lui-même de ne pas avoir d'idéologie ou d'objectif clairvoyant comme ce jeune homme. Quand il avait choisi d'étudier l'ingénierie, il avait seulement pensé qu'il serait plus facile d'obtenir son diplôme s'il choisissait quelque chose qu'il préférait et que cela signifierait aussi moins d'efforts.
Alors que le garçon de la ville lavait le récipient près de la jarre en terre à l'arrière de la maison, un villageois accourut en haletant vers Khama Bieng Lae, et ils commencèrent à parler dans leur dialecte natal. Même s'il ne comprenait rien, il pouvait deviner à leurs expressions et à leurs gestes que quelque chose d'important s'était produit. Le chef du village demanda à son garçon de rester avec le professeur alors qu'il s'excusait et partait précipitamment.
— Que s'est-il passé ? demanda Thien, perplexe.
— Hum, rien d'important.
La réponse de Long Thay semblait incertaine car il ne voulait pas en dire plus qu'il ne le devait. Mais lorsque le professeur insista, il finit par se confier.
— L'un d'entre nous a été hanté. Quelqu'un l'a trouvé dans les bois et l'a ramené ici.
— Hanté ? En plein jour !?
— Ils ont dit qu'il est allé dans la forêt dès l'aube mais qu'il n'est pas revenu. Alors quelqu'un l'a trouvé là.
Le garçon se gratta le cou, ne sachant pas quoi faire devant le regard sceptique de l'enseignant.
— Tu peux m'emmener le voir ? demanda Thien par curiosité.
Même s'il n'avait jamais fait l'expérience d'activités paranormales, il avait toujours cru à la devise ‘si tu n'y crois pas, ne lui manque pas de respect.’
— Je pense que ce n'est pas une bonne idée.
Ce n'était pas quelque chose de bien. Le garçon ne voulait pas que les gens de la ville disent qu'ils étaient superstitieux.
— Mais je veux le voir ! affirma Thien dans un dernier mot et il poussa le garçon vers la porte.
La maison où Long Thay l'amena se trouvait à l'extrémité de la forêt. C'était une hutte surélevée que l'on trouvait couramment dans la région. Des cochons dans l'enclos derrière la maison grognaient bruyamment en un gémissement sinistre qui fit froncer les sourcils du visiteur. Les voisins, hommes et femmes, et les personnes âgées, affluaient vers la maison pour assister au rituel effectué par Ma Jou ou le chaman du village.
Thien remarqua qu'il n'y avait pas d'enfants ici. Long Thay lui avait dit que lorsqu'il s'agissait de rituels concernant les fantômes, aucun enfant n'était autorisé à s'y joindre car leur esprit innocent pouvait être facilement possédé.
Le même Jou Ma qui avait célébré sa cérémonie de bienvenue était assis par terre, les jambes croisées, et psalmodiait une incantation. Devant lui se trouvaient les offrandes, allant d'un cylindre en bambou qui contenait de l'alcool clair, un gros poulet bouilli, un khantoke, ou un plateau en bois avec de la nourriture et des desserts, aux petites figurines d'animaux pour le transport.
L'homme qui était possédé était assis et grelottait sous une couverture. Seul son visage cendré était visible. Jou Ma, qui avait l'air sinistre, sortit un poignard béni pour exécuter une danse comme s'il invitait un esprit sacré à prendre son corps.
Le garçon de la ville qui avait rejoint la foule fascinée renifla comme s'il sentait l'odeur unique et familière des boîtes de nuit qu'il avait fréquentées et se retourna pour demander au jeune homme.
— Tu es sûr qu'il est possédé, pas défoncé ?
Long Thay sourit d'un air embarrassé, ne sachant pas quoi dire, il changea de sujet.
— Est-ce que tu crois aux fantômes ?
— Je ne sais pas. Mais je n'ai pas envie d'en voir un. Et toi ?
Thien se demandait ce qu'un Akha qui avait eu accès à une éducation supérieure dirait de leurs traditions.
— Nous croyons aux esprits et aux fantômes depuis les temps anciens. Les esprits de la maison, les esprits de la forêt, les esprits du village. Toutes les traditions qui nous ont été transmises sont fondées sur ces croyances. Si tu me demandes si je crois aux esprits ou pas, je choisirai de suivre les traditions sans les remettre en question.
— Tu...
La longue réponse fit que Thien ne trouva pas ses mots.
— Tu feras un excellent chef adjoint, dit-il alors et il regarda le rituel, laissant l'autre homme déconcerté par sa déclaration.
Jou Ma agissait comme s'il tailladait quelque chose dans l'air. Long Thay lui expliqua qu'il se débarrassait des esprits errants qui avaient suivi l'homme possédé jusque chez lui. Le chaman du village ramassa une feuille à mâcher et tint la boisson alcoolisée claire dans sa bouche. Il pulvérisa ensuite l'eau bénite sur l'homme qui était accroupi sur le sol jusqu'à ce que son visage soit mouillé.
Thien grimaça. Cette 'eau bénite' était un mélange d'alcool, de salive et de feuilles écrasées. Ça devait sentir très bon. Si j'étais un fantôme, je fuirais le corps en un clin d'œil, pensa-t-il.
Le possédé commença à gémir dans un bourdonnement bas et pitoyable, pourtant il n'avait plus l'air effrayé comme l'instant d'avant. Sa femme et ses cousins l'encerclèrent et lui demandèrent comment il allait.
Jou Ma s'approcha de Khama Bieng Lae. Long Thay lui traduisit brièvement que le chaman avait conseillé à l'homme de bien se reposer. Il devait déposer une offrande devant la maison et allumer des bâtons d'encens pour demander aux esprits de la maison de le protéger. Il devait être surveillé jusqu'au lendemain matin. S'il ne se portait pas mieux, un rituel plus important devrait être accompli dans la forêt.
— Je pense qu'il ira bientôt mieux, dit Thien, qui se tenait debout et observait la scène, après une longue pause.
Long Thay haussa un sourcil de surprise. Le professeur agissait de manière sceptique quelques instants auparavant.
— Tu veux dire que le fantôme qui l'a suivi jusque chez lui a été chassé ?
— Personne ne peut voir les fantômes, pas vrai ? Mais tout le monde peut voir cet exorcisme. Que les fantômes soient réels ou non, je dirais qu'il sera spirituellement plus fort.
Le professeur de la ville disait que ce rituel n'était que pour l'esprit. Le garçon Akha sourit doucement. Il n'était pas contrarié que l'autre homme le voit différemment. La croyance est une question de choix personnel, de toute façon.
— Tu veux rentrer chez toi maintenant ? Il n'y a plus grand chose à voir.
Thien redressa la tête et vit que les villageois entouraient toujours l'homme. Khama Bieng Lae parlait toujours à Jou Ma avec une expression solennelle.
— Oui, d'accord, marmonna-t-il avant de descendre les escaliers.
Les yeux en amande jetèrent un coup d'œil aux offrandes que quelqu'un avait descendues et placées à côté d'un poteau dans l'espace sous la maison avec un bâton d'encens. Quelque chose lui trottait encore dans la tête alors il parla.
— Est-ce que les villageois sont très souvent possédés ?
Long Thay se frotta le menton, ratissant sa mémoire. Même s'il était né ici, il avait passé la plupart de son enfance avec ses cousins en ville pour aller à l'école. Voilà pourquoi il faisait des allers-retours.
— En fait, nos traditions impliquent des offrandes aux esprits, quelles que soient les saisons. Je crois qu'il y a eu des cas de possession. Mais papa a dit que ça arrivait souvent ces derniers temps, et que c'était seulement avec les personnes qui allaient chercher quelque chose dans la forêt profonde.
— Donc l'exorcisme doit être fait régulièrement ?
— Si on ne voit pas les fantômes de près, on ne sera pas aussi effrayé.
Thien hocha la tête pour montrer qu'il avait compris et ne posa pas d'autres questions. Il se retourna une dernière fois vers la maison, regardant les fumées blanches de l'encens posé sur les offrandes flotter dans l'air avec une pensée inquisitrice.
Quelle était la catharsis qui poussait les "fantômes" à beaucoup se manifester en cette saison, alors ?
Cette nuit-là, la température chuta encore plus que d'habitude. Le vent sifflant soufflait les branches sèches qui venaient frapper contre le toit de chaume, le perforant jusqu'à ce qu'un trou apparaisse. La faible lumière de la lampe à kérosène diminuait car le pétrole s'était épuisé et n'avait pas été rechargé. Le jeune homme mince qui se blottissait sous la couette avec une épaisse veste d'hiver se tournait et se retournait, frustré.
Ou peut-être était-ce à cause de l'exorcisme que Jou Ma avait pratiqué et qui était resté gravé dans son esprit. Il avait même imaginé à quoi ressemblait "l'esprit de la forêt" que le villageois possédé, qui était tombé malade, avait rencontré.
Le son des grillons qui s'éteignit soudainement rendit le climat encore plus étrange. Thien s'accrochait à la couette et essayait de s'hypnotiser pour s'endormir. Pourtant, alors qu'il commençait à sombrer dans le sommeil, un bruit provenant de sous la hutte se fit entendre. Ses nerfs se réveillèrent complètement. Il tendit les oreilles mais le bruit avait disparu.
Si un chien hurlait, cela ferait une scène d'horreur complète ! Il ferma les yeux, ne voulant pas les garder ouverts. Tout à coup, le vent qui s'était interrompu depuis un moment se mit à souffler dans la fenêtre, créant des craquements comme si quelque chose marchait vers la maison.
Il récita une incantation bouddhiste, Namo(4), à plusieurs reprises, alors qu'il sentait la "chose" se rapprocher de plus en plus. Une grande ombre sombre se profilant au-dessus de sa tête à la manière dont un esprit maléfique se révèle aux humains dans un film le fit presque hurler.
— Je sais que tu ne dors pas.
La voix basse et rauque avec un souffle chaud contre son oreille fit craquer Thien. Il attrapa l'arme la plus proche et lança l'oreiller vers la cible les yeux fermés. Mais le gigantesque fantôme l'attrapa comme s'il avait été un joueur de basket de son vivant.
Avant que l'homme effrayé ne puisse crier des malédictions au fantôme, un rayon de lumière jaillit dans la pièce. L'ombre sombre se révéla être une silhouette familière dans un uniforme de camouflage vert. Le visage sombre et intense était marqué par un profond froncement de sourcils et dégageait une énergie plus sombre que celle de n'importe quel fantôme.
— Ca-cap ! Merde ! Pourquoi tu agis de façon si effrayante !?
Thien se frotta la poitrine et essaya de se calmer.
— J'ai vu que la lumière était éteinte avant onze heures, ce qui est inhabituel pour toi. J'ai pensé que quelque chose t'était arrivé, dit Phupha en renvoyant l'oreiller vers le professeur qui était assis les jambes croisées avec une profonde grimace sur le matelas. Mais ce que j'ai vu en montant ici, c'est quelqu'un qui chantait Namo comme s'il était possédé.
— N'importe quoi ! Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure-ci ! Tu m'as fait peur !
Le grand homme s'assit et dit.
— Je viens de terminer mon service. Je ne t'ai pas vu depuis des jours alors je voulais juste passer voir si tu n'avais pas causé de problèmes.
Thien lui jeta un regard furieux.
— Ouais, tu vas avoir des ennuis en essayant de résoudre une affaire dans laquelle un officier meurt dans la maison d'un beau professeur.
— Et l'arme est un oreiller ? C'était tellement indigne de moi.
Phupha secoua la tête et reçut un regard encore plus virulent.
— Maintenant que tu as vu qu'il n'y a rien ici, tu peux rentrer chez toi. Demain, je dois me lever à cinq heures.
— Pourquoi tu te lèves si tôt ? Quand tu avais des cours, tu ne travaillais pas autant.
— Long Thay m'a demandé d'aller à la plantation avec lui. Il a dit qu'il m'apprendrait à cueillir les feuilles de thé.
C'était le fils de Khama Bieng Lae qui était revenu. Ils devaient être proches à cause de leur âge similaire.
— Ne le transforme pas en un autre morveux. Long Thay est un bon garçon. Un bon étudiant. Il obtient toujours les bourses royales.
— Pour quel genre d'homme tu me prends ?
Le capitaine ne répondit pas mais comme il roulait des yeux, Thien finit par craquer. Il se leva d'un bond pour tirer le bras puissant de l'officier jusqu'à la porte.
— Rentre chez toi maintenant. Je vais dormir.
— Je sais, je sais.
L'officier leva les paumes de ses mains pour signaler sa défaite. Mais il se retourna.
— Ta fièvre a disparu ?
— Oui.
— Laisse-moi voir…
Le beau visage sombre se pencha trop vite pour qu'il réalise ce qui se passa ensuite, alors que les lèvres épaisses et galbées étaient pressées contre son front lisse.
— Bonne nuit, professeur.
Le murmure doux et bas disparut avec la brise froide, laissant seulement l'étreinte la plus chaude dans le cœur d'un homme stupéfait.
Thien leva lentement la main pour toucher son front en regardant le visiteur nocturne disparaître de sa vue. Ses joues claires se réchauffèrent et devinrent rouges alors que le sang coulait chaudement dans tout son corps. Sa tête était légère malgré l'air froid.
Il avait peut-être encore attrapé de la fièvre...
Aux premières lueurs de l'aube, le chant des coqs se fit entendre le long de la route dans le village de Pha Pan Dao. Long Thay jeta un coup d'œil à l'homme qui traînait les pieds à côté de lui et vit qu'il ne pouvait s'empêcher de bâiller.
— Tu vas bien, Phi ? Tu n'as pas assez dormi la nuit dernière ?
— Quelqu'un m'a dérangé alors que j'étais sur le point de m'endormir, dit Thien d'un air fatigué.
Pas seulement dérangé... mais l’avait même empêché de dormir !
— Qui c'était ?
— C'était le Capitaine Phupha. Il est apparu au milieu de la nuit, j'ai cru que c'était l'esprit exorcisé qui venait me hanter !
Les yeux de Long Thay s'écarquillèrent de perplexité. Son père lui avait dit que le capitaine Phupha était le protecteur de ce nouveau professeur volontaire, mais il n'avait aucune idée qu'ils seraient aussi proches.
— Vous êtes proches tous les deux.
— Non, dit Thien, en essayant de paraître impartial. Il pointa du doigt les plantations en cascade pour changer de sujet. Regarde. Quelqu'un est arrivé ici avant nous !
Le plus jeune homme accéléra le pas pour suivre l'homme en t-shirt, pantalon de survêtement et veste d'hiver qui descendait la pente et attendait là. Le professeur s'arrêta et se tint entre les rangées de théiers verdoyants, étirant ses bras et prenant l'air frais.
Il les voyait de loin mais en se tenant ici, il réalisa que les plantations en cascade étaient si vastes qu'elles atteignaient le flanc de la montagne.
Long Thay, qui était allé chercher deux paniers tressés, revint et les remit à Thien.
— Tu es prêt, Phi ?
Il prit le panier, sans savoir quoi en faire, mais le porta sur son dos et suivit le fils du chef du village.
— Il n'y a pas de ciseaux pour couper les feuilles ?
— On utilise nos mains. Ce sont les meilleurs outils, dit Long Thay en souriant à l'homme qui semblait sceptique. Les ciseaux sont peut-être rapides et pratiques, mais ils ne peuvent pas choisir les bons bourgeons. Cela peut rendre les feuilles de moins bonne qualité.
— Tu veux dire que le thé d'ici est d'une grande qualité.
— La plupart des thés Oolong viennent de Chine mais le nôtre est une espèce taïwanaise. Il est humide et a un parfum plus doux. C'est pour ça que l'intermédiaire essayait de nous payer le moins possible, pour qu'ils fassent plus de profit quand ils le vendraient.
Donc les pauvres resteraient pauvres. Ils ne pouvaient pas lutter contre les ruses de ce salaud, soupira Thien. Il s'était opposé à eux une fois et son école avait été brûlée. Si tout le monde ici se soulevait pour se battre, le village entier ne serait-il pas calciné, pensa-t-il.
Long Thay choisit un nouveau "lieu de travail", vers une autre route qui ne gênerait pas les autres, et commença à lui apprendre à cueillir le thé. Même s'il n'avait pas passé beaucoup de temps ici, il avait quand même grandi avec les plantations de thé et était aussi doué que les autres pour cueillir les feuilles.
— Regarde les pousses. Quand tu en cueilles une, essaie de récupérer quelques jeunes feuilles avec, comme ça, expliqua-t-il en faisant une démonstration. Tu dois les cueillir d'un seul coup pour ne pas abîmer les feuilles.
Le garçon de la ville acquiesça et se mit au travail. Il avait l'air si maladroit que les filles et les femmes qui lui jetaient des regards furtifs ne pouvaient s'empêcher de pouffer de rire. Thien fit quelques essais, laissant tomber les bourgeons cassés. Mais une fois qu'il réussit à obtenir la bonne quantité de matière, il commença à apprécier la tâche.
Les premières lueurs de l'aube éclairaient l'horizon, illuminant les étendues sombres des plantations. L'enseignant volontaire qui était courbé pour cueillir des feuilles de thé et qui n'avait rempli qu'un tiers du panier tressé sur son dos, commença à gémir. Il s'étira, levant haut ses bras, et se tordit de gauche à droite.
— Juste quelques heures et mon dos me fait mal. Comment pouvez-vous travailler toute la journée comme ça ?
Long Thay s'étira de toute sa hauteur au-dessus de l'arbre à thé et rit doucement des étirements étranges de l'autre homme.
— On a l'habitude. On fait ça depuis qu'on est jeunes.
— Très bien. Et les enfants ? Que font-ils maintenant quand il n'y a plus classe ?
— Ils aident à la maison, je suppose. Ils nourrissent les cochons et les poulets. En fin de matinée, ils seront là pour faire sécher les feuilles au soleil.
— Laisse-moi te poser une question stupide. Pourquoi perdez-vous du temps à sécher les feuilles ? Pourquoi on ne peut pas utiliser des feuilles fraîches pour faire du thé ?
Être originaire d'une grande ville ne signifiait pas qu'il savait absolument tout, et Thien n'était pas gêné de poser une question aussi naïve.
— D'après mes connaissances populaires, si les feuilles de thé ne sont pas soumises à un traitement thermique, à partir de la torréfaction à sec et du roulage, elles ne seront pas aromatiques et douces.
— Donc, en plus de sécher les bouquets de thé au soleil, vous devez les torréfier à sec et les rouler ?
— Oui, mais cela se fait dans une usine.
Thien se gratta la nuque, toujours dérangé par quelque chose.
— Si vous séchez les feuilles, elles pèsent moins lourd. Pourquoi vous ne les vendez pas fraîches ?
— As-tu déjà entendu parler de l'expression ‘la transformation est une valeur ajoutée’ ? demanda Long Thay en souriant, peu gêné par les nombreuses questions de l'homme de la ville. Si nous les cueillons et les vendons fraîches, c'est comme si nous vendions des produits simples et bruts. Mais en passant plus de temps à les sécher, les gens qui les achètent chez nous peuvent sauter cette étape et passer à la transformation. Comme nous les aidons, nos produits obtiendront également un prix plus élevé.
En entendant une réponse détaillée et académique, Thien resta sans voix. Il leva les mains pour applaudir le jeune homme. Ce type méritait sa bourse royale. Le professeur bénévole s'avança et donna à Long Thay quelques tapes sur son épaisse épaule.
— Tu feras un excellent chef adjoint, dit-il, puis il retourna cueillir des bouquets de thé à côté des dames qui lui adressaient des sourires timides, laissant un garçon Akha perplexe qui, une fois de plus, ne comprenait pas ce qu'il voulait dire.
Il était neuf heures et même si le soleil n'était pas brûlant, le travail physique faisait que celui qui n'y était pas habitué et qui portait une tenue d'hiver complète finit par enlever sa veste en transpirant. Un bras fin se leva pour essuyer les perles claires sur son front tandis que d'autres laissaient tomber des pousses fraîches sur de grands tamis le long de la falaise. Long Thay dit qu'ils devaient attendre que les feuilles sèchent, ce qui prenait de quatre à six heures. Ensuite, ils devaient déplacer les plaques à l'ombre et les laisser pendant seize heures de plus.
Ils travaillaient comme des forcenés pour à peine quelques centaines de bahts par kilogramme. Comment pourraient-ils faire fortune ?
Thien frotta son estomac qui grondait. Il se tourna à gauche et à droite, voulant demander au fils de Khama Bieng Lae d'aller chercher quelque chose à manger, mais il l'aperçut en train de parler intensément avec les villageois.
— Est-ce que tout va bien ?
Long Thay se tourna vers l'homme qui chuchotait derrière lui. Il avait l'air hésitant mais commença à parler.
— S'il te plaît, ne pense pas que nous sommes superstitieux mais ils viennent de me dire qu'un autre gars du village voisin a vu un fantôme.
Thien ne savait pas quoi dire alors il lança une question amusante.
— Wow, c'est un endroit hanté, non ? Tu penses que c'est le même fantôme ?
— Je ne suis pas sûr. Ils disent qu'avant que le fantôme ne se matérialise, il sentait du verre brûlé dans le vent, et qu'une boule de feu est apparue. Parfois, ce n'était que le bruit de pas. Le pire des cas, c’est l'homme devenu si fiévreux hier. Papa m'a dit que ce type a vu le visage du fantôme qui l'a effrayé à mort.
Le garçon de la ville regarda le sol, ses yeux roulant comme s'il essayait de résoudre un puzzle. Les lèvres minces étaient serrées, puis il releva la tête pour fixer les yeux du plus jeune homme.
— As-tu déjà essayé de fumer de l'herbe ?
— Quoi !? s'écria Long Thay, déconcerté, avant d'ajouter. Non, jamais. Les plantations de marijuana ont été défrichées pour le thé Oolong. Mais peut-être qu'ils le faisaient autrefois...
Thien sourit, ses yeux brillant d'une lueur étrange.
— Je pense que nous devrions aller attraper quelques fantômes pendant notre temps libre. Je veux voir à quoi ils ressemblent.
La structure et la taille de la nouvelle école n'étaient pas un bouleversement pour les anciens. L'étudiant en ingénierie ajusta la structure du toit pour qu'elle soit plus fonctionnelle en ajoutant davantage de pare-soleil et en augmentant la pente du toit pour qu'elle soit plus élevée et permette une meilleure ventilation.
Avec l'aide de l'armée, il y avait cette fois-ci suffisamment d'outils de construction. De nombreux officiers ingénieurs, vêtus de t-shirts kaki verdâtres, mesurèrent la longueur sur le sol et repérèrent les endroits où installer les poteaux qui maintenaient le bâtiment en place contre le vent violent de la falaise.
Thien était assis les jambes croisées et parlait de la construction avec le Ssg. Yod à l'ombre d'un grand arbre.
— La dernière fois, il n'a fallu que quelques jours pour terminer l'école. Cette fois, nous ne pourrons pas beaucoup aider. Nous avons les mains pleines, dit l'homme âgé avec un soupçon de plainte.
Son visage baigné de soleil semblait épuisé, comme s'il n'avait pas assez dormi.
— Qu'est-ce qui vous occupe autant en ce moment ?
Même le capitaine Phupha avait disparu de la circulation. Il se demandait si quelque chose de grave était arrivé à l'homme, le professeur regarda au loin alors que l'inquiétude montait dans sa poitrine.
— Nos informateurs ont décelé quelque chose de louche dans les bois. Nos patrouilles ont une plus grande zone à couvrir.
— Vous devez être épuisés.
— Ce n'est pas grave, professeur. Nous devons servir et protéger notre peuple et notre pays.
Le Ssg. Yod sourit honnêtement et cela fit sourire Thien avec lui, se sentant tout aussi fier.
— Ce truc 'louche'... Est-ce que ça a quelque chose à voir avec le fait que les villageois sont hantés plus que d'habitude dans les bois ? demanda-t-il pour évaluer la réaction du sergent-chef.
— Vous avez entendu ?
L'expression de l'homme plus âgé devint solennelle.
— Au sujet des fantômes ? Allons donc. Un gars du village était si effrayé l'autre jour. J'étais à l'exorcisme, rit-il à gorge déployée pour prendre la situation à la légère et Ssg. Yod commença à se détendre.
— Cela n'a rien à voir avec les fantômes. C'était peut-être simplement une hallucination. Ce qui est louche, c'est que la patrouille de police nous a demandé de chercher des criminels dans la forêt, poursuit le Ssg. Yod en mettant en garde le professeur impétueux, inquiet pour sa sécurité.
— S'il vous plaît, ne partez pas à la recherche de problèmes. N'allez pas dans la forêt profonde. Nous ne savons pas combien d'entre eux s'y trouvent, avec tous les animaux dangereux.
Thien était un peu alarmé et il détourna le regard. Un grand homme en vêtements traditionnels Akha marchait vers eux avec un bento et des sacs en plastique.
— Long Thay, par ici ! cria-t-il avant de s'élancer vers le jeune homme pour l'aider à porter la nourriture.
Le garçon de la ville regarda le sac contenant de nombreux kratip ou récipients de riz en bambou, avec un bento et une grande gourde en plastique, et demanda :
— Tu essaies de nourrir toute la troupe ?
— Papa a dit que c'était aussi pour les soldats.
Long Thay étendit une natte pliée qu'il portait sur son épaule sous un auvent, et y plaça la nourriture de manière ordonnée : du porc grillé, de la salade de poisson épicée en conserve, et l'aliment de base incontournable : des légumes bouillis mous et une sauce au chili. Le Ssg. Yod regarda sa montre et se leva pour appeler ses hommes à prendre une pause déjeuner. Thien en profita pour chuchoter au plus jeune homme.
— Alors, à propos de ce truc, tu as quoi pour moi ?
Le fils du chef du village avait l'air désemparé mais il finit par répondre.
— Juste un peu au-dessus de la cascade, au nord... à environ sept ou huit kilomètres... il y a une forêt dense. Nous n'avons pas l'habitude d'aller aussi loin mais en hiver, c'est généralement sec. Nous devons nous aventurer profondément pour trouver des champignons et des herbes.
Le professeur lui avait demandé de recueillir plus de détails auprès du villageois hanté, notamment auprès d'autres personnes ayant vécu la même expérience. Il avait même demandé au garçon de ne pas en parler à son père. Long Thay était intérieurement angoissé que l'homme de la ville ne veuille pas écouter sa requête. Tout ce qu'il pouvait faire était de jouer le jeu et d'essayer d'éloigner leur professeur du danger, comme son père le lui avait demandé.
— Quand ton père va-t-il au séminaire en ville ? demanda Thien à nouveau pour s'assurer que son plan allait fonctionner.
— Au cours des deux prochains jours, mais... répondit Long Thay en affichant une expression douloureuse, comme s'il avait avalé une pilule amère. Peut-on simplement annuler ce plan ? Si mon père et le capitaine le découvrent... je vais être décapité.
— Tu ne veux pas savoir la vérité ?
Thien colla son visage près de lui, essayant d'avoir l'air intimidant, mais Long Thay secoua violemment la tête et le repoussa.
— Non, je ne veux pas.
— Mais moi si ! cria Thien au point de faire sonner les oreilles du garçon.
Long Thay ferma ses oreilles et baissa les yeux, ayant envie de pleurer et ne sachant pas comment le capitaine pouvait s'y prendre avec cet homme agile depuis le début !
Ils avaient convenu d'une date et d'une heure pour explorer les profondeurs de la forêt, connue sous le nom de "Mon Nae" ou "Colline aux fantômes". Les rumeurs faisaient que les villageois avaient peur de cet endroit, mais ils devaient la braver pour gagner leur vie. Long Thay avait supplié l'oncle Hu Boh, un chasseur-cueilleur chevronné, de le suivre dans les bois, et il avait finalement obtenu le feu vert.
À trois heures du matin, Khama Bieng Lae se réveilla, prit une douche et se prépara à aller au centre-ville pour l'enregistrement à sept heures. Vers 3 h 45, le chef du village de Pha Pan Dao quitta la maison. Le fils prodigue qui était couché et attendait le départ de son père se leva d'un bond dès qu'il entendit les pas de son père descendre les escaliers. Il se brossa les dents et se lava le visage pour se réveiller, puis fouilla pour trouver ses vêtements traditionnels que le professeur voulait lui emprunter.
La cabane qui se trouvait à l'extrémité du village était éclairée par la lumière de la lampe, ce qui signifiait que l'homme à l'intérieur s'était également réveillé. Thien ouvrit la porte en entendant le faible appel de son nom. Il était déjà habillé du costume Akha que Khama Bieng Lae lui avait donné. Cependant, sa veste d'hiver était trop claire et il craignait que le "fantôme" ne soit trop timide pour se montrer, il avait donc demandé à Long Thay de lui apporter une veste tissée à manches longues.
Le plus jeune homme aida tranquillement son aîné à mettre un turban - le symbole de l'appartenance à la communauté Akha - et finit par dire.
— Tu peux encore changer d'avis, tu sais ?
L'homme de la ville qui avait entendu ça toute la journée fit la grimace.
— Nous avons déjà établi notre plan. Je dois y aller pour prouver quelque chose.
— Mais peut-être que le fantôme ne se montrera pas aujourd'hui.
Thien haussa les épaules avec nonchalance.
— S'il ne se montre pas aujourd'hui, je continuerai à y aller jusqu'à ce qu'il se montre.
— Et si c'était un vrai fantôme, Phi ? On pourrait avoir une peur bleue.
Long Thay frotta son bras qui avait la chair de poule.
Le cerveau de l’opération grimaça. Il alla chercher un sac en plastique avec de la poudre blanche et le tendit au plus jeune.
— C'est ce qu'on appelle 'le citron vert béni'. Je te garantis que si on en jette sur le fantôme, il sera chassé.
La bouche de Long Thay s'entrouvrit en prenant le sac.
— Où est-ce que tu as eu ça ?
— Du Ssg. Yod. Je lui ai dit que j'en voulais pour mes légumes, dit-il en plaçant son propre sac de chaux et une lampe de poche dans le panier tressé qu'il avait emprunté aux villageois pour que tout ait l'air plus convaincant.
En entendant la réponse, Long Thay resta sans voix. Il se frotta le visage pour se donner du courage. Ce qui devait arriver arriverait !
— Allons-y. L'oncle Hoo Boh nous attend à la cascade.
Les deux hommes projetèrent leurs lampes de poche le long de la route. Il faisait sombre et tout était silencieux puisque les villageois étaient encore endormis. Même si la marche n'était pas abrupte ou difficile, Thien trébucha sur des rochers et faillit tomber plusieurs fois dans l'obscurité, et le plus jeune et plus fort dut lui donner la main.
— C'est pour cela que nous ne sortons pas la nuit, sauf quand nous allons à la chasse. C'est risqué. Mais aujourd'hui, on a dû partir à quatre heures parce que la forêt profonde et luxuriante est plus loin et qu'il faut plus de temps pour y arriver à l'aube, expliqua Long Thay au jeune citadin, jusqu'à ce qu'ils atteignent la cascade de Pha Mok.
La magnificence de la chute d'eau ne pouvait pas être vue dans l'obscurité, mais ils pouvaient encore entendre le grondement des cascades qui tombaient dans le bassin en dessous, qui s'était asséché pendant la saison sèche. Il ne leur fallut pas longtemps pour repérer l'homme qu'ils étaient venus voir, grâce à une torche en bambou à l'orée du bois.
Long Thay et l'oncle Hoo Boh se saluèrent avant de se tourner vers lui. Thien sourit gentiment au chasseur qui avait l'air sympathique et gentil. Hoo Boh ne parlant pas le dialecte du centre, ils ne communiquaient que par l'intermédiaire du fils du chef du village. Le chasseur sortit une bouteille d'huile à l'odeur âcre et leur dit de s'en frotter les membres et les pieds pour se protéger des sangsues et des insectes.
Alors qu'ils terminaient, l'oncle Hoo Boh insista pour que les deux garçons le suivent de près afin qu'ils ne se perdent pas. Puis ils marchèrent en ligne à travers la forêt dense sur un chemin étroit.
Thien dirigea la lumière vers l'avant de ses pieds. Il n'y avait rien d'autre que l'obscurité et il déglutit bruyamment. Il faisait froid et le sifflement obsédant du vent qui soufflait à travers la canopée donnait libre cours à son imagination. Il ralentit pour rejoindre Long Thay et se rassurer.
— Tu vas bien, Phi ? Je suis déjà venu ici deux fois avec mon père. Je me souviens que l'endroit est juste là.
Il désigna une colline encore plus haute. Le garçon de la ville connaissait ses propres limites alors il répondit honnêtement.
— Si on se repose un peu, ça ira.
Il alla chercher une bouteille d'eau dans le panier sur son dos pour la siroter et étancher sa soif.
Alors qu'ils s'enfonçaient dans la forêt, l'oncle Hoo Boh s'arrêtait de temps en temps pour ramasser des herbes dans les arbustes et cela permettait à Thien de faire une pause.
Après s'être arrêtés une énième fois, ils rencontrèrent finalement un chemin plus étroit sur une pente plus raide. Thien qui avait mal calculé ses pas, failli tomber à plusieurs reprises, contrairement aux deux hommes Akha qui s'agrippaient et s'accrochaient aux branches pour se soutenir.
C'est au moment où ils atteignirent une intersection, qu'un randonneur inexpérimenté comme Thien ne pourrait pas repérer à cause de la densité des bosquets et des arbres, que Hoo Boh s'arrêta et se retourna avec une expression sérieuse. Thien regarda de part et d'autre sans comprendre un seul mot tandis que les deux Akhas parlaient. Long Thay sentit son regard interrogateur et dit.
— Oncle Hoo Boh veut cueillir des vesse-de-loup à droite mais il ne veut pas nous faire courir de risque, expliqua le plus grand garçon avant de se pencher et de chuchoter. C'est ce que nous appelons 'Ghost Hill'.
— Est-ce qu'il a peur des fantômes ?
— Bien sûr, mais il doit le faire. Les vesse-de-loup ne poussent que dans ce coin de la forêt. On ne peut pas les faire pousser dans une serre. Il fait encore plus sec cette année, alors il faut s'aventurer dans la forêt profonde, en espérant avoir de la chance. Les vesse-de-loup rapportent beaucoup d'argent sur les marchés.
— Alors demande-lui ce qu'il attend. On est tous les trois là. Allons-y !
Thien leva un poing, se tournant pour donner ses encouragements au chasseur.
Il ne savait pas s'il avait fait le bon choix. Le chemin devant eux était sinueux et profond, si profond que même lorsque les premières lumières touchaient le ciel, cette zone restait sombre à cause de l'épaisse canopée au-dessus. Les hiboux qui les observaient de quelque part émirent de forts hululements à travers la forêt. La vapeur chaude du sol rencontrait l'air frais du matin, créant un brouillard blanc et fin sur tout le bois.
Les vesse-de-loup poussaient généralement sur des troncs morts ou des racines d'arbres sur le sol, ce qui les rendait difficiles à trouver. C'est ce qui pouvait provoquer des incendies de forêt causés par des personnes imprudentes qui entraînaient un nuage de fumée au-dessus de la ville.
Comme les bois étaient denses, pour trouver des vesse-de-loup, il fallait se frayer un chemin dans les arbustes épais et chercher sur le sol. Les renforts qui accompagnaient le chasseur décidèrent de lui offrir leur aide. Ils se séparèrent et regardèrent sur le sol recouvert d'un épais tas de feuilles séchées, en restant à une courte distance les uns des autres.
Long Thay dirigea la lumière vers les grosses racines et les sonda avec son doigt. Il trouva un groupe de champignons blancs et lisses sous la terre détrempée. Il appela Thien pour voir les caractéristiques uniques du champignon avant de les déterrer à l'aide d'une lame de bois.
Les cueilleurs s'enfonçèrent de plus en plus profondément dans la forêt. Le citadin qui avait courbé le dos à la recherche du champignon pendant un certain temps se redressa et essuya la sueur qui coulait sur son front, laissant des traces de terre sur ses joues. Il regarda autour de lui, dépité que le fantôme n'ait pas pris la peine de se montrer.
Peut-être était-il réel ? C'est pourquoi un homme sans sixième sens comme lui ne pouvait pas en voir.
Une brise froide lui effleura le dos, lui insufflant l'odeur de l'herbe brûlée dans le nez. Même si l'odeur était très faible, elle fit quand même éternuer plusieurs fois le délicat citadin allergique.
Alors que Thien sortait un champignon de la terre, il y eut un bruissement de feuilles dans un arbuste en face de lui, le stoppant dans son élan. Tout à coup, ses yeux qui s'étaient habitués à l'obscurité aperçurent un mouvement rapide devant lui !
Ses yeux s'agrandirent et son esprit n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait, que ses pieds s'étaient déjà mis à sprinter. Long Thay se retourna et glapit, surpris.
— Phi Thien, arrête ! cria le plus jeune, alors que Thien courait plus loin dans la forêt profonde, mais il ne l'écouta pas.
Il ne s'arrêta que lorsque tous les mouvements autour de lui se calmèrent et que tout redevint silencieux.
— Putain ! Où est-il passé ? grogna le professeur espiègle dans son souffle.
Son visage lisse était rouge à cause du sang qui pompait dans tout son corps et se transforma en une profonde grimace alors qu'il était rempli de rage. Même si cette chose était un fantôme, elle aurait été effrayée par le regard meurtrier sur le visage de l'homme.
— Ça pourrait être un serpent... ou un petit animal, dit Long Thay et il lui fit faire demi-tour. Retournons sur la piste. On est trop loin. J'ai peur que nous perdions Oncle Hoo Boh.
Thien, qui était penché les mains sur ses genoux, se redressa et prit une grande inspiration, avant de s'étouffer quand l'odeur de brûlé familière devint plus âcre dans le brouillard. Long Thay se précipita pour lui frotter le dos, inquiet.
— Tu vas bien, Phi ?
— Tu sens ça ?
Quand il vivait encore dans l'insouciance, il avait essayé toutes sortes de drogues, surtout les joints qui étaient son divertissement de base. Pourtant, son allergie et sa santé fragile lui donnaient toujours une bronchite dès qu'il prenait des substances dangereuses et il pouvait à peine respirer.
Même s'il voulait mourir, ce n'était pas la voie qu'il voulait emprunter. C'était trop douloureux.
Long Thay leva les yeux et inspira pour tester l'air.
— Peut-être que quelqu'un brûle la forêt pour les champignons.
— Oui, c'est possible, répondit Thien car il ne voulait pas dire au garçon ce qu'il pensait que c'était. Mais tu ferais mieux de ne pas l'inhaler.
Il baissa le turban pour l'enrouler autour de son nez et de sa bouche et dit à l'autre homme de faire pareil.
Ils revinrent sur leurs pas le long de la piste, traçant leurs propres empreintes sur les feuilles séchées qui créaient une piste visible. Mais ils n'avaient pas encore atteint l'endroit qu'ils avaient quitté qu'il y eut un grand cri dans la forêt. Long Thay et Thien se regardèrent et ils comprirent immédiatement à leur regard effrayé.
Oncle Hoo Boh !
Les deux hommes s'élancèrent dans un sprint effréné, soulevant des feuilles dans leur course. Lorsqu'ils atteignirent l'endroit qu'ils avaient quitté, le chasseur-cueilleur le plus âgé n'était pas là. Un cri fort et furieux retentit à nouveau non loin de là. Thien décida à ce moment-là de jeter le panier sur son dos pour pouvoir se déplacer librement et alla chercher le sac de chaux. Il allait botter le cul de ce maudit fantôme dès qu'il le verrait !
— Attrape ton sac de chaux et allons-y !
Le cerveau de l’opération parlait à travers le tissu qui recouvrait sa bouche.
Long Thay fit ce qu'on lui dit sans hésiter. Il courut après son aîné vers la direction d'où provenait le cri. L'oncle Hoo Boh, avec son allure effrayée, avait couru dans l'épaisse forêt sans craindre d'être griffé par les épines des branches. Thien ne voyait pas ce qui faisait fuir le vieil homme, alors il fit signe au plus grand des garçons de couper le chemin du chasseur par devant.
Quand Hoo Boh vit que quelqu'un lui bloquait le passage, il paniqua, reculant, pour se heurter à un homme avec un turban autour du visage, laissant seulement ses yeux visibles. Le vieux chasseur hurla, levant ses mains pour effectuer un wai tremblant. Il était effrayé par son esprit.
Quelque chose n'allait pas !
Long Thay était sur le point d'arracher son turban pour révéler son identité, mais le professeur l'arrêta en lui saisissant le poignet. Le garçon Akha devait parler au vieil homme à travers le tissu et même si Thien ne connaissait pas un seul mot, il savait que l'oncle Hoo Boh n'écoutait pas. Tout ce qu'il faisait, c'était se prosterner sur le sol, demandant pitié.
— Ce n'est pas bon. Je pense que nous devrions…
Il ne termina pas sa phrase car l'homme plus âgé profita de l'occasion pour lancer son panier sur les deux hommes. Long Tay attrapa à temps le panier rempli de Vesse-de-loup, mais le poids le fit tituber en arrière.
Thien se précipita en avant pour aider le plus jeune homme, mais il ne put empêcher l'oncle Hoo Boh de courir dans une autre direction.
— Tu vas bien !?
— Je vais bien... mais Oncle Hoo Boh…
— Il est parti, dit Thien, fronçant les sourcils en baissant un peu le tissu recouvrant son nez avant de le remonter une milliseconde plus tard. L'herbe brûlée est très forte ici. N'enlève pas ton masque si tu ne veux pas avoir des hallucinations de ce genre.
— Comment tu le sais ? demanda Long Thay innocemment.
Il n'avait jamais essayé les mauvaises herbes, même si toute cette zone avait été autrefois une plantation de marijuana.
— J'ai déjà essayé, répondit-il tandis que ses yeux en amande s'amincissaient alors qu'il souriait. Ce n'est pas si mal quand on emballe l'herbe dans le joint. Mais si tu essaies avec un bong(5). Oh, mec. Cette drogue douce et savoureuse... C'est comme si tu étais au paradis.
Papa, ce mec est vraiment plus effrayant que les fantômes !
Thien frappa l'épaule épaisse du garçon et le regarda fixement.
— N'aie pas l'air si effrayé. J'ai tout arrêté.
Même si le boy-scout dont le père était le chef du village avait toujours l'air sceptique, Thien s'en fichait. Il serra son sac de chaux et regarda autour de lui alors que le soleil commençait à pointer.
— Le faux fantôme qui a effrayé l'oncle Hoo Boh doit être par ici.
— Mais s'il était réel ?
— Un vrai fantôme n'a pas besoin d'herbe pour faire une apparition. Cette 'chose' a juste voulu nous faire planer.
Le garçon de la ville cracha et s'arrêta en voyant une tache blanche clignoter à travers les arbustes.
— C'est là !
Il pointa du doigt la direction et entraîna Long Thay qui était assis sur le sol pour commencer la poursuite.
Ce fantôme devait se cacher et écouter aux portes depuis un bon moment. Voyant qu'ils ne réagissaient pas aux mauvaises herbes, il décida de s'enfuir. Cela avait dû prendre le fantôme par surprise qu'ils ne planent pas et qu'ils se lancent même à sa poursuite.
Les deux jeunes hommes se faufilèrent dans les fourrés, suivant le fantôme. Mais à chaque fois qu'ils s'approchaient, la silhouette vêtue d'un tissu blanc disparaissait comme si elle connaissait tous les recoins de cette forêt.
Thien sentit que la poursuite était inutile. Il était épuisé et pensa à un moyen de raccourcir la course en ramassant un caillou - sa taille entrait bien dans sa paume - et il le lança sur le fantôme. En tant qu'ancien lanceur dans une équipe de baseball pendant son semestre d'été aux États-Unis, la pierre frappa en plein dans le dos du faux fantôme.
Le fantôme cria de douleur et tomba au sol. Long Thay, qui avait de longues jambes et courait en tête, profita de ce moment pour le rattraper. Mais avant qu'il n'ait pu saisir l'homme, celui-ci bondit, et tout ce que Long Thay put attraper fut le bout du tissu blanc qui se déchira.
Thien, qui avait enfin rattrapé son retard, essaya d'attraper le coupable mais l'homme se retourna et lui lança quelque chose. Instinctivement, il leva le bras pour se protéger le visage et lança le sac de chaux à l'arrière de la tête de la personne.
La poudre blanche explosa du sac brisé, créant une poussière blanche. Thien ferma les yeux et se détourna tandis que le faux fantôme s'éloignait en boitant. L'enseignant volontaire essuya la poudre de chaux de ses yeux et retira le turban de son nez pour faire de l'air.
— Je l'ai presque eu, merde !
Il ramassa le masque de fantôme en caoutchouc sur le sol et jura.
— Que fait-on maintenant, P'Thien ? demanda Long Thay, haletant.
— Au moins, nous savons que le fantôme qui a effrayé les hommes n'était pas réel, soupira Thien alors que l’air redevenait clair et frais, sans trace d'herbe brûlée, et il inspira profondément. J’ignore juste pourquoi.
— Je suppose que c'est à propos du travail illégal qui se cache dans les bois. Ils ne veulent pas être trouvés.
L'instituteur indiscipliné regarda dans la direction où le fantôme s'était enfui. Un sourire froid et sans humour apparut sur ses lèvres. La chaux bénie avait dû faire son effet à présent. Ses particules plus lourdes et plus rugueuses laissaient plus de traces que celles de la poudre.
— On est arrivé jusqu'ici. Suivons-le avant que les traces ne disparaissent.
La chaux qui tâchetait le sol et les feuilles permit aux enquêteurs amateurs de suivre plus facilement le fantôme. Mais au fur et à mesure qu'ils avançaient, la poudre commença à s'estomper pour finalement disparaître.
Les deux hommes se regardèrent comme pour se demander ce qu'ils devaient faire ensuite. Long Thay regarda autour de lui. Même si la lumière entrait, la forêt était toujours aussi dense et lugubre, et le jeune homme commença à se décourager.
— P'Thien... peut-on s'arrêter ici ? Si on va plus loin, on va se retrouver au Myanmar.
— Juste un peu plus loin, allez. Je suis sûr qu'il est par ici.
L'entêtement de Thien lui donnait envie de continuer. Il ne voulait pas abandonner maintenant et revenir les mains vides.
— Quelle direction devrions-nous prendre ensuite ? Les traces ont toutes disparu. Nous ne sommes pas des randonneurs. Nous n'avons pas de boussole. Si nous empruntons la même route, peut-être pourrons-nous encore remonter jusqu'au village.
Le garçon de la ville pressa ses lèvres, pesant leurs options. Incapable de se décider, il vit que la chaux du garçon était toujours là.
— On peut utiliser ça ! dit-il en prenant le sac en plastique de Long Thay. Nous n'aurons qu'à saupoudrer la poudre sur les arbres au fur et à mesure et les suivre sur le chemin du retour. On ne se perdra pas !
Il lança cette idée, ravi et inconscient du fait que le garçon était sur le point de pleurer.
Pourquoi était-il si têtu !
Long Thay soupira pour la énième fois et suivit l'homme grand et mince, même s'il n'en avait pas envie. Ils cassèrent des branches pour faire des repères et saupoudrèrent la chaux pour faire les marques le long du chemin. La sueur perlait sur leur peau, ce qui les démangeait, surtout au niveau des écorchures dues aux branches.
La température humide et chaude et l'effort physique depuis tôt le matin rendaient Thien épuisé et frustré. Ce maudit fantôme ! Pourquoi était-ce si difficile de l'attraper ? Une fois que je t'aurai attrapé, je te mettrai en prison ! L'enseignant bénévole enleva furieusement les buissons qui se trouvaient sur son chemin et s'arrêta net lorsqu'il aperçut quelque chose à travers les interstices des branches.
Il se retourna, voulant appeler le garçon qui était derrière lui, mais Long Thay se jeta en avant pour lui couvrir la bouche et l'obligea à s'accroupir et à se cacher.
Devant eux se trouvait une pente descendante qui rejoignait un bassin profond en contrebas. De là où ils étaient, on pouvait encore voir que le faux fantôme avait toujours de la poudre sur la tête et essayait de faire un wai à un groupe d'hommes vêtus de chemises fines. L'un d'eux était un homme joufflu avec un épais collier en or autour du cou comportant dix amulettes bouddhistes. Thien reconnut immédiatement l'homme.
Maître Sakda !
Derrière lui se trouvaient des piles de rondins massifs qui n'avaient pas été traités. Il ne savait pas de quelle sorte de bois il s'agissait, mais il pouvait dire à leurs gros troncs qu'ils devaient avoir des décennies.
Pas étonnant qu'ils aient eu besoin d'un fantôme pour effrayer les villageois et les empêcher de s'approcher trop près de leur base d'opération et d'être sur le radar des officiels.
— P'Thien... allons-y. Ce gars est là. Ils doivent déjà savoir qu'ils ont été découverts.
Long Thay lui secoua le bras, le suppliant de partir avant qu'ils ne soient en danger.
Thien regrettait de ne pas avoir son téléphone portable avec lui pour pouvoir prendre des photos. Mais il pouvait signaler les coordonnées des voyous. Il acquiesça, convenant avec le garçon Akha qu'il était temps de partir.
Mais la chance n'était pas de leur côté cette fois. Alors qu'ils reculaient en rampant à genoux, un homme armé, fusil à la main, qui montait la garde pour protéger les bois illégaux, repéra un mouvement derrière les buissons.
Il cria dans une langue inconnue pour avertir ses hommes et tira son arme. L'enseignant bénévole et le jeune étudiant plaquèrent leur visage contre le sol alors que la balle volait au-dessus de leurs têtes et frappait un tronc d'arbre juste à côté d'eux.
Ce n'était pas passé loin !
Thien tapa durement sur le dos de Long Thay, l'exhortant à courir ! Les deux jeunes hommes se levèrent d'un bond et s'élancèrent, échappant aux balles qui volaient à travers les buissons. Long Thay savait que ces bûcherons illégaux devaient être des contrebandiers du Myanmar qui opéraient le long des frontières entre la Thaïlande et le Myanmar, d'après ce qu'il devinait de la langue qu'ils parlaient. En quelques minutes seulement, les hommes les rattrapèrent sur la colline.
Il était impossible d'utiliser le sentier qu'ils avaient marqué, car les hommes se rapprochaient de toutes parts. En voyant le visage cendré du jeune homme, Thien était rongé par la culpabilité. Il avait ignoré l'avertissement de Long Thay et c'était à cause de lui qu'ils étaient maintenant en grand danger.
— Long Thay... Tu retournes sur la piste de chaux. Je vais les conduire dans l'autre direction, dit-il au garçon Akha alors qu'ils haletaient derrière un grand arbre tropical.
— Je ne vais pas te laisser !
— Si on ne se sépare pas, on va mourir tous les deux ici ! s'écria Thien. Tu connais le chemin pour venir ici mieux que moi. Tu retournes au village et tu vas chercher de l'aide. Je resterai hors de leur vue.
Long Thay se mordit les lèvres jusqu'au sang. Il devait se décider.
— P'Thien, promets-moi de rester en vie jusqu'à ce que je revienne avec de l'aide !
— D'accord ! dit Thien qui laissa échapper un faux aboiement et offrit au garçon un sourire fatigué. Si tu ne pars pas maintenant, je mourrais ici pour de bon.
Le fils du chef du village tendit la main et serra celle de Thien comme une promesse de gentleman, puis il s'élança derrière les fourrés pour se cacher du groupe de traqueurs.
Thien leva les yeux et les ferma, en prenant une grande inspiration. C'était un casse-cou. Alors qu'il était au bord de la mort à cause de cette maladie cardiaque, il partait quand même courir presque tous les soirs, défiant la Mort elle-même.
Maintenant, la seconde chance miraculeuse qu'on lui avait donnée le rendait craintif. S'il ne parvenait pas à s'y accrocher, il ne pourrait plus jamais rencontrer tous ceux qui lui avaient appris à regagner son estime de soi.
L'enseignant volontaire serra sa main en un poing étroit et cria pour attirer l'attention des malfrats sur lui.
— Je suis là, bande d'enfoirés ! Notes :1/ "Krub" est une terminaison polie d'un mot ou d'une phrase pour les garçons et les hommes. “Ka” est pour les filles et les femmes. 2/ En thaï, 'Namwa Banana'. 3/ Sauce thaïlandaise épicée, composée de sauce de poisson, de citron, de piment moulu, de basilic doux, de coriandre, parfois accompagnée de poisson mariné, et surtout de riz cru grillé. 4/ "Namo" est un titre abrégé du chant Namo Tassa pour honorer le Bienheureux (le Bouddha). 5/ Mot thaïlandais désignant un tube cylindrique (à l'origine en bois) utilisé pour fumer des substances. Une pipe à eau pour fumer de la marijuana. 6/ Rafflesia arnoldii est une espèce de plantes à fleurs du genre parasite Rafflesia. Elle est connue pour produire la plus grande fleur individuelle sur Terre. Elle dégage une odeur très forte et désagréable de chair en décomposition. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 942
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| Néphély Lun 16 Sep 2024 - 18:10 Chapitre 11 Part.2 Alors qu'il voulait leur faire perdre le sens de l'orientation, il appuya fortement dans le sol pour faire des empreintes distinctes avant d'enlever ses chaussures et de sauter par-dessus les feuilles dans une autre direction.
Thien serrait ses chaussures alors qu'il se cachait entre deux rochers sur une pente. Son nouveau cœur se démenait du mieux qu'il pouvait, faisant palpiter toute sa poitrine de douleur. Il était trop fatigué pour lever le petit doigt.
Peut-être que sa ruse avait fonctionné sur eux pendant un moment, pensa Thien en pressant son visage contre ses genoux. Le silence sinistre qui régnait dans les bois était en train de ronger son courage et il voyait beaucoup de visages dans son esprit. Le dernier appartenait à cet officier grand et massif.
Le capitaine avait dit un jour qu'il vivait pour servir et protéger...
Sacrifierait-il sa vie pour protéger un fauteur de troubles ?
Un cliquetis se fit entendre au-dessus de sa tête, suivi de la pression du canon d'une arme contre son crâne. Thien déglutit bruyamment, réalisant qu'il s'était fait prendre.
— Tu croyais pouvoir me tromper avec ton truc, minable !? Lève-toi ! cria l'homme qui portait un pistolet dans un thaïlandais distinct.
L'homme en costume Akha leva les mains pour se rendre et se tourna vers l'autre, voyant un homme barbu qui plissait les yeux. Le voyou le fixa un moment puis cria.
— Tu es cet enseignant bénévole ! Tu as osé soulever la poussière sur le territoire du patron !? L'école a été brûlée. Tu n'as pas appris la leçon ?
— Alors c'était toi, dit Thien en serrant les dents, furieux. Lâche, fils de pute ! Comment oses-tu faire du mal aux enfants !
En entendant le juron, l'homme de main de Maître Sakda leva la main pour asséner le manche du pistolet contre le visage du jeune homme mais l'enseignant intrépide lui cria à nouveau dessus.
— Je suis le fils d'un ancien commandant de l'armée ! Si tu me blesses ou me tues, tout le bataillon t'effacera de la surface de la Terre ! Si tu veux brûler en enfer, alors fais-le !
L'idiot se stoppa dans son élan en entendant la menace. Il fixa le visage lisse et clair de la personne issue d'un milieu aisé, et ses yeux gracieux, arrogants et autoritaires parlaient d'autorité. Après un moment d'hésitation, il décida de baisser son arme.
— Amenons-le à Maître Sakda ! dit-il aux autres pour qu'ils s'emparent du professeur.
Thien se rendit, ne voulant pas être blessé dans la lutte. Au moins, il pouvait gagner du temps jusqu'à l'arrivée des secours.
Les mains derrière le dos, il fut embarqué par un groupe d'hommes sans pitié. Il utilisa toutes les astuces qu'il avait apprises dans les séries télévisées, demandant à s'arrêter pour se soulager deux fois, leur disant qu'il avait une douleur à la jambe, haletant, exténué mais ça ne marchait pas. Les idiots continuèrent à marcher et il fut traîné sur le chemin jusqu'à ce qu'ils atteignent la piste de chaux blanche.
Le désespoir l'envahit quand il réalisa qu'ils approchaient de la tanière de Maître Sakda. Il n'y avait plus rien à faire pour gagner du temps. Tout à coup, une série de coups de feu éclata dans la forêt. Les malfrats échangèrent des regards, certains que les bruits provenaient du camp de bûcherons.
Thien écouta le chaos avec le cœur qui tonnait. Ses lèvres fines se soulevèrent en un sourire en coin, heureux que le Karma les serve bien, jusqu'à ce que le voyou qui l'avait frappé auparavant lui crie dessus.
— C'est à cause de toi, connard ! Tu fous tout en l'air où que tu ailles ! Et l'ami que tu as amené, hein ?
Le guetteur qui était un faux fantôme lui avait dit que deux types le poursuivaient.
— Maintenant que tu le sais, espèce d'enfoiré ! Si mon ami ne s'en était pas sorti, ton centre opérationnel ne serait pas en train d'être bombardé !
Le crétin écrasa le manche de son arme sur sa joue jusqu'à ce que la peau se rompe et saigne.
— J'aurais dû te tuer !
— C'est trop tard pour me tuer maintenant. Ton patron est foutu !
Thien a éclaté de rire, mettant en colère les hommes de main de Maître Sakda qui se rapprochèrent, voulant le tabasser. Le professeur en profita pour se dégager et donna un coup de pied au premier homme qui s'approcha de lui.
La bagarre éclata, mais c'est l'enseignant volontaire qui fut battu. Il se courba, protégeant sa tête - la partie la plus importante du corps - pour ne pas être blessé. Finalement, l'homme qui parlait thaïlandais arrêta ses hommes.
— Ça suffit. Allons aider le maître !
Il tira le bras de Thien et le traîna au loin. Thien se releva, ses vêtements étaient tachés par les traces de pas, tandis que les hommes s'enfuyaient. Ils s'arrêtèrent soudainement et levèrent leurs bras au-dessus de leurs têtes. L'homme qui portait des armes à feu baissa lentement son arme et se coucha face contre terre.
— Qu'est-ce que tu fais, bordel ? Je t'ai dit d'aller voir le maître !
Le chef parmi eux cria en traînant brutalement Thien. Pourtant, il se tut dès qu'il vit dix canons de fusils surgir des buissons épais.
Des hommes en tenue de camouflage verte redonnèrent espoir au jeune citadin effrayé. Ses yeux vides et meurtris scrutèrent attentivement le groupe de soldats qui pointaient leurs fusils vers les gangsters, prêts à attaquer. Lorsque ses yeux aperçurent un homme grand et massif qui dirigeait le groupe, Thien fut transporté de soulagement.
Il savait que cet homme serait capable de le protéger.
Pourtant, son petit espoir disparut lorsque le voyou le tira vers lui et bloqua son bras autour de son cou, avant d'appuyer son arme sur sa tempe.
— Arrêtez-vous là ou il est mort !
Thien roula les yeux, il en avait marre. Il cracha au sol et sa salive était ensanglantée.
— Un otage ? C'est tellement cliché, mec.
Le visage de l'idiot se tordit de rage. L'otage n'avait pas peur et se moquait même de lui.
— Ferme ta gueule ! Je vais te faire sauter la cervelle !
— Alors fais-le, enfoiré !
Le capitaine Phupha regarda les deux hommes qui se disputaient et sentit ses veines palpiter. Il abaissa le canon de son fusil vers le sol et appuya sur la gâchette. La balle frappa près du malfrat et des pieds de l'otage et les deux hommes sursautèrent.
— Taisez-vous ou je tire !
Les yeux de Thien rencontrèrent le regard dur de l'officier et il déglutit bruyamment. Il n'avait jamais été la cible de ce côté impitoyable du capitaine et ses genoux tremblèrent.
— Votre patron a été arrêté avec des preuves. Rendez-vous maintenant et vous aurez moins de temps à passer en prison.
L'homme qui avait parlé portait un camouflage avec un symbole différent et un foulard d'une autre couleur, ce qui signifiait qu'il appartenait au département des forêts qui avait rejoint les effectifs dans cette opération de répression.
— Je n'y crois pas. Se rendre ? De toute façon, ça va être une condamnation à perpétuité pour nous !
Le capitaine Phupha regarda les bleus sur le visage lisse de Thien et la douleur lui serra le cœur. Il se mit à hurler.
— Si tu ne laisses pas partir l'otage, tu seras mort !
Thien sentit l'appréhension et l'inquiétude du capitaine sous son attitude sévère. Il réalisa alors qu'il ne pouvait pas s'attarder et qu'il devait faire quelque chose, même si c'était dangereux.
Il prit une grande inspiration et tenta sa chance pendant que l'idiot était distrait par la police des frontières. Il repoussa la main qui tenait l'arme et envoya son coude dans la tempe du voyou.
Le criminel tituba, assommé, et il appuya sur la gâchette. Les officiers furent rapides et esquivèrent la balle.
Mais cette milliseconde permit aux autres malfrats qui étaient couchés de se relever et d'attaquer. L'impasse se transforma en un combat acharné.
Phupha se jeta sur le voyou qui se battait avec Thien, lui arrachant son arme, et perdit la sienne au passage. Ils se débattaient dans un combat à mains nues lorsque Thien recula, rampant rapidement sur le sol pour se cacher derrière un grand arbre.
L'officier massif et le voyou sans pitié se relayèrent pour se frapper et se donner des coups de pied. Le criminel attrapa un morceau de bois pour s'en servir comme une arme. Thien se couvrit la bouche, souffrant, en voyant le capitaine perdre l'équilibre et le rondin s'abattre sur son corps.
Ce n'était pas une émission de télévision. C'était quelque chose de réel et Thien était certain que les os de l'officier devaient être brisés, pourtant le capitaine combattait toujours son ennemi comme le guerrier qu'il était.
Comment un civil... un type normal et inutile comme lui pouvait-il aider ?
Il regarda l'arme qui gisait sur le sol non loin de là. Thien évalua ses options. Même s'il avait été dans un champ de tir avec ses amis fortunés, on ne pouvait pas dire qu'il était un tireur d'élite. S'il se ratait et tirait sur le capitaine, ce serait une grave erreur. Mais maintenant, c'était le moment ou jamais !
Il attrapa une fine branche pour rapprocher le pistolet et le saisit. C'était un vieux revolver qu'il fallait armer avant d'appuyer sur la gâchette. Il s'était déjà introduit en douce pour jouer avec la collection de son père et avait constaté que ce n'était pas trop compliqué. Maintenant, tout ce qu'il avait à faire était d'attendre le bon moment.
Celui-ci ne tarda pas à arriver lorsque Phupha repoussa l'homme avec son pied. A la milliseconde où les deux hommes étaient séparés, un grand cri retentit.
— Capitaine, esquive !
Phupha s'accroupit instinctivement et se tourna vers le jeune homme qui se tenait droit, une arme à la main.
Le citadin dirigea son tir alors que le criminel titubait encore. Il appuya sur la gâchette et tomba en arrière à cause du recul. Le recul fit dévier la balle de sa trajectoire et frappa directement la cuisse du voyou, l'envoyant en arrière.
L'homme de Maître Sakda grogna de douleur et de colère. Ce fils de pute de professeur encore ! Il était furieux et traîna sa jambe en sang pour aller chercher un pistolet qui était tombé sur le sol après la bagarre. Il s'empara de l'arme, braqua son ennemi et appuya sur la gâchette sans viser.
Le grand officier s'élança en avant et saisit le fauteur de troubles par la taille jusqu'à ce qu'ils roulent sur le sol. Thien sentit que l'homme qui le tenait avait des spasmes. Le capitaine lui arracha l'arme des mains pour enclencher le revolver et faire feu.
Il était un officier entraîné. La balle toucha la poitrine du voyou, le faisant hurler de douleur en tombant au sol. Il s'y tordit un moment et s'arrêta.
Ils avaient enfin la situation sous contrôle. Les coupables étaient morts ou blessés, tandis que les soldats et les forces de police étaient également meurtris. Heureusement, ils n'avaient perdu personne.
Soudain, le grand corps au-dessus de Thien s'effondra. L'odeur du sang lui piqua le nez alors qu'il tentait de toucher le large dos du capitaine, voulant l'appeler par son nom car l'homme ne bougeait pas. Pourtant, le contact humide et détrempé de sa chemise de camouflage coupa la respiration de Thien.
Le garçon de la ville regarda lentement sa main tremblante. Une traînée de sang rouge et épaisse coulait le long de son doigt.
— Capitaine !!!
Il fit rouler le blessé pour l'allonger sur ses genoux.
— Doucement…
Phupha grimaça à cause de la douleur.
— Tu es blessé ! On t'a tiré dessus ? Où est la blessure ?
Thien bafouillait, ne sachant pas quoi faire.
— Je vais... bien. C'est loin du cœur.
Le jeune capitaine sourit gentiment comme pour réconforter le jeune homme.
Mais comme le beau visage avait perdu la plupart de ses couleurs, Thien commença à sangloter plus fort. Comment se faisait-il que le gars qui était au bord de la mort pouvait encore plaisanter !
Des larmes coulèrent de ses yeux en amande rougis. Des mains fines s'agrippaient à la manche du capitaine, ébranlées jusqu'à la moelle. Comment pourrait-il vivre sans cet homme ?
Ce désastre lui rappela que dans le monde réel, il n'était qu'un garçon naïf et sans défense.
Phupha rassembla toutes les forces qui lui restaient pour lever sa main tremblante et essuya du pouce les larmes sur les joues meurtries.
— Ne pleure pas... Dépêche-toi et va chercher de l'aide…
Alors que les ténèbres l'engloutissaient, son esprit entendait encore les sanglots de Thien lorsque le plus jeune homme cria son nom.
Je te l'ai dit... ne pleure pas.
Ça me fait plus mal que la blessure, tu ne le sais pas ?
L'hôpital qui faisait partie de la célèbre université de Chiang Rai était bondé en fin de matinée. Les lits de l’unité de soins intensifs étaient tous occupés. L'enseignant volontaire était allongé, les yeux ouverts, le corps tout entier endolori et palpitant après avoir été battu sans ménagement. Heureusement, les blessures étaient externes et aucun os n'était cassé.
Son visage, autrefois lisse, était maintenant marqué par des taches jaunes d'antiseptique et de bandages. Tout son corps était parsemé d'ecchymoses violettes et vertes, comme les geckos.
Cela faisait trois jours qu'il était ici et qu'il attendait des nouvelles du capitaine Phupha. Certains soldats de la compagnie avaient porté l'officier inconscient sur le terrain et appelé un hélicoptère pour le récupérer. D'autres hommes blessés, dont Thien lui-même, avaient ensuite été emmenés à l'hôpital.
Par chance, Long Thay étudiait dans l'une des facultés de la même université, il lui rendait donc régulièrement visite - soit le matin, soit à l'heure du déjeuner, soit le soir. Son lit était près de la fenêtre et il profitait de la vue pour tuer son ennui et garder le moral.
Cela faisait cinq jours que le capitaine avait été sorti de la salle d'opération et placé dans une unité de soins intensifs. Il avait appris que son état était stable, s'améliorait et qu'il n'y avait pas d'infection. Il avait été transféré dans une chambre individuelle où l'hôpital avait dû apposer un panneau "Pas de visiteurs" pour permettre au capitaine de se reposer complètement.
Même ainsi, sachant que Phupha était en sécurité, Thien était toujours agité de ne pas pouvoir le voir en personne. Il laissa échapper un lourd soupir.
— Quoi de neuf, P'Thien ? demanda Long Thay en traînant une chaise pour s'asseoir à côté du lit, et ce, dès le premier jour où il vint voir le professeur.
L'homme blessé se tourna pour regarder le plus jeune.
— Rien. Je m'ennuie, c'est tout.
L'homme en uniforme d'étudiant universitaire - une chemise blanche et un pantalon noir - lui jeta un regard complice.
— Tu t'inquiètes pour le capitaine ?
Thien le reconnut. Il n'y avait aucune raison de dire non. L'homme était blessé à cause de lui.
— Ils ne permettent pas les visites. J'ai peur que ce soit plus qu'une balle dans l'épaule et un bras cassé.
— Ne t'inquiète pas trop. Le capitaine est en sécurité maintenant, dit Long Thay avant de changer de sujet. Papa va venir te voir aujourd'hui. Il parle au trésorier de tes dépenses.
Comme les enseignants volontaires ne sont pas payés, la Fondation Saeng Thong leur offrait une assurance accident en signe de gratitude pour le sacrifice qu'ils faisaient en allant vivre dans des zones rurales éloignées.
— Pourquoi tu n'es pas en classe ? Il est déjà neuf heures; demanda le professeur en voyant qu'il était tard et l'étudiant universitaire bondit de sa chaise.
— J'ai un examen aujourd'hui, donc... je pars maintenant.
Il fit un rapide wai et s'élança hors de la salle.
Les yeux de Thien suivirent le jeune homme en chemise blanche et pantalon noir et pensa à sa faculté. Cette partie de sa vie lui manquait parfois. S'il retournait en classe le semestre suivant, ses camarades de classe seraient en dernière année.
Khama Bieng Lae se présenta dans sa chemise Safari marron - un look inhabituel sur lui, avec des cadeaux comme des pâtisseries et des snacks qu'il pensait que les gens de la ville appréciaient.
— Comment te sens-tu, professeur ? Je ne t'ai pas vu depuis plusieurs jours.
Le visage de l'homme âgé était peint d'un sourire amical et aimable, comme toujours, même si c'était Thien qui avait mis son fils bien-aimé en danger.
Il était submergé par la culpabilité. Si ça avait été dans le passé, il aurait juste demandé... combien voulez-vous de dommages et intérêts ? Mais maintenant, il était rongé par la conscience que certaines choses précieuses ne pouvaient pas être récupérées une fois perdues, peu importe les prières ou les supplications.
Il mit ses mains en forme de wai et demanda pardon du fond de son cœur.
— Je suis vraiment, vraiment désolé, oncle Bieng Lae, d'avoir pris Long Thay avec moi. Si quelque chose lui était arrivé, je n'aurais pas su comment me faire pardonner.
Bieng Lae secoua la tête, sans se sentir offensé.
— Mais tu as été blessé parce que tu as protégé mon garçon. Si tu n'avais pas pris la décision de risquer ta vie tout seul, Long Thay n'aurait pas eu la chance de s'échapper pour trouver de l'aide.
— Les soldats sont arrivés si vite. J'ai cru que je n'y arriverais pas.
— Le capitaine avait ordonné à ses hommes de patrouiller dans le village en permanence. Il était au courant de ta disparition avant même de trouver Long Thay.
Thien baissa les yeux et murmura en pensant au grand capitaine.
— Je n'aurais pas dû faire ça. C'est à cause de moi que tout le monde a été blessé.
— Non. Tu es un homme courageux, dit Khama Bieng Lae en lui prenant la main pour le rassurer. Si tu n'avais pas compris au sujet des mauvaises herbes et découvert le faux fantôme, les villageois vivraient encore dans la peur en ce moment, car notre superstition sur les fantômes et les esprits est tellement ancrée dans notre mode de vie. De plus, les officiers ont été mis hors-jeu plusieurs fois et n'ont pas pu lancer l'attaque.
Thien sourit amèrement. C'était un compliment qu'il aurait aimé ne jamais recevoir. S'il avait su qu'il serait celui qui ferait courir un risque aussi grave à Phupha...
— J'ai parlé au médecin avant de venir te voir. Tu es libre de rentrer chez toi.
— Aujourd'hui ?
Il n'avait pas encore vu le capitaine.
Le chef du village se pencha et chuchota.
— C'est comme ça que sont les hôpitaux d'État, professeur. Ils ne veulent que les gens qui vont déjà mieux restent trop longtemps. Il y a beaucoup plus de patients qui attendent d'être traités.
Thien acquiesça à moitié puisqu'il ne pouvait pas battre ce raisonnement. Khama Bieng Lae alla demander au médecin de l'examiner une dernière fois. L'infirmière l'aida à se changer dans la salle de bain. Il regarda le visage noir et bleu aux yeux fatigués reflété dans le miroir et qui semblait réfléchir à quelque chose.
Il devrait peut-être tenter une nouvelle fois sa chance ! Il ne pouvait pas supporter de rentrer sans voir cet homme.
Le garçon de la ville traîna son corps battu jusqu'à l'unité de soins spéciaux à l'étage supérieur. C'était une zone isolée, donc il n'y avait pas autant de monde que dans le reste de l'hôpital. Comme il portait des vêtements normaux et qu'il avait baissé le visage pour se cacher du personnel, personne ne lui prêta attention. Ils étaient tous occupés, comme dans tous les hôpitaux publics. Ils n'avaient pas le temps de scruter toutes les salles.
La chambre au bout du couloir avait toujours un panneau écrit en grosses lettres, disant "Pas de visiteurs", ce qui déçut Thien. Même la famille s'enfuirait en voyant une zone interdite aussi stricte !
Il regarda à gauche et à droite. Voyant que personne ne regardait, il tourna lentement la poignée non verrouillée et poussa silencieusement la porte. Ses yeux cherchèrent rapidement le lit du patient et son cœur loupa un battement lorsqu'il vit qu'il était vide. Son sang se figea et son corps se mit à trembler.
Non !!!
— Capitaine... chuchota Thien.
Il balaya la petite pièce du regard jusqu'à ce que ses yeux se posent sur la porte du balcon, laissée grande ouverte. L'homme de grande taille qu'il cherchait était juste là, dos à la pièce.
Sous le soleil, le dos large du capitaine était solide comme le roc et impénétrable... tout comme celui de la photo.
Cette première photo s'était imprimée dans son esprit.
Sa tête se vida à ce moment précis, comme si tout le monde avait disparu dans le néant. Thien se jeta en avant et enroula ses bras autour du torse de l'homme, le tenant fermement. La chaleur de l'homme en chair et en os s'infiltra dans son corps et il fondit en larmes.
Les sanglots comme ceux d'un petit garçon et l'humidité contre son dos firent sourire l'officier au visage impassible. Il leva le bras qui n'était pas dans le plâtre pour couvrir les bras minces qui s'accrochaient à lui.
— Je t'ai dit que j’allais bien. La balle a traversé mon épaule et le docteur m'a déjà rafistolé.
La vérité était qu'il avait saigné abondamment. S'il n'était pas arrivé à l'hôpital à temps, il aurait pu faire un arrêt cardiaque.
— Comment je pourrais le savoir ? Il y a un panneau à la porte, qui dit : 'pas de visiteurs’. Je pensais que tu étais toujours dans un état critique…
Thien sanglotait en parlant, comme pour évacuer tout le stress accumulé ces derniers jours. Phupha gloussa doucement et dit avec une pointe d'exaspération.
— Et tu as enfreint la règle une fois de plus.
— Je quitte l'hôpital aujourd'hui. J'avais peur de ne pas te revoir.
Le jeune capitaine se retourna et toucha le visage meurtri tandis qu'il fixait profondément les yeux rougis.
— Alors arrête de pleurer et regarde-moi bien.
Thien leva ses mains et prit le beau visage qui était devenu un peu pâle, avec ses joues meurtries et ses lèvres fendues. Et pourtant, le capitaine avait résisté à toute éventualité jusqu'à cet instant précis. Le plus jeune homme sourit doucement en passant ses pouces sur les bleus des joues de Phupha.
— Tu es dans un sale état.
Phupha se pencha et appuya son front contre celui du jeune homme, et resta ainsi pendant tout le temps que dura leur contact.
— Et tu as l'air tout aussi affreux.
Les deux hommes rirent alors que leurs inquiétudes s'évanouissaient. Les temps difficiles rapprochaient les gens... ce dicton devait être vrai. Thien n'avait jamais autant senti que sa vie avait un sens et qu'il devait faire quelque chose pour quelqu'un comme il le faisait maintenant. Pha Pan Dao l'avait transformé de toutes les manières possibles.
... Je suis désolé, Thorfun.
Maintenant, ton "cœur" est complètement "mien".
L'équipe médicale responsable du capitaine était satisfaite. Le patient s'était rétabli en moins d'une semaine, ce qui signifiait qu'il était suffisamment fort pour arrêter le traitement par intraveineuse dès les trois premiers jours.
Le capitaine Phupha remercia le médecin et l'infirmière qui l'avaient examiné le matin et lui avaient dit qu'il pourrait retourner au camp d'ici quelques jours. Alors que les personnes en blouse blanche et en uniforme partaient, un autre médecin se présenta en tenue décontractée, portant des sacs de canard dans une sauce brune provenant d'un célèbre restaurant et du riz au jasmin pour son ami.
— J'ai croisé le doc alors on a parlé de ton état. Tu es fort comme un bœuf.
Il le taquina en ajustant le lit pour qu'il soit redressé et mis un autre oreiller derrière le dos de Phupha pour lui donner plus de confort.
— Je veux partir le plus vite possible.
— Tu veux retourner au travail ou auprès de quelqu'un ? demanda le médecin au visage clair et aux yeux bridés d'un air entendu.
Phupha se moqua, cachant ses émotions.
— Ne soit pas une nuisance. Fais-moi juste sortir.
— D'accord, d'accord.
Son ami secoua la tête en signe de capitulation puis fit comme si quelque chose venait de lui revenir. Il sortit un morceau de papier avec un nom et un numéro de téléphone.
— Le colonel Tor m'a appelé l'autre jour pour avoir des nouvelles. Je lui ai dit qu'on t'avait tiré dessus et que tu étais hospitalisé. Il a demandé des nouvelles de Nong Thien, alors j'ai dit qu'il n'avait pas de blessures graves, juste des contusions, et qu'il était retourné au village. Ah oui, il te dit d'appeler le chef d'état-major.
Le Colonel Tor était le surnom du commandant de leur compagnie, mais Phupha n'avait jamais entendu parler de ce chef d'état-major.
Phupha fit une pause et prit le morceau de papier pour lire. Colonel Phithan. Il prit une profonde inspiration, sachant que ce jour ultime devait arriver, mais il ne s'attendait pas à ce que ce soit si tôt.
— Je peux utiliser ton téléphone ?
— Le colonel a dit qu'il peut attendre que tu ailles mieux.
— Je vais bien, vraiment. Je vais bien, dit le blessé comme pour se convaincre lui-même.
Wasant pressa les lèvres et tendit le téléphone à son ami, regardant le capitaine taper le numéro écrit sur le papier, curieux. Pourtant, il était assez intelligent pour retenir sa question.
Le patient porta le dernier modèle de smartphone à son oreille et l'interlocuteur décrocha en moins de dix secondes.
— Capitaine Phupha Viriyanon, au rapport pour le service, monsieur.
Il écouta l'autre homme s'enquérir de son bien-être avant de rentrer dans le vif du sujet. Phupha écouta le colonel comme si ce n'était qu'un bruit passant par ses oreilles. Ses yeux s'assombrirent en entendant l'ordre final.
— Oui, monsieur. Je vais le renvoyer.
Le colonel prit congé pour raccrocher après que le sujet important fut abordé.
Le docteur Wasant regarda l'humeur de son ami s'assombrir, et laissa échapper un lourd soupir.
— Tu étais heureux de rentrer au camp il y a quelques secondes. Pourquoi tu fais la tête comme un lys cadavérique flétri et puant(6) ?
— Rien.
Comme toujours, le capitaine têtu refusait de parler.
On aurait dit que le gars avait besoin d'un amour difficile. Wasant posa sa main sur le bord du lit et se pencha plus près.
— Puisque nous parlons, échangeons quelques secrets ?
— Les secrets de qui ?
— Le secret de Nong Thien, dit-il alors que ses yeux bridés, derrière ses lunettes, brillaient de malice. Est-ce que j'ai ton attention maintenant ?
Phupha fronça les sourcils, inexplicablement furieux. Y avait-il quelque chose qu'il ne savait pas encore mais que Thien avait dit à ce fils de chien de médecin ?
— Crache le morceau !
Le médecin militaire fit claquer sa langue comme un homme qui avait le dessus.
— Pour être juste, essayons le quid pro quo. Je te le demande d'abord. Qui est le Colonel Phithan et quel est son lien avec Thien ou toi ?
— Ce sont deux questions.
Le blessé lança un regard furieux à son camarade mais le docteur roublard ne se découragea pas.
— Il y a une conjonction donc c'est la même phrase, selon une règle grammaticale thaïlandaise.
— Si ton secret s'avère être un non-secret, tu es mort, dit Phupha en levant le doigt vers l'autre homme avant de répondre. Le colonel Phithan est le bras droit du général Theerayuth Sophadissakul, le commandant en chef adjoint à la retraite, le père de Thien.
La dernière partie était l'information la plus importante, les yeux de Wasant s'élargirent sous le choc lorsque la réalisation le frappa.
— Donc... tu l'as suivi parce que c'était un ordre d'en haut !
Il ne voulait pas imaginer que si Thien le découvrait, le garçon aurait le cœur brisé.
— C'est vrai.
Mais en partie seulement. Le capitaine montra ses crocs à son ami.
— Tu as épuisé ton quota. Maintenant, c'est à toi de parler.
Le rusé docteur se racla la gorge un moment pour gagner du temps mais finit par se mettre à parler.
— Tu te souviens de la cicatrice sur la poitrine de Thien ? Quand j'ai dit que ça ressemblait à une grosse opération ?
— Oui, bien sûr. Tu as dit que ça ressemblait à la cicatrice d'une opération du cœur ou autre.
— Ce n'était pas seulement une angioplastie par ballonnet ou une prothèse de valve cardiaque, dit Wasant en baissant la voix pour souligner qu'ils parlaient de quelque chose de grave. C'était une transplantation cardiaque.
Le grand homme sur le lit était paralysé comme s'il avait été frappé par la foudre. Le garçon aurait dû être soumis à des soins stricts, pourquoi le Général Theerayuth avait-il laissé son plus jeune fils affronter une telle épreuve et un tel danger ?
Wasant observa le visage cendré de son ami, se sentant désolé pour lui. Mais il devait dire un autre secret dont il essayait toujours de trouver le point de connexion.
— Laisse-moi te dire encore une chose. Je lui ai posé des questions sur le cœur et Thien a laissé échapper ça. Il a dit qu'il était venu ici à cause de Thorfun.
Le nom de la jeune fille qui était enseignante bénévole ici depuis près d'un an glaça Phupha. Thorfun était charmante, toujours gentille et compatissante avec les villageois. Il avait toujours su ce qu'elle ressentait pour lui, mais il ne pouvait lui rendre qu'un amour fraternel, qu'elle acceptait volontiers. Elle n'avait jamais dépassé les bornes jusqu'à ce que l'accident mortel ne lui coûte la vie.
En apprenant la mauvaise nouvelle, tout le monde avait été frappé par sa mort prématurée. Thorfun venait de lui annoncer avec joie, le jour de son anniversaire, qu'elle avait fait le plus grand mérite de sa vie.
Elle s'était inscrite comme donneuse d'organes... le jour de son anniversaire.
Phupha leva sa main intacte pour se couvrir les yeux, tout son corps tremblait violemment au point que Wasant dut lui toucher l'épaule, inquiet.
— Phu ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Doc... C'est fini maintenant, murmura le capitaine d'une voix cassée.
Peut-être... Ce serait bien si l'on pouvait juste vivre dans un rêve et ne jamais avoir à se réveiller et à faire face à la vérité. Notes :1/ "Krub" est une terminaison polie d'un mot ou d'une phrase pour les garçons et les hommes. “Ka” est pour les filles et les femmes. 2/ En thaï, 'Namwa Banana'. 3/ Sauce thaïlandaise épicée, composée de sauce de poisson, de citron, de piment moulu, de basilic doux, de coriandre, parfois accompagnée de poisson mariné, et surtout de riz cru grillé. 4/ "Namo" est un titre abrégé du chant Namo Tassa pour honorer le Bienheureux (le Bouddha). 5/ Mot thaïlandais désignant un tube cylindrique (à l'origine en bois) utilisé pour fumer des substances. Une pipe à eau pour fumer de la marijuana. 6/ Rafflesia arnoldii est une espèce de plantes à fleurs du genre parasite Rafflesia. Elle est connue pour produire la plus grande fleur individuelle sur Terre. Elle dégage une odeur très forte et désagréable de chair en décomposition. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 553
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| Johanne Lun 16 Sep 2024 - 18:13 Chapitre 12 part.1 L’école reconstruite avait la même taille, mais avec une structure plus solide et améliorée, et semblait plus grande. Les soldats et certains villageois, qui étaient libres de leurs travaux dans les champs, fixaient avec soin le toit de chaume sous le soleil impitoyable de l’après-midi.
Thien essuyait les perles de sueur sur son front dues à la chaleur, même s’il était assis sous l’auvent luxuriant. Il était encore endolori, il ne pouvait pas faire beaucoup de travail. Il ne faisait qu’attacher un bouquet de chaume avec Ssg. Yod.
L’école était presque terminée mais ils devaient encore attendre l’équipement de la fondation à Bangkok.
Khama Bieng Lae avait dit qu’ils auraient de la chance s’ils les recevaient avant le Nouvel An. Mais si la chance n’était pas de leur côté, cela pourrait même prendre deux semaines de plus pour tout obtenir.
… Il était impatient de recommencer à enseigner à ses élèves et avait demandé au capitaine sévère de participer une fois de plus à la compétition de cerfs-volants.
Thien enroula le chaume en paquets et les attacha à une tige de bambou comme Ssg. Yod lui avait appris, déprimé. Il aurait dû demander plus de médicaments au docteur. Son nouveau cœur ne montrait aucun signe de résistance. Peut-être pourrait-il prendre les médicaments moins souvent pour qu’ils durent jusqu’au milieu du mois suivant.
Le soir venu, après le départ des villageois et des soldats venus l’aider, seuls deux gardes forestiers restèrent dehors pour raccompagner le professeur.
La fine silhouette de Thien se penchait et fouillait dans les objets qui avaient survécu à l’incendie de l’école inachevée jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait. Il attrapa un clou et prit un marteau.
Il grimpa sur une petite commode qui lui arrivait à la taille pour poser le clou sur un poteau sous une poutre en bambou, et accrocha le calendrier qui portait l’image du roi Bhumibol - brûlé dans un coin - comme un rappel pour ses élèves lorsqu’ils lèveraient les yeux.
Le citadin se tourna lentement pour regarder sa classe depuis la hauteur, en pensant au temps où il enseignait et jouait avec ses petits élèves. Il ne savait pas qu’ils pouvaient devenir si proches en seulement deux mois.
… Je ne veux pas partir.
Alors, ce qu’il devait faire, c’était d’essayer, même si c’était risqué, de rester ici aussi longtemps qu’il le pourrait.
Depuis l’affrontement avec les bûcherons illégaux quelques jours auparavant, les gardes forestiers se relayaient pour protéger le téméraire enseignant volontaire 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Ils montaient la garde même la nuit autour de sa cabane, craignant que les hommes de main de Maître Sakda ne reviennent pour se venger.
Thien se sépara des deux rangers lorsqu’il atteignit la route menant à son logement. Mais une fois qu’il se rapprocha, il vit un mouvement à l’intérieur de sa maison, et son cœur frissonna. Il aurait dû demander aux deux soldats de marcher avec lui jusqu’à ce qu’il atteigne les escaliers !
Il chercha une bûche sèche de bonne taille à utiliser comme arme et se glissa lentement dans l’escalier en criant.
— Qui est là !?
N’entendant pas de réponse, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. La bûche tomba de sa main et il s’élança vers cette personne avec un cri perçant.
— Capitaine !!
Il s’arrêta devant l’homme de grande taille qui portait toujours un plâtre au bras droit et une minerve autour du cou. Le visage intense, sombre et beau avait toujours l’air cendré, mais le capitaine était en bien meilleure forme que la veille. Les lèvres épaisses se retroussèrent en un léger sourire - le genre qui effaça le sourire de Thien.
— … Comment se fait-il que tu sois sorti de l’hôpital si tôt ? Je pensais que ça prendrait quelques jours de plus.
Thien passa son regard sur la blessure qui n’était pas couverte par le tissu de soutien, inquiet.
— J’ai encore une affaire inachevée.
La voix basse du capitaine semblait presque robotique.
— Avec les bûcherons illégaux ?
Le capitaine Phupha fixa son regard sur les yeux bruns étincelants du jeune homme, mais ses propres yeux étaient vides. Il se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors sans but. Le garçon fortuné fronça les sourcils, sachant que quelque chose avait changé chez le capitaine. C’était comme si… ils étaient de simples étrangers maintenant. Avant qu’il ne pose la question, le grand officier prit la parole en premier.
— Tu t’amuses bien ici ?
— Quoi ? lâcha Thien, perplexe. Capitaine, tout va bien ? Tu as eu un traumatisme crânien ?
Phupha ne dit pas un mot. Après une longue pause, il se retourna lentement pour faire face à l’homme plus jeune.
— Si tu t’es assez amusé, alors rentre chez toi.
— Quel amusement ? Je ne comprends pas…
— Ne rends pas ton père plus inquiet qu’il ne l’est déjà.
Cette seule phrase sonna comme une malédiction qui le transforma en pierre. Son père ? Tous les points étaient connectés et clairs comme du cristal. Thien ferma les mains en un poing et serra les dents.
— Tu connais mon père ?
Le jeune capitaine retint ses mots pendant une milliseconde avant de répondre d’une voix claire et sans émotion.
— Ton père était autrefois mon commandant.
— Alors tu as reçu l’ordre de me surveiller, c’est ça !?
Thien explosa en hurlant sur l’homme qui restait immobile comme une statue, le cœur serré par la douleur et la déception.
Phupha hocha simplement la tête ; son visage était l’image d’un profond épuisement avec tout le chaos qui s’était produit.
— Tu ne pensais quand même pas qu’un soldat comme moi avait assez de temps libre pour apprendre à quelqu’un comment faire bouillir de l’eau ou laver le linge ?
L’indifférence froide qui émanait du capitaine lui faisait plus mal que ses paroles acerbes. Thien serra les lèvres et fixa Phupha, essayant de trouver la vérité au plus profond de son cœur. C’était comme si l’autre homme était devenu un parfait inconnu.
— Tu veux dire que sans l’ordre, tu n’aurais pas du tout fait attention à moi ?
— Oui, tu as bien compris.
Alors que le capitaine terminait sa phrase, Thien donna un coup de pied dans une bouteille d’eau en plastique située à proximité et l’envoya dans le mur de bambou où se tenait son “gardien”. L’eau de la bouteille éclaboussa le visage du capitaine.
L’ancien voyou se jeta sur le capitaine et saisit sa chemise. Il bouillonnait de colère et cria.
— Alors maintenant tu as reçu l’ordre de me ramener et tu es là pour finir ton travail ! Quel bon soldat tu es !
— Thien, lâche-moi.
Phupha essaya de rester calme pour atténuer la férocité du plus jeune mais cela eut pour effet de jeter encore plus d’huile sur le feu.
— Je ne te lâcherai pas, espèce d’idiot ! Tu n’es rien d’autre qu’un menteur !
Plus il en disait, plus sa voix devenait inaudible… anéantie par les sanglots.
— Tu veux dire que ce que tu as fait n’était que mensonge ?
Thien ferma ses yeux brûlants alors que le chagrin s’emparait de son cœur. Il pressa son front contre la large et solide poitrine qui l’avait autrefois protégé alors que la force quittait son corps.
Que va-t-il advenir de nous maintenant ?
Le capitaine Phupha fixait la forme élancée avec un cœur brisé. Tout ce qu’il voulait faire était de garder le jeune homme ici. Pourtant, alors qu’il pensait à l’avenir brillant qui s’ouvrait devant Thien, ses deux mains rugueuses, usées par les épreuves, durent laisser partir le garçon.
Nous sommes juste… trop différents.
Il était temps de renvoyer l’autre homme dans son monde. Phupha prit une profonde inspiration, essayant de rassembler la force nécessaire pour protéger son cœur meurtri.
— Tu es venu ici à cause de quelqu’un, n’est-ce pas ?
Le citadin leva les yeux. Ses sourcils se froncèrent profondément sous l’effet de la peur.
— De qui tu parles ?
— La fille du journal intime.
Phupha jeta un coup d’œil au livre pastel qui avait été sorti et posé sur le matelas.
— Je connais la vérité. Tu n’as plus besoin de mentir.
Comment a-t-il osé fouiller dans mes affaires ? Thien repoussa violemment l’autre homme ; ses lèvres tremblaient et des larmes chaudes jaillissaient de ses yeux rougis.
— Je… je n’ai jamais menti !
— Mais tu ne m’as jamais dit la vérité non plus.
— Quelle vérité tu veux !? cria Thien à pleins poumons. La vérité que Thorfun était mon donneur de cœur ! La vérité que j’ai été possédé par l’idée de vivre dans cet endroit difficile sur la colline, tout comme elle !? Putain !!!!!
Il donna un coup de poing dans le mur en bambou et la hutte entière trembla. Il explosa, sachant qu’ils avaient atteint le point de non-retour.
Les yeux sombres et intenses du capitaine brillaient de mille feux. Il saisit la main fine qui avait frappé la hutte pour la rapprocher.
— Tu veux dire qu’un homme riche comme toi s’est réveillé un jour avec l’envie de faire quelque chose pour les pauvres ? Arrête de te moquer de moi ! Ton jeu est terminé. Fais tes valises et demain Ssg. Yod t’emmènera à la station de bus.
Les mots lui transpercèrent le cœur, envoyant une sensation de douleur dans toute la poitrine. Oui, au début, il avait été curieux de voir un monde différent du sien, puis il s’était entêté à survivre ici. Mais tout ce qu’il avait fait pour ce village… jusqu’à ce moment précis venait du lien qu’il avait développé avec cet endroit et ces gens, né au fond de son cœur. Si ce n’était pas un tel lien, qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ?
— Je pars, mais pas demain !
Il tordit son poignet pour le libérer et essuya la morve au bout de son nez avec détermination.
— J’ai eu de la peine pour Thorfun qu’elle décède dans un accident aussi tragique. Son cœur m’a donné une nouvelle vie. Si tu as lu son journal intime, tu as dû voir ce dernier souhait.
Le visage de Phupha s’assombrit.
— Tu veux…
Mais avant qu’il ne termine sa phrase, le jeune homme têtu grogna.
— Tout ce que je demande, c’est cinq jours de plus ! D’aujourd’hui jusqu’à la fin de l’année, dit Thien en fixant le capitaine dans son regard dur. Ton dernier devoir est de m’attendre là-bas à minuit.
Il se frappa du côté gauche de sa poitrine comme une promesse au cœur qui battait.
— Et alors je “l”emmènerai loin d’ici.
Tous ses sens s’affaiblirent. Dire au revoir demain serait comme s’entailler le cœur et saigner une seule fois. Mais compter les jours jusqu’à ce qu’ils se séparent était une mort lente et douloureuse. Les lèvres de Phupha se transformèrent en un sourire triste, se sentant désolé pour lui-même. Que pouvait-il faire d’autre que de hocher la tête en signe d’accord ?
— Qu’il en soit ainsi.
Thien leva le menton en signe de défi, son visage encore peint de légers bleus, et cria.
— Je ne veux plus voir ton visage. Dégage de ma vue !
Le capitaine Phupha repoussa ses émotions et pivota sur lui-même, partant sans se retourner. Le soleil disparaissait à l’horizon près de la crête de la montagne, faisant chuter la température à un degré glacial. Il continua à marcher comme un corps sans âme avant de s’arrêter devant la vieille moto qu’il avait garée près d’un grand arbre.
L’officier tomba à genoux alors que ses membres se vidaient de toute force. Il fixa les mains qui avaient essuyé les larmes du visage du garçon - des mains qu’il ne pouvait même pas soulever maintenant.
— Je veux que tu sois… ici…
Pour toujours.
Sa voix profonde et crépitante fut balayée par le vent froid et impitoyable.
Car tout le chemin pour atteindre le cœur de cette personne s’était refermé devant lui.
En fin de journée, Khama Bieng Lae apporta une boîte repas en acier inoxydable à la cabane de l’enseignant bénévole, son visage exprimant une profonde inquiétude pour le jeune homme.
Thien n’avait pas quitté la maison pendant deux jours. Lorsqu’il était venu lui rendre visite, il avait trouvé le garçon recroquevillé sous la couverture, le visage bouleversé. Tout ce qu’il avait dit, c’est qu’il ne se sentait pas bien et qu’il voulait se reposer. Il mangeait à peine les repas préparés par la femme de l’aîné. Bieng Lae avait décidé que si Thien ne se sentait toujours pas mieux aujourd’hui, il l’emmènerait en bas de la colline pour voir un médecin.
Et puis tous ses doutes furent levés lorsque le Ssg. Yod qui patrouillait dans la zone s’arrêta pour lui parler. Il apprit que le professeur partirait après le nouvel an. Mais lorsqu’il demanda pourquoi il ne terminait pas son mandat de trois mois, il n’obtint aucune réponse.
De plus, le capitaine Phupha était introuvable depuis le jour où il était sorti de l’hôpital et était venu au village en toute hâte.
… Ou peut-être s’étaient-ils disputés.
— Kru Thien… appela Bieng Lae devant la hutte.
Comme il n’y eut aucune réponse, il prit la liberté de monter les escaliers et trouva des vêtements en lambeaux partout dans la hutte, avec l’homme plus jeune assis, serrant ses genoux.
L’homme plus âgé posa le contenant de nourriture sur le sol en s’accroupissant et en touchant l’épaule mince.
— Tu ferais mieux de manger d’abord pendant que la nourriture est encore chaude.
— Je n’ai pas faim.
Une voix basse et cassée sortit de sous le visage qui était caché contre les genoux.
Khama Bieng Lae laissa échapper un long soupir et s’assit à côté du plus jeune. Les blessures physiques pouvaient être soignées mais les blessures émotionnelles ? Comment les guérir ?
— Ssg. Yod m’a tout dit. Tu dois partir après le nouvel an. Le temps passe aussi vite que ça, n’est-ce pas ?
Thien pressa ses lèvres. Ce qui lui trottait dans la tête, ce n’était pas son retour à Bangkok, mais les paroles de cet homme qui avait répété à plusieurs reprises qu’il avait reçu un “ordre strict” de le surveiller pendant son séjour ici.
Tout ce que l’homme avait fait ne venait pas de sa propre volonté.
Toute la chaleur… les soins et l’attention qu’il avait montrés… n’étaient que son “devoir”.
… Putain. Ça fait plus mal qu’un cœur brisé !!!
Le citadin leva la tête, les yeux rouges et gonflés, et se tourna vers le visiteur qui le regardait avec inquiétude. Il força un sourire.
— Je me suis enfui de chez moi.
Les yeux de Bieng Lae s’écarquillèrent de surprise mais il la repoussa rapidement et attendit les prochains mots. Thien détourna son attention de l’homme vers l’agenda pastel qui se trouvait à côté de son sac à dos.
— Mon père était un commandant adjoint de l’armée thaïlandaise qui a récemment pris sa retraite. Quand j’ai laissé une lettre avant de venir ici, je me suis demandé pourquoi personne n’était venu me chercher. Il s’est avéré que j’étais sous leur radar depuis le début.
Le souvenir du premier jour où il avait rencontré l’imposant officier devant la hutte, cette nuit-là, lui brûla les yeux.
Ce qu’on lui avait donné n’était pas la liberté, c’était juste une permission à court terme de goûter au monde extérieur.
Thien gloussa sèchement à la blague la plus cruelle.
— Quand les choses ont mal tourné, “il” a reçu un autre ordre pour me renvoyer.
Khama Bieng Lae retint son souffle pendant une milliseconde lorsqu’il réalisa à qui le jeune homme faisait référence. En tant que chef du village, il avait observé les deux hommes de loin. Ils avaient beau se disputer régulièrement, jamais ils ne s’étaient fâchés au point de traiter l’autre comme s’il n’existait pas. Et pourtant, la surveillance étroite du capitaine Phupha sur l’homme plus jeune l’avait fait s’interroger à plusieurs reprises. Il sentait que leur relation, voire leur amitié, n’était pas uniquement basée sur le devoir.
— Même si c’était un ordre, l’inquiétude du capitaine Phupha à ton égard était réelle.
L’oncle Bieng Lae n’avait pas été là avec lui ce jour-là. La voix froide et les yeux vides d’émotions de cet homme avaient été plus réels que tout le reste.
— Je ne veux plus entendre son nom !
Les beaux yeux se durcirent et l’homme plus âgé était las.
Si Thien ne ressentait rien envers le capitaine, pourquoi était-il si contrarié ?
— Très bien, je ne le mentionnerai plus, dit Bieng Lae en se frottant le visage pour se calmer. Tu n’es pas sorti depuis des jours, tu ne sais donc pas que nous organisons une fête avant le Nouvel An.
— Une fête ?
Dès qu’il vit qu’il avait obtenu l’attention du jeune homme, le chef du village commença à expliquer.
— Le jour de l’an chez les Akha est une cérémonie de passage qui a lieu en septembre. Mais nous avons décidé d’ajouter une célébration de trois jours et trois nuits pour le Nouvel An international afin que les villageois qui ont travaillé dur toute l’année puissent se reposer des travaux des champs.
Il termina sa phrase et ouvrit le récipient de nourriture.
— Ma femme a cuisiné pour tout le monde mais elle a préparé cette nourriture au goût modéré juste pour toi car tu ne te sens pas encore bien.
Thien regarda la soupe ordinaire avec du tofu aux œufs et du porc haché, et le riz au jasmin chaud, se sentant accablé.
— Merci beaucoup…
Il était touché par la gentillesse de l’homme plus âgé et commença à manger même s’il n’en avait pas envie, avalant la nourriture. Une fois que la nourriture eut atteint son estomac vide, l’enzyme se répandit pour faire son travail. Thien grimaça en sentant la brûlure dans tout son estomac.
Finalement, il succomba à la force de la nature, il mangea et finit toute la nourriture. Khama Bieng Lae l’invita ensuite à se rendre dans la cour d’étreinte des femmes ou la cour culturelle au milieu du village pour participer aux réjouissances.
— … Le temps est compté. S’il te plaît, profite-en au maximum.
Ce sont les mots de l’aîné qui poussèrent Thien à se lever de son matelas pour aller se laver le visage à la jarre de terre derrière la hutte et se sentir à nouveau frais.
Le chant à l’unisson avec le rythme entraînant de la musique folklorique pouvait être entendu au loin. La cour était remplie de gens qui avaient pris des jours de congé pour se reposer et faire la fête après cette longue et dure année.
Les jeunes femmes étaient vêtues de leurs plus beaux habits, portant un chapeau avec des plaques de métal à motifs accrochées à l’accessoire, créant de jolis carillons quand elles marchaient. Elles dansaient, déplaçant leurs mains dans une chorégraphie correspondant aux mouvements de leurs pieds, créant une scène magnifique pour les jeunes hommes qui buvaient, mangeaient et les encourageaient à proximité.
Les enfants Akha qui couraient et jouaient s’arrêtèrent lorsqu’ils aperçurent leur professeur immobile aux côtés de l’aîné. Ils coururent vers Thien qui semblait encore épuisé.
— Allons là-bas ! Nous avons beaucoup de nourriture et d’en-cas de la ville !
Mee Ju tira la main de l’enseignant pour qu’il la suive jusqu’à un vaste comptoir où se tenaient de nombreuses personnes.
Thien jeta un coup d’œil aux hommes en uniformes de camouflage vert-kaki parmi les habitants, se sentant consterné en voyant que l’homme n’était pas là. Les soldats prirent des snacks et des boissons en canettes disponibles dans les supermarchés et les donnèrent aux enfants comme cadeaux de Nouvel An selon le calendrier international.
La fille lui tendit un soda rouge en canette avec un grand sourire.
— P’Crayon, bois cette eau noire. C’est bon.
Les autres enfants se pressèrent pour donner à leur professeur quelques snacks.
— … Tu es leur professeur adoré, n’est-ce pas ?
Une voix grave et familière parla juste à côté de ses oreilles, faisant sursauter le citadin. Il se retourna.
— P’Doc Nam !
Le médecin à la peau claire et aux yeux bridés déplaça ses lunettes et sourit.
— Quoi ? Pourquoi tu as sursauté comme ça ? Tu pensais que j’étais l’autre gars ?
— Non !
Thien aboya et ouvrit la canette de Coca-Cola pour l’engloutir et tuer sa frustration.
— D’accord, non c’est non, répliqua l’officier médecin, n’y croyant pas, puis sa démarche changea. On peut parler en privé ?
Le professeur volontaire détourna le regard.
— Si tu veux parler de ton meilleur ami, je ne veux pas.
— Mais moi si, répliqua Wasant en attrapant le poignet fin de Thien. Nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Il insista sur les mots en plongeant son regard dans les yeux bruns clairs et brûlants.
Le médecin prit sa décision sans attendre de réponse. Il entraîna le jeune homme qui se débattait un peu à l’écart de la foule tandis que Thien se renfrognait. Ils arrivèrent à la cascade éloignée de la cour où Wasant lui demanda de s’asseoir sous un arbre. Thien fronça les sourcils, ne sachant pas pourquoi ils trempaient leurs pieds dans l’eau pour se détendre au lieu d’aller droit au but.
Thien bougea ses jambes de haut en bas, remuant l’eau pour déranger les vairons qui nageaient dans le bassin jusqu’à ce qu’ils s’éloignent. Il se tourna vers l’homme à côté de lui, perdant son calme.
— Crache le morceau, tu veux bien ?
— Je t’ai emmené ici pour te rafraîchir la tête. Je suppose que ça n’a pas marché.
Le médecin laissa échapper un rire, sans se soucier de savoir si l’autre homme essayait de lui arracher la tête.
— Ok, avant de commencer à parler, tu peux me dire de quoi Phu et toi avez parlé ce jour-là pour que les choses explosent comme ça ?
— Il m’a dit de rentrer à la maison.
— C’est tout ?
— … Il m’a traité de menteur ! Il a dit que j’étais venu ici juste pour m’amuser et que si je restais plus longtemps, ça ne ferait que lui causer plus de problèmes ! Il devait s’occuper de moi même s’il ne le voulait pas !
Le garçon de la ville ramassa une petite pierre et la jeta au loin pour se défouler.
— Qui est le vrai menteur ici !? Il était sur mon dos à cause de l’ordre spécifique de mon père. C’est un si bon acteur qui devrait gagner un Oscar !
— Oui, c’est vrai. Il a été si absorbé par son rôle qu’il mange ses larmes au lieu de la nourriture.
Wasant fit le pince-sans-rire mais ses mots firent que Thien braqua son regard sur lui. Le docteur inspira et leva les yeux vers les petits oiseaux qui les survolaient dans le ciel.
— … Le capitaine Phupha est un homme résolu. Une fois qu’il a pris une décision, il fera tout ce qu’il faut pour l’accomplir, même si cela doit le tuer. Je ne suis pas surpris que Phu ait choisi une mesure aussi extrême.
Il se retourna vers Thien qui était stupéfait par ces mots.
— Si la personne à laquelle je tiens le plus a un avenir brillant devant elle, j’essaierai de la repousser… même si c’est difficile. La retenir, c’est de l’égoïsme. Cela blessera la personne qu’on aime parce que nos mondes sont trop différents.
Thien entendit tous ces mots haut et fort. Son cerveau était chargé de ces informations alors qu’il regardait un instant la cascade tomber contre une roche en plateau.
— Il aurait pu me le dire gentiment. Pourquoi devait-il…
Me faire du mal. Sa voix s’éteignit.
— Ça veut dire qu’il avait pris sa décision. S’il t’avait supplié, tu serais resté ici pour toujours.
Wasant déclara sans ambages, faisant s’élargir les yeux de Thien. L’enseignant volontaire tremblait comme s’il avait été poignardé en plein cœur et que toutes les émotions cachées se libéraient.
— Non… je ne suis pas… non.
Il bafouilla, ne voulant pas le croire, mais sa voix était presque inaudible au point de faire grimacer la tête pensante.
Wasant lui prit le bras d’une poigne ferme.
— Thien, tu sais trop bien que ses sentiments pour toi sont réels. Ne fais pas attention à ses mots mordants car ils le hantent et le blessent de la pire des façons.
— Comment… comment il va ? demanda Thien, ne voulant pas admettre qu’il était inquiet.
— Comme un homme mort, dit Wasant d’un ton sinistre. S’il y a une autre attaque, je suis sûr qu’il courra sous les balles et qu’il abandonnera sa vie sur le champ de bataille. Il est comme un mort vivant de toute façon… Il vaut mieux qu’il soit mort.
Le médecin jeta un coup d’œil au jeune homme. Dès qu’il vit la lueur de frisson dans les yeux de Thien, il lança une nouvelle attaque sur le point faible du garçon.
— Si tu ne me crois pas, je vais t’emmener le voir de tes propres yeux. Tu pourras décider de la façon dont tu veux en finir.
Thien se tut tandis que son cœur et son esprit se disputaient. Finalement, il laissa le docteur Wasant l’emmener une fois de plus. Cette fois, ils se dirigèrent vers la base opérationnelle de Pha Phra Phirun, à trois kilomètres de là.
Le silence régnait à l’intérieur de la Jeep officielle qui roulait le long d’une route étroite. Les deux hommes étaient assis sans mot dire à l’avant, faisant s’étirer maladroitement les dix minutes de trajet vers la base opérationnelle frontalière. Thien regardait droit devant lui sur le siège passager, comme si la vue retenait son attention - et ce n’était rien d’autre que des arbres.
Son esprit était en ébullition. D’un côté, il se disait qu’il n’aurait pas dû venir avec le docteur. D’un autre côté, ça ne ferait pas de mal de jeter un coup d’œil au capitaine. Il ne le rencontrerait pas face à face, il n’y avait donc rien à craindre.
— Thien, laisse le garde te voir, s’il te plaît.
Le docteur Wasant rompit le silence, faisant sursauter l’homme qui regardait par le pare-brise.
— Oui…
Il se tourna vers la sécurité.
Un soldat en uniforme de camouflage, armé d’un AK-47 chargé, fixa le visiteur et regarda dans le véhicule. Quand il ne vit aucune arme ou substance dangereuse, il salua le médecin et laissa passer la voiture. Wasant gara la Jeep dans le garage et emmena le professeur faire une promenade.
Le logement du commandant de la troupe se trouvait au fond, donc plus calme que celui de l’avant, où les soldats entraient et sortaient en permanence entre la cuisine et l’armurerie. La lumière orange du soir baignait le ciel, se reflétant sur la silhouette sombre de la maison en bois qui reposait sur de grands poteaux avec de l’espace en dessous, projetant une longue ombre à l’avant. La fraîcheur balayée par le vent depuis le sommet de la montagne et frappant la fine silhouette qui ne portait qu’une veste sur un t-shirt, fit frissonner Thien.
— Je te laisse ici. Je pense que Phu est toujours alité, dit le médecin à l’homme qui était figé, abasourdi, au pied de l’escalier.
— Tu peux m’attendre ici. Je vais juste jeter un coup d’œil. Ce ne sera pas long.
— Je ne pense pas que ce sera si rapide. Je t’attendrai dans le hall de la cuisine.
Wasant adressa au jeune homme un sourire malin et se retourna, s’éloignant rapidement avant que Thien ne puisse l’arrêter.
Il ne m’a pas écouté. Thien voulait taper du pied pour exprimer sa frustration. Finalement, il leva les yeux vers la maison en face de lui, le cœur lourd. Après un moment d’hésitation, il se frotta le visage pour rassembler ses forces. C’est bon ! Un petit coup d’œil furtif ne tuerait pas un homme !
Thien monta les escaliers sur la pointe des pieds et s’accroupit pour ramper jusqu’à la porte laissée entrouverte. Il la poussa avec un doigt afin de créer un petit espace et baissa la tête pour regarder à l’intérieur.
Il balaya la pièce du regard jusqu’à ce que ses yeux aperçoivent une grande forme affalée sur un étroit lit de camp. Devant l’homme se tenait un bureau qu’il rapprocha de lui pour y déposer un bol de bouillie de porc chaude - le dîner du malade. L’officier était devenu hagard - ses pommettes et ses mâchoires étaient encore plus saillantes, il avait la mine plus terne que la dernière fois qu’il l’avait vu.
Les yeux sombres, intenses et enfoncés, semblaient presque sans vie tandis que l’homme fixait le mur de bois. Sa bonne main gauche bougea pour prendre une cuillère et ramasser le porridge, on aurait dit un robot programmé pour manger. La cuillère en acier inoxydable contenant la nourriture chaude tomba de sa main, heurtant le bureau avec un grand bruit.
L’homme qui se cachait ferma la bouche, dévasté. L’homme dans la pièce se contenta de lever les yeux, toujours immobile, sans se soucier de ses lèvres rougies par la nourriture.
Le jeune capitaine, malade de corps et d’esprit, fit un mouvement pour prendre la cuillère, mais il s’arrêta net en entendant la porte s’ouvrir.
La forme élancée du professeur volontaire, qu’il n’avait pas vu depuis des jours, se dirigeait vers lui en piétinant. Thien saisit la cuillère tachée de nourriture avant qu’il ne puisse le faire, et le jeune homme se laissa tomber sur le lit de camp à côté de lui. Il prit la bouillie chaude et souffla doucement dessus.
Phupha regarda dans les yeux en amande qui le fixaient pendant que Thien refroidissait la nourriture. Une minute passa et il ouvrit enfin la bouche pour prendre la nourriture. Il regarda le jeune homme qui répétait l’action sans dire un mot - son cœur était rempli de surprise et de satisfaction. Mais quand il réalisa que Thien agissait comme “quelqu’un”, une douleur lui traversa le cœur.
… C’était habituel pour quelqu’un qui avait eu une expérience de mort imminente et une survie miraculeuse d’être aussi vulnérable. Si cette personne avait échappé à la mort en prenant un organe d’un donneur, à quel point serait-elle plus sensible ? Normalement, l’hôpital gardait les noms des donneurs d’organes top secrets, alors il ne savait absolument pas comment Thien avait réussi à le découvrir.
Le journal qui consignait tout ce que sa propriétaire écrivait avait fait culpabiliser un jeune homme à l’avenir prometteur. Cela l’avait finalement conduit à quitter sa vie luxueuse pour vivre dans cet endroit difficile.
“Il” essayait seulement de vivre “la vie de quelqu’un d’autre”. Même ses sentiments avaient fusionné avec ceux de l’autre personne.
C’est la raison pour laquelle l’impénétrable capitaine Phupha avait le cœur brisé. Pendant tout ce temps, il n’avait jamais connu le vrai Thien, ni ses sentiments, ni ses pensées.
Le citadin tenait la cuillère alors que les lèvres épaisses et galbées ne voulaient pas s’ouvrir pour prendre la nourriture. Il jeta un coup d’œil au capitaine qui se contentait de le regarder fixement et posa la cuillère.
— Je n’ai pas envie de faire ça. Mais tu es là parce que tu m’as aidé. J’essaie juste de rembourser ma dette.
Thien força les mots. Il agissait comme un grincheux, mais cet officier grand et immobile ne réagissait toujours pas. Ça le rendait fou.
— Capitaine, c’est moi qui devrais me morfondre, pas toi ! Tu m’as dit d’aller me faire voir et j’ai appris que ma famille me surveillait !
— Tu as raison…
La voix de Phupha se brisa en parlant.
— Tu es déçu mais tu n’es pas blessé.
Thien fronça profondément les sourcils ; son visage se tordit de frustration.
— Tu as fini avec tes sarcasmes ? Tu ne sais même pas ce que je pense ou ce que je ressens.
L’officier sourit sans humour, les yeux vides d’émotions.
— Tu as raison, je ne sais pas.
Le jeune homme serra les mains, essayant de refouler sa colère. Il venait de dire à l’homme qu’il était venu ici pour le rembourser, pas pour se battre. Il changea de sujet.
— Mange ta nourriture. Je vais t’aider.
Alors qu’il tendait la cuillère, le vieil homme secoua la tête.
— C’est bon. Je suis rassasié.
— Pourquoi tu es si têtu ? Tes blessures ne vont pas guérir.
Les lèvres galbées s’inclinèrent en un sourire sec - le genre qui indiquait qu’il s’apitoyait sur son sort.
— Je ne guérirai jamais, Thien. Jamais.
Le jeune homme savait de quelles blessures l’homme parlait. Mais en l’entendant de la bouche d’un homme indestructible qui craquait et s’écroulait comme ça, son cœur lui fit mal comme s’il était poignardé par une centaine de couteaux.
… Je ne peux pas le supporter plus longtemps.
Thien tapa sur la toile du lit de camp et fit exploser tout ce qu’il avait refoulé jusqu’à ce moment.
— Si tu as été méchant avec moi pour finir comme ça, pourquoi tu ne m’as pas mieux traité !? Tu sais que je vais partir tôt ou tard ! Je veux juste partir avec un beau souvenir…
Les yeux d’amande brûlaient de larmes humides tandis que Thien fixait le capitaine.
— … Surtout avec toi.
Phupha était stupéfait. Il leva sa main valide pour caresser la joue lisse, essuyant la larme au coin de l’œil de Thien avec son pouce aussi doucement qu’un soldat frontalier le pouvait.
— Je suis désolé, dit-il faiblement. J’ai été surpris.
— Surpris que je sois le receveur d’organes de Thorfun ?
— Plus surpris par le fait que tu gardes son journal avec toi.
— Je sais que j’ai fait quelque chose de mal !
Le riche citadin se mit à bafouiller.
— Je n’aurais pas dû chercher mon donneur d’organes…
Phupha toucha sa tête et caressa les cheveux soyeux qui touchaient la joue du garçon. Et il dit quelque chose qui secoua Thien jusqu’au plus profond de lui-même.
— Ce n’est pas grave. Sois juste toi-même et arrête de vivre la vie de quelqu’un d’autre.
Les yeux de Thien s’agrandirent, son souffle s’arrêta alors que son cerveau se vidait. Il avait lu ce journal à plusieurs reprises pour apprécier la gentillesse des habitants, l’amour et le respect des élèves, et les caractéristiques du grand officier avant même de voyager ici.
Cela signifiait-il que tout le lien qui s’était formé entre eux était né des sentiments de Thorfun ?
Sa conscience était bombardée de confusion. Les larmes qui avaient séché jaillirent à nouveau comme un barrage brisé sur son visage cendré.
Donc… cette vie qu’il vivait appartenait à Mlle Thorfun Charoenphol, la belle et gracieuse enseignante bénévole, et non à Monsieur Thien Sophadissakul, le loser riche qui n’avait jamais rien eu de tangible dans sa vie… pas même l’homme juste à côté de lui.
— Non… ce n’est pas vrai, marmonna-t-il comme un homme qui perdait la tête ; tout son corps trembla d’un sanglot violent face à la vérité qu’il ne pouvait accepter.
Phupha ferma les yeux. Son cœur était pris dans une griffe invisible qui l’écrasait. S’il l’avait pu, il aurait pris toute la douleur du jeune homme et l’aurait supporté à lui tout seul. Pourtant, Thien serait toujours sous l’influence de la jeune fille décédée.
… Même si ça faisait un mal de chien, il fallait que ça se termine.
Le jeune capitaine retira la main qui frottait ses yeux rougis et essuya doucement les larmes du garçon.
— J’ai l’impression que mon corps et mon cœur sont deux êtres distincts, déclara Thien d’une voix cassée. Je ne sais pas quoi faire ensuite.
— Retourne juste au début. Pense à la raison pour laquelle tu es venu ici.
Le garçon de la ville resta silencieux, essayant de rassembler toutes les pensées bouleversantes jusqu’à ce qu’il trouve enfin la réponse.
— Je suis venu ici pour réaliser le dernier souhait de Thorfun… Celui qu’elle a fait sur les étoiles à la veille du Nouvel An… où elle t’a avoué son amour sur cette falaise.
Phupha prit une grande inspiration. Enfin, ce rêve arrivait à son chapitre final.
— Tu sais que le mot “pan” ici ne signifie pas “partager” comme dans le mot thaïlandais ? Il vient du dialecte Lanna qui signifie “un millier”.
— Pha Pan Dao.
Thien répéta le nom, laissant couler la puissance de ce nom.
— Une légende dit que si on se tient sur la falaise et qu’on compte les étoiles dans le ciel jusqu’à atteindre mille étoiles, notre souhait se réalisera.
Les lèvres minces se séparèrent bien avant qu’une voix ne sorte.
— Si je peux le faire, est-ce que j’aurai un “miracle” ?
L’officier sourit doucement ; le beau visage affichant un soupçon de désespoir et de résignation.
— Je n’en ai aucune idée. Personne n’a jamais atteint les mille étoiles auparavant.
Le fils de Khama Bieng Lae, rentré à la maison pendant les vacances du Nouvel An, alla voir son ami, un peu plus âgé que lui, dans la hutte située à la limite du village. Ils avaient traversé ensemble des épreuves en peu de temps. Il cria le nom de Thien pendant un moment mais n’obtint aucune réponse. Il se rendit dans la cour de l’Étreinte des Femmes où les adultes traînaient et buvaient.
Long Thay se promena, cherchant son ami, mais il n’était nulle part. Quand il demanda aux gars s’ils savaient où il était, quelqu’un lui dit que le jeune citadin était parti au nord du village depuis la fin de la matinée.
Le nord ? Peut-être s’était-il dirigé vers la cascade ?
Le jeune Akha, vêtu d’un t-shirt et d’une paire de jeans comme les citadins, se dirigea dans cette direction. S’il ne trouvait pas Thien là-bas, il comptait revenir et l’attendre à la cabane. Lorsque son père lui avait dit que le professeur partirait après le Nouvel An, il avait été déçu. Même si l’autre homme était téméraire et impétueux, c’était un homme honnête, une espèce rare de nos jours.
Le bruit d’une cascade tonitruante lorsque l’eau frappait le bassin se fit entendre au loin. Long Thay s’arrêta et regarda, apercevant finalement l’homme qu’il cherchait, recroquevillé sur le sol, l’air abattu, et jetant avec lassitude de petites pierres dans l’eau près de la rive. Il s’approcha et l’appela.
— Tu te sens bien, P’Thien ? Tu as parcouru une sacrée distance.
Thien leva les yeux vers l’homme qui se tenait au-dessus de lui, les yeux enfoncés par le manque de sommeil.
— Tu es en long week-end ?
— Oui.
Long Thay prit la liberté de s’asseoir en croisant les jambes à côté de l’autre homme.
— Quelque chose te tracasse, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas rentrer chez toi à Bangkok ?
— Au début, je ne voulais pas. Maintenant, je le veux.
— Ça veut dire que quelqu’un t’a contrarié, le taquina le plus jeune.
Mais l’expression triste sur le visage de son ami plus âgé le fit taire. Il jeta un coup d’œil à Thien, ne sachant pas quoi dire pour qu’il se sente mieux.
— Si tu me fais confiance, tu peux me parler.
Thien tendit la main et tapa plusieurs fois l’épaisse épaule du garçon.
— Tout va bien. Je ne me sens pas moi-même, c’est tout.
— Comment se fait-il que tu ne te sentes pas toi-même ? Si ce n’est pas toi-même, à qui tu ressembles ? demanda le fils du chef du village innocemment mais cela figea l’autre homme.
— Disons… commença faiblement le garçon de la ville. Et si notre cœur était remplacé par celui de quelqu’un d’autre, et que ce cœur porte en lui le dernier souvenir, tu penses que la mémoire de quelqu’un d’autre prendra le dessus sur nous ?
Long Thay resta sans voix pendant un instant et laissa échapper un petit rire.
— C’est un film de science-fiction ou quoi, mon pote ? Réfléchis-y. Comment un cœur peut-il contenir une mémoire ? C’est juste un organe. Se transformer en quelqu’un parce que tu as son cœur est une invention de ton imagination.
— Imagination… ?
En entendant les commentaires honnêtes de quelqu’un qui n’était pas au courant de son opération, il eut une révélation.
Il avait laissé l’histoire de la fille prendre le dessus sur son esprit et submerger ses pensées. S’il pensait à elle comme à une femme morte, elle serait toujours une femme morte.
Rétrospectivement… sa curiosité l’avait conduit dans le terrier du lapin. C’était lui qui avait décidé de venir dans ce coin perdu sur la colline.
S’il avait choisi de laisser passer les choses, même s’il avait découvert le donateur, il serait toujours le plus jeune fils de la famille Sophadissakul qui aurait dîné dans un restaurant cinq étoiles, ou fait du shopping dans un centre commercial luxueux de la ville.
Il n’aurait jamais fait l’expérience de la vraie gentillesse des autres comme il le faisait maintenant.
Son visage se fendit d’un large sourire qui donna la chair de poule à Long Thay, craignant que ce soit le signe d’un problème prévisible.
— Mec… tu es sûr que ça va ?
— Merci beaucoup, mon pote.
— Quoi ? lâcha Long Thay, déconcerté par le changement d’humeur du citadin.
— Il y a du soleil ici. Allons-y.
Le professeur volontaire changea de sujet et demanda au plus jeune de rentrer au village avec lui.
Le grand garçon hocha la tête en signe d’accord, et quelque chose lui vint en se levant.
— J’ai oublié de te dire quelque chose. Mon père m’a demandé d’aller le voir à l’école à 13 heures.
Thien regarda sa montre-bracelet, voyant qu’il restait 30 minutes avant 13 heures. Il demanda au garçon de l’accompagner à l’école.
— Tu as une idée de la raison pour laquelle l’oncle voulait me voir là-bas ?
— Je suppose que le matériel de la fondation est arrivé ? dit Long Thay et il avança, laissant derrière lui l’enseignant déconcerté tandis que Thien se grattait la tête.
Je ne savais pas que la poste thaïlandaise travaillait même pendant un jour férié… Ce sont des gens très travailleurs, n’est-ce pas ?
L’école sur la falaise était terminée. Les seules choses qui manquaient étaient un nouveau tableau noir, des manuels scolaires et d’autres équipements qui avaient été brûlés dans l’incendie. Une fois qu’ils se furent approchés de l’école, le professeur entendit des rires venant des élèves qui couraient dans tous les sens. Lorsqu’il arriva devant l’école, il s’arrêta net, tout comme son souffle.
Des morceaux de papier A4 avec des rubans transparents avaient été assemblés pour former un panneau géant à la poutre qui dépassait de l’école. Les lettres écrites avec des stylos de couleur et peintes avec des taches de crayon qui s’échappaient des cadres pouvaient être lues ensemble dans une phrase…
“BONNE ANNÉE”
Tout à coup, les petits élèves se précipitèrent pour passer leurs bras autour de sa taille, en criant à l’unisson “bonne année” dans un dialecte thaïlandais très accentué. Pourtant, les salutations résonnaient dans son esprit.
Thien leva les yeux vers Khama Bieng Lae et son fils qui affichaient de grands sourires sur leurs visages, et il sut qui était le cerveau. Long Thay mit ses mains autour de sa bouche, en murmurant “surprise !”.
Le garçon de la ville lui répondit par un regard noir pour cacher son embarras. Mee Ju et Ayi, la sœur et le frère aîné Akha, prirent les mains du professeur pour l’emmener vers un tapis qui faisait office de bureau. Un assortiment de snacks était étalé sur le tapis, allant des crackers en boîte aux cookies et aux sodas. Cela rappelait à Thien une fête du Nouvel An lorsqu’il était à l’école primaire.
— P’See Thien, on a ça aussi !
Mee Ju était particulièrement ravie en regardant un gros morceau de dessert avec de la crème au chocolat sur le dessus et une décoration de confiture de fraises au milieu.
Thien sourit à l’innocence de la fille avant de lui dire.
— C’est un gâteau. G-Â-T-E-A-U.
Les enfants récitèrent le mot à l’unisson, faisant gonfler de fierté le cœur de l’enseignant. Lorsqu’il leur dit qu’ils pouvaient commencer à manger les collations, ils se jetèrent tous dessus. Il s’éloigna en direction des deux hommes qui se tenaient à proximité.
— Ça te plaît, mon pote ? Papa m’a demandé de l’emmener en ville pour acheter ces snacks et le gâteau pour la fête, expliqua Long Thay sur la façon dont ils avaient pu organiser cette petite fête chaleureuse.
— J’ai vu que tu avais le moral à zéro. J’imagine que les gens de la ville aiment organiser de grandes fêtes… Mais pour les gens de la campagne comme nous, c’est la meilleure chose que nous pouvions te donner.
Une fois la phrase terminée, les mains de Bieng Lae se levèrent pour répondre au wai du jeune homme.
— Merci beaucoup, mon oncle.
Ce n’est pas le prix des choses qui compte, c’est l’effort qui compte.
— … C’est la meilleure fête que j’ai jamais eu dans ma vie.
Thien disait la vérité. Aucune fête dans un hôtel cinq étoiles n’aurait pu lui procurer un tel contentement comme celle-ci.
… L’enseignant bénévole s’accroupit et utilisa un grand couteau de cuisine pour couper le gâteau au chocolat en morceaux, tandis que ses élèves l’entouraient avec des yeux brillants et attentifs. Ils n’avaient pas de fourchettes, alors ils prirent un morceau à la main, sans se soucier des microbes.
Thien grignotait le dessert au goût presque fade mais dont la valeur était incomparable dans son cœur satisfait. Il jeta un coup d’œil à son jeune ami qui buvait un soda, et eut soudainement envie de le taquiner.
Il se racla la gorge pour interpeller Long Thay.
— Tu sais quoi ? Nous, les gens de la ville, avons des normes pour nos fêtes…
— Quelles normes ? demanda Long Thay, curieux.
Les lèvres de Thien se fendirent d’un rictus diabolique alors que la proie était prise au piège.
— Comme ceci !
Il prit la crème au chocolat d’un doigt et l’étala sur la joue du jeune homme, puis éclata de rire.
Long Thay resta figé, choqué. Ce n’était pas une norme mais une vengeance personnelle ! Les enfants virent ce qui se passait et coururent vers le professeur pour l’assaillir.
— Comment osez-vous !
Thien se leva d’un bond et poursuivit les enfants.
Les éclats de rire retentirent dans la petite école. Même Khama Bieng Lae qui se tenait à l’écart devint une victime de la guerre de la crème.
Le beau visage clair du professeur était maintenant barbouillé de crème, et pourtant il souriait largement. Il n’aurait plus l’occasion de créer un moment comme celui-ci avec ses élèves. C’était un moment dont il devait tirer le meilleur parti… des souvenirs à chérir lorsque le moment serait venu pour lui de faire ses adieux.
Et pourtant… il n’avait pas le cœur à dire au revoir maintenant.
La lampe à kérosène brillait doucement à l’intérieur de la minuscule hutte. Les vêtements qui avaient été suspendus pour sécher sur les cadres des fenêtres et sur la terrasse avaient disparu, tout comme ceux qui s’étaient éparpillés sur le sol. Le sac à dos coûteux était plus grand que le premier jour de son arrivée.
La moustiquaire rectangulaire couvrait toujours le corps qui gisait face contre terre au milieu de la hutte. Thien s’appuyait sur ses coudes sur le vieux matelas en se concentrant sur le journal intime.
“… Après être venue ici, j’ai découvert un autre rêve que celui d’être une enseignante pour la tribu des collines. Le “prince” que j’ai trouvé a transformé mon monde d’un monde sans couleur au plus beau. Il est chaleureux et gentil… Mais il aime porter un air renfrogné sur son visage. Mais même ce visage sévère ne peut cacher sa douceur.”
Les lèvres fines de Thien se retroussèrent en un léger sourire. Le capitaine était un gentleman qui aimait les hommes.
“… Un jour, j’ai entendu un villageois qui parle un peu le thaï dire que si vous vous tenez sur la plus haute falaise à minuit et faites un vœu, il se réalisera. Cela semble impossible mais que peut faire une fille sans espoir comme moi ? Si je confesse mon amour à mon prince parmi les centaines et les milliers d’étoiles de la nuit du nouvel an, ce sera une soirée tellement romantique.
Donc, après être venue à Bangkok et avoir vu mon père qui souffre d’alcoolisme, je vais essayer, même si cela peut sembler fou. Alors, s’il te plaît, attends-moi, mon “prince bien-aimé” !”
La trace d’encre s’arrêtait là… pour toujours.
La fille s’était un peu trompée. Elle devait se tenir là, sur la falaise, et compter mille étoiles pour pouvoir faire un vœu. Il avait demandé à Long Thay de confirmer la légende. Le garçon avait ri et dit que c’était juste une légende urbaine inventée pour attirer les gens à profiter de la vue nocturne sur la colline - un peu comme une histoire de fond intéressante pour le marketing de contenu d’une marque.
Thien ne se souciait pas de savoir si c’était une histoire inventée ou une vraie légende. C’était peut-être la seule chose sur laquelle il était d’accord avec Thorfun : une personne sans espoir cherche toujours un miracle. Le professeur bénévole referma le journal. C’était une nuit calme et solitaire où même les grillons étaient presque silencieux.
Il récupéra sa doudoune pour l’enfiler avant d’éteindre la lumière. Thien attrapa la lampe de poche près du matelas et descendit les escaliers. La petite route du village était éclairée par des torches. Une fois qu’il eut quitté les environs, il dut dépendre de la lampe de poche.
Il était rarement venu sur cette falaise, et ne l’avait fait que lorsque lui et les élèves jouaient à des jeux. Pourtant, il se souvenait du chemin. S’il marchait le long de la route de la plantation de thé vers l’est, il trouverait une pente qui menait à la falaise supérieure.
Même s’il était entouré d’une forêt, il n’était pas effrayé. C’était une forêt clairsemée avec de grands et de petits arbres qui rendaient les gens confortables. Le parfum omniprésent de l’Osmanthus doux le faisait se sentir vivant.
Il était exactement 23h30. Il avait l’intention de venir avant l’heure du rendez-vous car il voulait compter mille étoiles. Ce n’était pas un nombre difficile à accomplir, mais il ne voulait pas tenter le sort. Si c’était facile, quelqu’un l’aurait fait depuis longtemps.
Une fois qu’il sortit de la canopée du dernier arbre, il vit une vaste plaine ouverte. Thien s’arrêta un moment avant de faire un pas en avant pour se tenir au milieu de l’espace ouvert, tournant sur lui-même et regardant les vagues d’étoiles scintillantes dans le rideau sombre du ciel nocturne, stupéfait par la beauté sans lune.
C’est ce qu’ils appelaient… la mer d’étoiles.
Son cœur battait la chamade, tremblant d’une peur soudaine qui traversa son corps et vida presque toutes ses forces de ses membres. Les étoiles étaient si belles que cet endroit devrait être enregistré comme une attraction touristique nationale. Pourtant, la densité des lumières qui rendait impossible de les compter une par une était effrayante.
Thien baissa les yeux vers le sol pour ajuster sa vue, prenant une profonde inspiration pour rassembler son courage. Il leva à nouveau les yeux vers le ciel et pointa son index pour compter les étoiles. Cent. Deux cents. Trois cents. Puis sa vision se brouilla.
Il massa ses orbites palpitantes et se dirigea vers l’autre bout de la plaine où les étoiles semblaient se disperser davantage.
Le comptage typique se transforma en sectionnement car la falaise était si haute que le ciel semblait si proche qu’on pouvait l’atteindre. Les lumières scintillantes de cent mille étoiles étaient plus brillantes que d’habitude et rendaient sa vue floue et sensible à la lumière.
Le citadin secoua la tête, pris de nausées à cause d’un mal de crâne. Il se coucha pour se reposer les yeux au milieu de la nuit tranquille alors que sa confiance diminuait. Il avait compté cinq cents étoiles et tout était devenu d’un blanc aveuglant.
Il serra son poing et frappa le sol pour exprimer sa frustration.
— Merde !
Mille. Il devait juste compter mille étoiles ! Si Thien Sophadissakul ne pouvait pas le faire, alors il serait un perdant ! Il prit une grande inspiration pour se remonter le moral une fois de plus et se leva.
La réalité est toujours cruelle. La volonté ne suffit pas.
L’homme qui tentait de défier les limites de l’homme pensa à une nouvelle méthode. Il tournait à 180 degrés, comptant les étoiles jusqu’à ce que ses yeux se fatiguent avant de se tourner dans l’autre sens pour ne pas répéter les mêmes étoiles.
Une idée germa dans son esprit. Ce qu’il faisait était un non-sens total et une pure stupidité. Pourtant, son entêtement faisait toujours grimper le compteur à chaque fois qu’un échec le mettait au défi.
Cela fonctionnait mieux : ses comptes augmentèrent jusqu’à atteindre huit cents. L’enfant de la ville se retourna et pointa son doigt vers le ciel, ravi. Et pourtant… il ne pourrait pas tenir le coup aussi longtemps.
Les lumières brillantes au-dessus de lui lui faisaient mal aux yeux jusqu’à ce qu’ils deviennent douloureux. Sa tête tournait et il avait envie de vomir. Mais il continua.
— 955… 956…
En tournant dans l’autre sens, il faillit tomber et le paysage devant lui devint presque blanc. Il se gifla les joues, se réveillant, et leva un doigt pour commencer à compter. Pourtant, les sections qu’il avait calculées dans sa tête avaient déjà disparu.
Les cent mille étoiles s’étaient rassemblées et formaient un arc étincelant dans le ciel nocturne. Thien haleta en voyant le succès s’évanouir devant ses yeux. Il laissa échapper un rire exaspérant - son doigt tremblant comptait encore les étoiles même s’il savait que c’était en vain.
— … 997, 998.
Les yeux bruns regardaient sans but ; des larmes chaudes et humides jaillissaient et rendaient tout sombre alors que ses yeux perdaient leur concentration. Pourtant, il gardait les pieds ancrés au sol et continuait à compter.
— 999…
Tout d’un coup, tout devint noir. Les paumes chaudes qui se refermèrent sur ses yeux rendirent ses narines chaudes comme du charbon. Un faible murmure près de son oreille le réconforta.
— Tu peux arrêter.
Le jeune capitaine était plaqué contre le dos du garçon et son ombre projetée sur celle de Thien comme un bouclier contre la brise froide. Des larmes de déception et de chagrin jaillirent à travers les doigts rugueux, trempant les mains de l’officier.
— Je n’ai pas pu le faire… même pour cette dernière tentative.
Thien se mordit les lèvres jusqu’au sang, incapable de retenir ses sanglots plus longtemps.
Même s’il avait pu le faire, son souhait ne se serait jamais réalisé de toute façon.
Les yeux intenses de Phupha s’adoucirent avec tristesse. Il dit doucement.
— Tu as fait de ton mieux.
— Je ne l’ai pas fait pour Thorfun ! Elle est morte !
Le garçon de la ville cria pour que toute la forêt et l’homme le comprennent enfin.
— Je l’ai fait pour moi…
Il se retourna pour faire face à l’homme plus grand. Même si son visage était mouillé de larmes, le visage de Thien était une image de force.
— Je ne veux pas quitter cet endroit. Je ne veux pas te quitter.
Avant que le capitaine ne puisse répondre, il se crispa lorsque Thien jeta ses bras autour de lui et se mit sur la pointe des pieds pour lui donner un violent baiser, déversant son cœur et son âme dans cette confession sans paroles. Un instant plus tard, le jeune homme se recula, mais ses bras restèrent autour de son cou puissant et il posa sa tête sur l’épaule solide.
— Même si tout a commencé à cause de Thorfun, tous les sentiments sont les miens.
La voix était indistincte à cause des sanglots mais les mots étaient comme une bénédiction qui inondait le capitaine, guérissant toutes ses blessures. Phupha leva son bras valide et enlaça la forme élancée, le tenant fermement. Il pressa amoureusement son nez sur les cheveux doux et parfumés.
— Et voici mes sentiments…
… Je te protégerai de tout mon cœur.
Thien sourit en larmes. Pourquoi le bonheur qu’il avait cherché était si éphémère. Il voulait arrêter le temps ici même pour que les choses s’arrêtent, laisser toutes les règles et les raisons, vivre sans avoir à penser à quelqu’un d’autre. Il serra la veste de camouflage jusqu’à ce qu’elle se froisse, car il savait trop bien que ce qu’il souhaitait était impossible.
— Quand je partirai, tu m’oublieras ?
— Je ne t’oublierai jamais. Jamais.
Le jeune capitaine pressa sa joue contre le front de Thien, fermant les yeux pour recueillir chaque émotion qui se dégageait d’eux. Il lui fallut un long moment avant de pouvoir prononcer un autre mot.
— … Mais une fois que tu seras retourné chez toi, oublie-moi.
Les yeux du jeune homme s’ouvrirent et il recula.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Il y a de meilleurs gars pour toi là-bas… avec le bon statut social et tout.
L’officier sourit fermement alors que ses yeux s’éteignaient. Il pointa vers le ciel.
— Tu vois les étoiles ? Même si une montagne est haute et imbattable, elle ne peut pas atteindre l’horizon.
— Comment je peux t’atteindre, alors ?
Thien était frappé de stupeur. Tous les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il s’était battu avec acharnement pour tromper la mort, mais il était en train de perdre une bataille à cet instant. L’espiègle qui avait autrefois dirigé un gang se frotta les yeux tandis que des larmes jaillissaient. Il aurait tapé du pied s’il avait pu.
— Je ne t’oublierai jamais. Jamais !
Phupha secoua la tête dans une adoration exaspérée. Il enroula son bras gauche autour de la tête fine et embrassa le front de Thien pour réconforter son jeune compagnon irascible. Les yeux sombres et intenses remplis de larmes se fermèrent lentement tandis que ses lèvres s’écartaient pour dire .
— … Que le temps soit notre preuve, alors.
Thien jeta ses bras autour du corps solide dans une étreinte serrée comme une promesse. Même si la nuit était froide, leur lien impénétrable répandait sa chaleur à travers leurs corps et leurs cœurs.
Si notre “amour” peut résister à l’épreuve du temps jusqu’à ce jour…
Je t’attendrai ici même. | | Messages : 181
Date d'inscription : 13/07/2024
| Nirlaw Lun 16 Sep 2024 - 18:18 Chapitre 13 Il avait suffisamment dormi pendant le trajet de retour vers Bangkok et maintenant il était bien réveillé. Il tua le temps en allumant un jeu d'ordinateur qu'il avait laissé inactif pendant longtemps, y jouant pour se distraire de ses souvenirs de la vie sur la colline.
C'était comme si sa blessure récente commençait à guérir. Pourtant, si on la touchait, la croûte se fissurait et saignait à nouveau. Et ça faisait mal.
Il lui fallut presque toute la nuit pour s'assoupir. Il était allongé sur le dos dans son confortable pyjama en coton sur un drap de lit parfumé à l'assouplissant. Le climatiseur de la grande pièce maintenait la température fraîche.
Une belle paire d'yeux fixait le plafond en plâtre, comme s'il voyait les scènes de son passé se dérouler là-haut. Il était trop tôt pour lâcher prise et oublier tous ces précieux souvenirs et pour reprendre son ancienne vie comme si de rien n'était.
Un sanglot monta dans sa poitrine mais Thien le ravala. Il ferma ses yeux humides et laissa le temps guérir son cœur blessé.
… Huit heures précises était l'heure du petit déjeuner pour la famille Sophadissakul. La gouvernante et les servantes avaient mis la table avant que leurs maîtres ne descendent prendre place. L'odeur du riz bouilli incita Tum, Ton et Tam - les fils et la fille de Pimprapha - à courir vers la salle à manger.
Lady Lalita fronça les sourcils, surprise de voir un visiteur aussi tôt.
— Pourquoi tu es venu si tôt, Pim chérie ?
— Mon mari est rentré hier de son voyage d'affaires en Suisse. Alors, j'apporte des souvenirs pour vous, maman et papa, dit-elle en faisant signe aux femmes de chambre de faire attention aux sacs de cadeaux coûteux.
— Tu aurais pu venir plus tard. Je ne vais nulle part aujourd'hui.
Pimprapha ignora les taquineries de sa mère. En fait, elle avait appris le retour de son petit-frère coquin et elle voulait voir de ses propres yeux quelle épave il était. Toute personne qui entendait parler de ses frasques, fuir la maison pour devenir professeur sur une colline, ne pourrait retenir un rire moqueur.
Elle s'éclaircit la gorge avant de demander.
— Ton cher garçon n'est pas encore levé ?
— Je n'ai dit à personne de le réveiller. Il doit être vraiment fatigué et je voulais qu'il prenne du repos.
— Je vois. Il a dû passer un mauvais quart d'heure là-haut. Pourquoi il s'est comporté comme un enfant gâté, fuyant la maison juste pour choquer ses parents ?
— Ne le blâme pas comme ça. Je suis contente qu'il soit rentré en un seul morceau.
— Tu vois ? Tu le gâtes trop et c'est pour ça qu'il fait des bêtises.
Pimprapha ne put retenir son sarcasme. Elle savait qu'il était gâté pour être né à dix années d'intervalles de son frère et de sa sœur aînés, mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver de l'amertume à son égard. Elle roula les yeux jusqu'à ce qu'ils se posent sur une silhouette dans les escaliers derrière sa mère et retint ses mots.
Elle ne savait pas ce qu'il avait entendu, mais son frère était sans expression. Il n'avait pas l'air d'avoir des répliques véhémentes dans sa manche, comme d'habitude.
— J'ai faim. On peut commencer à manger ? dit-il avec un ton neutre qui rendit sa grande sœur encore plus muette.
— Oui, oui on peut, dit Pimprapha et elle tourna les talons, se dirigeant vers le bout de la table.
Elle ne prit pas la peine de s'enquérir de son bien-être comme l'auraient fait une sœur et un frère.
Le général attendait déjà au bout de la somptueuse table en teck, avec ses trois petits-enfants qui grignotaient du riz bouilli et une omelette à côté de lui. La jeune femme leva les mains pour saluer son père d'un wai avant de s'asseoir sur son siège. Puis elle lança un regard moqueur à son jeune frère.
— Tum, ne t'assois pas sur le siège d'un autre. Le propriétaire est rentré, tu vois ?
Thien regarda son neveu qui le fixait avec de grands yeux brillants alors que la main du garçon qui tenait sa cuillère s'arrêtait en plein vol.
— Je peux m'asseoir n'importe où. Ça n'a pas d'importance. Pas la peine de te déplacer, objecta-t-il à sa sœur.
Il tira la dernière chaise au bout de la table et s'assit.
La servante commença à servir le riz bouilli au plus jeune maître de maison avant qu'il ne s'énerve parce qu'elle était trop lente. Thien jeta un coup d'œil à son père qui était en costume, se demandant s'il devait quitter la maison pour faire quelques courses et soupira. Ils n'avaient pas eu l'occasion de s'asseoir et de parler depuis qu'il était rentré.
Il parcourut des yeux les différents plats sur la table, qui avaient tous l'air délicieux. Il choisit le plat le plus proche, une omelette moelleuse et croustillante qui n'était pas huileuse. C'était loin de la version de l'omelette brûlée qu'il avait faite, incapable de contrôler la chaleur d'un poêle à charbon.
Juste la première bouchée et ses yeux brûlaient de son goût. Son esprit retourna directement à l'homme qui lui avait appris à cuisiner et qui avait même fini le pire légume sauté qu'il avait fait sans une seule plainte.
Thien inspira profondément et jeta le riz bouilli dans sa bouche jusqu'à ce qu'il ait fini la moitié du bol. Lady Lalita observa le comportement inhabituel de son fils, mais il prit la parole avant qu'elle ne puisse lui demander.
— Maman… tu peux demander au cuisinier de ne préparer que de la nourriture occidentale pour moi à partir de maintenant ?
— Pourquoi ? Tu en as marre de la nourriture familiale comme celle-là ? Je suppose que ça ne correspondait pas à ton attitude snob envers les choses les plus fines de la vie ? ricana Pimprapha avec mépris. Alors… tu es de retour parce que tu ne supportais pas la vie dure.
En entendant la dernière phrase, Thien se leva de son siège jusqu'à ce que la chaise grince bruyamment contre le sol.
— Je pourrais y passer le reste de ma vie !
— Mais je ne te laisserai plus jamais y aller ! le coupa la dame qui se tourna pour gronder sa fille qui avait gâché cette matinée paisible. Pim, arrête de te chamailler ! Ou je ne te laisserai pas avoir le diamant serti pour la réception de la semaine prochaine !
Pimprapha se tut et commença à manger. Lady Lalita se leva et s'approcha de son fils, lui touchant le bras pour le calmer. La détermination dans ses yeux lui fit craindre qu'il ne fasse ce qu'il avait dit.
— Assieds-toi, mon chéri. Je vais demander à une servante de te faire griller du pain et de t'apporter de la confiture. Tu devrais aussi avoir du lait et du jus d'orange.
Thien céda, ne voulant pas contrarier sa mère. En attendant le pain, il but du lait nature et reçut un regard curieux de sa nièce.
Tam pointa son doigt sur sa joue qui portait encore une légère ecchymose violette.
— … Tu es blessé ?
Si c'était avant, il aurait dit à sa nièce et son neveu espiègles d'aller voir ailleurs. Mais maintenant, alors qu'il regardait dans les grands yeux clairs, brillants d'innocence, il était résigné. Même s'ils étaient méchants, ce n'étaient que des enfants.
— Non, je ne le suis pas. C'est presque guéri.
— Maman dit que Oncle Thien adore se battre. C'est pour ça que tu as toujours des coupures et des bleus.
— Tu l'as cru ?
L'enfant hocha la tête innocemment.
— Je l'ai cru parce que tu nous criais toujours dessus.
La réponse honnête de sa nièce de six ans le rendit muet de culpabilité.
— Je ne vous crierai plus dessus. Mais si vous voulez jouer avec mes affaires, vous pouvez demander la permission avant ?
— Si on le fait, tu nous laisseras y jouer ?
— Je le ferai. Mais si vous abîmez mes jouets, il y aura une punition, dit fermement l'oncle.
Tam fit la moue en entendant la condition puis elle fut distraite par le gâteau que sa grand-mère avait ordonné à une servante d'apporter. Thien en profita pour mettre de la confiture sur son pain. Une fois qu'ils eurent fini de manger, il s'excusa pour aller voir le docteur à l'hôpital comme ils le lui avaient demandé.
Une berline européenne quatre portes flambant neuve attendait devant le manoir, en remplacement de la vieille voiture de sport qui avait été vendue lorsqu'il vivait sur la colline. Ils lui avaient dit qu'ils ne voulaient pas qu'il reprenne son passe-temps de course, ce qui lui convenait très bien. Il pensait même que cela lui ferait du bien puisque la Maserati GranTurismo était de toute façon trop difficile à conduire en Thaïlande.
Thien prit la clé du chauffeur de la famille et monta dans la voiture. La douceur du coussin et la technologie de pointe de la voiture le firent sourire amèrement. Il ne se sentait pas aussi en sécurité que le siège qu'il avait pris à l'arrière de cette vieille moto avec l'imposant officier comme pilote.
Il chassa cette pensée et ajusta le rétroviseur latéral, mit ses lunettes de soleil et appuya sur l'accélérateur pour quitter le manoir.
Cela faisait presque deux semaines qu'il était revenu à Bangkok, mais il avait toujours l'impression que la vie était chaotique. Lady Lalita le supplia en partie et le força à assister à des réceptions avec elle presque tous les jours. Parfois, elle lui demandait d'accompagner les filles de ses amis dans les centres commerciaux ou les cinémas, comme si elle craignait que s'il restait seul à la maison, il ne s'enfuirait à nouveau.
Thien laissa échapper un lourd soupir. Il n'était pas contrarié par l'agitation de sa mère. Il était juste fatigué.
Heureusement, aujourd'hui, il était seul à venir à l'université pour reprendre ses études et il n'avait pas à tolérer les bavardages des femmes comme ces derniers jours.
En fin de matinée, le célèbre campus situé au milieu de la ville était rempli d'étudiants et les routes étaient occupées par des voitures. Il alla déposer sa demande au bâtiment administratif et se rendit au département d'ingénierie pour rencontrer son conseiller.
Ses camarades de classe qui étaient maintenant en dernière année repérèrent l'homme qui avait disparu depuis longtemps et affluèrent pour s'enquérir de son bien-être et de la raison pour laquelle il avait disparu pendant un an.
Pourtant, ils n'étaient plus aussi proches. Il n'en voulait à personne. Depuis le jour où on lui avait diagnostiqué une myocardite, c'était lui qui leur avait tourné le dos, pensant qu'ils avaient un avenir meilleur devant eux, et avait commencé à traîner avec ses amis riches et crapuleux à la place, détruisant lentement sa propre vie.
Sans le “cœur” de Kru Thorfun, il ne serait pas ici.
Il toucha sa poitrine gauche en s'éclipsant pour s'asseoir seul et réfléchir à la vie sur une tribune près d'un terrain de basket où les juniors jouaient un match. Étrangement, après qu'il eut déclaré son intention sur Pha Pan Dao, le cœur battant dans sa poitrine sembla se calmer et ne lui fit plus jamais mal.
Le jeune homme pencha la tête en arrière pour la poser contre une marche de la tribune, se sentant vidé. Son corps était ici mais son cœur était ailleurs. La question était : comment pouvait-il continuer à vivre ainsi alors qu'à chaque instant son esprit retournait aux souvenirs de ce village ? Thien se referma sur lui-même, son visage était tordu par une myriade d'émotions.
Combien de temps devait-il souffrir ?
C'était pour ça que tu m'avais dit de tout “oublier”, n'est-ce pas ?
Le téléphone qui sonna le fit sursauter. Il sortit et vit un numéro inconnu sur l'écran, mais décrocha quand même. Le ton bas et sévère à l'autre bout du fil illumina son monde sombre une fois de plus.
— Bonjour, Thien…
— Kru Vinai ! Bon… Bonjour !
— Comment tu vas ? Je voulais t'appeler le premier jour de ton retour mais j’ai pensé que tu serais encore fatigué.
— Je suis désolé de ne pas vous avoir contacté, bafouilla Thien. J'étais tellement occupé de retour à la maison et maintenant je suis de retour à l'école.
— Ce n'est pas grave, j'ai compris, dit gentiment le directeur de la Fondation Saengthong. Si tu as du temps libre, pourrais-tu venir me voir pour qu'on puisse parler ?
— Parler ?
Le jeune homme déglutit bruyamment, craignant que certains secrets de son temps d'enseignant volontaire aient été exposés.
— Oui, je voudrais te parler. Tu ne m'as toujours pas parlé de quelque chose comme tu l'avais promis.
Thien prit un moment pour répondre.
— Très bien, monsieur. Je viendrai vous voir cet après-midi.
La luxueuse berline européenne se dirigea lentement vers un soi étroit et tranquille du district de Thonburi (1). Thien gara sa voiture près d'un vieux mur de briques avec le signe de la fondation sur la clôture. Alors qu'il s'approchait, on pouvait entendre des acclamations d'enfants provenant de l'intérieur de la fondation.
Il tendit la main vers la poignée de la porte en acier incurvée, mais celle-ci s'ouvrit immédiatement. L'homme joufflu qui se tenait devant lui était Kru Vinai, toujours vêtu de sa chemise et de son pantalon indigo délavé, comme la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés.
— Bienvenu à la maison, Kru Thien.
Le mot “Kru” venant de l'autre homme, s'adressant à lui en tant que professeur, décontenança le jeune homme et il secoua la tête.
— Ne m'appelez pas comme ça. Je suis loin d'en être un.
Le directeur sourit largement, observant les habits et les chaussures que le jeune homme portait, toujours des marques haut de gamme de la tête aux pieds comme avant. Pourtant, quelque chose était différent chez lui.
— Tu as changé.
L'étudiant en ingénierie haussa un sourcil en guise de question silencieuse. Kru Vinai regarda fixement dans ses yeux bruns, disant :
— Tes yeux… ils n'ont plus ce feu.
Les mots traversèrent son cœur comme si l'homme plus âgé avait vu au travers de son esprit. La main qui tenait un sac en plastique contenant des articles de papeterie provenant du magasin de l'université tremblait.
— Kru… Je…
— Ne le dis pas tout de suite. Rentrons à l'intérieur et nous parlerons, dit Kru Vinai en conduisant Thien dans le champ d'herbe où les enfants d'un orphelinat sautaient en l'air avec leurs professeurs.
Un pavillon marron se dressait au loin au milieu d'un jardin verdoyant aux grands et hauts arbres.
Voir les feuilles danser sous la brise le calma. Thien se laissa tomber sur une chaise dans le pavillon thaïlandais, en face du directeur de la fondation. Ils profitèrent d'un moment de calme pour laisser retomber la tension et commencèrent à parler.
— Pour être honnête, je suis surpris que tu aies tenu aussi longtemps sur Pha Pan Dao. Deux mois.
Thien lui fit un sourire triste.
— Je n'ai toujours pas pu terminer le trimestre comme vous l'aviez prédit.
— Crois-moi. Si ce dangereux incident n'était pas arrivé, tu aurais réussi.
— Cet incident est arrivé à cause de moi.
Thien baissa la tête comme s'il était rongé par la culpabilité.
— J'ai failli faire tuer le fils du chef du village.
— Ne pense pas trop aux choses. C'est juste le genre de chose qui nous arrive parfois, consola Kru Vinai, mais cela poussa le plus jeune exploser.
— Je suis ici mais mon esprit est là-bas. Les enfants m'ont appris à donner. Les villageois m'ont appris à reconnaître mon estime de soi. Je n'ai passé que peu de temps avec eux mais ils se sont avérés être les meilleures choses qui me soient arrivées.
… Eux… et le grand officier lui avaient appris ce qu'était l'amour, où toutes les règles du monde peuvent être brisées.
Des larmes coulaient silencieusement sur ses joues, exprimant haut et fort tous les mots qu'il ne pouvait pas dire. Kru Vinai regarda le jeune homme frotter les larmes de ses yeux injectés de sang, se sentant empathique envers le pauvre garçon en tant qu'homme ayant lui-même traversé des périodes difficiles.
— Alors… tu as trouvé la réponse que tu cherchais ?
Thien prit un profonde inspiration plusieurs fois pour se calmer et dit :
— Je ne pensais pas que quelqu'un qui n'a toujours apporté que des ennuis à ses parents pouvait faire quelque chose de bien pour les autres.
— C'est parce que tu as quelque chose qu'ils n'ont pas.
Il hocha la tête en signe d'accord.
— Les villageois ont été si gentils avec un étranger comme moi. J'aurais aimé ne plus avoir à revenir en ville.
— Thien, je pense que tu es perdu.
— Vouloir être là où je suis heureux, c'est mal ?
Thien fronça les sourcils.
— Alors dis-moi pourquoi tu n'essaies pas d'y retourner ? Les méchants ont été arrêtés. Tout est revenu à la normale et devrait l'être pour un moment. Je peux m'arranger pour que tu y ailles.
Thien retint ses mots, hésitant, ses yeux brillaient de confusion. Peu importe à quel point il voulait le faire, il ne le pouvait pas. En voyant le visage fatigué de sa mère, il avait réalisé qu'il n'était pas qu'un gamin incapable de survivre sans l'aide de ses parents. Il était toujours à l'école et recevait un soutien financier de leur part.
Même s'il le savait depuis le début, il était trop têtu et avait fait ce qu'il avait fait.
Thien posa sa main sur son front comme un homme perdu, ne sachant pas quoi faire ni comment lâcher prise.
— Je ne veux pas que ça devienne un autre souvenir éphémère.
— Mais la vie doit continuer, Thien. Ne laisse pas ton attachement détruire ton futur. Tu sais que tu ne peux pas rester un professeur bénévole là-bas toute ta vie. Et ta famille qui attend de voir ta réussite ? Tu vas les laisser derrière toi ?
Le jeune homme baissa les yeux sans dire un mot. Le directeur de la fondation se leva de son siège et s'assit à côté de lui, parlant d'une voix douce.
— Laisse-moi te dire quelque chose. Le premier jour où tu es arrivé à Chiang Rai, j'ai reçu un appel de quelqu'un.
— Mon père, c'est ça ?
Le grand sourire sur le visage de Kru Vinai lui donna la réponse.
— Il demandait des nouvelles de ta visite à la fondation et ce qui t'avait poussé à t'enfuir en laissant juste une lettre derrière toi. Je n'aurais jamais imaginé que les choses iraient aussi loin. Alors je lui ai dit que j'irais te chercher moi-même. Mais ce qu'il m'a dit ce jour-là était “S'il a de bonnes intentions et un bon état d'esprit, je ne l'arrêterai pas. Nous le soutiendrons toujours”.
L'homme plus âgé tapota l'épaule de Thien comme pour lui apporter un soutien moral.
— Donc, le passé qui s'est produit aurait pu être le futur que tu as choisi pour toi-même. Tire le meilleur parti de l'instant présent.
Ces simples mots dissipèrent le brouillard qui avait embrouillé son esprit. Les yeux tristes et sans lumières s'illuminèrent à nouveau. Thien leva lentement les mains pour faire un wai au professeur désintéressé et généreux, car il était submergé par la gratitude. Un professeur ne se contentait pas d'enseigner les matières en classe, il lui monterait aussi le chemin de la vie.
— Je vous remercie beaucoup. Je veux que ce futur vienne à moi, aussi.
Le beau et clair visage était maintenant peint d'un calme comme un homme qui avait grandi mentalement et spirituellement. Il voulait parier contre le temps et voir à quel point leurs sentiments l'un pour l'autre seraient solides.
Promets-moi… que tu m'attendras, peu importe le temps que ça prendra.
C'était comme si une chance venait avec un malheur. Même s'il se remettait bien de l'opération, faire une pause dans ses études au début du premier semestre de sa troisième année n’avait pas laissé d'autre choix à Thien que de recommencer à zéro avec ses juniors. Comme il commençait à en avoir assez d'être traîner ici et là par sa mère, il s'inscrivit à un cours facultatif pendant les vacances d'avril pour obtenir des crédits.
Il passa son temps à l'université et à la maison jusqu'à ce que le nouveau semestre commence. C'était un peu étrange de voir ses amis en dernière année alors qu'il était dans les mêmes classes que des jeunes qui avaient l'habitude de le saluer avec un wai.
Thien griffonnait attentivement un cours. Il n'était pas un étudiant exceptionnel ni un rat de bibliothèque mais l'expérience lui avait appris que s’il ne faisait pas de son mieux maintenant, il n'y aurait peut-être pas de lendemain pour arranger les choses.
Son junior de code l'invitait à manger avec lui à la cantine pour le déjeuner. Thien disait parfois oui par sens de l'obligation, mais parfois il disait non. Il préférait s'asseoir dans un magasin climatisé en dehors de l'université pour reluquer les filles.
Finalement, le cours supplémentaire qui avait duré jusqu'à 6 heures du soir se termina. Les étudiants poussèrent un grand cri de joie en remplissant leurs sacs pour se dépêcher de rentrer chez eux. Parmi les jeunes gens en chemises de laboratoire grises se pressaient dans les escaliers comme des fourmis fuyant le nid, l'homme au dernier rang se distingua.
L'homme portait une coupe à la mode, avec une coiffure désordonnée. Son visage clair contrastait avec la couleur de la chemise et ses longues jambes étaient couvertes par un jean délavé. Il descendit lentement les escaliers, ayant l'air badass sans chercher à ce que l'homme qui l'attendait lui lance un sifflement taquin.
Thien plissa les yeux sur l'homme riche à la peau claire qui lui bloquait le passage, laissant échapper un lourd soupir.
— Je t'ai dit que je n'y allais pas.
— Ouais, je sais. C'est pourquoi je suis venu te voir ici. Pourquoi le cours était si long ? J'ai une crampe aux jambes.
Tul se fit un massage factice des cuisses, en pleurnichant, de peur que son ami ne s'enfuit à nouveau. Il avait pris la peine de conduire depuis l'autre bout de Bangkok et attendu Thien depuis 3 heures de l'après-midi, mais l'autre homme avait mis beaucoup trop de temps à terminer son cours.
— Tu perds ton temps. Tu sais que je ne peux plus boire. Pourquoi diable je devrais y aller ?
Pendant la conversation d'hier soir au téléphone, Tul lui avait dit qu'il y aurait une fête dans un club select dans le quartier de Thong Lor avec leur gang, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps. Il avait dit non, mais ne s'attendait pas à ce que Tul soit aussi persistant.
— Alors tu peux boire un putain de soda. Sois juste là, bordel de merde. Ils t'ont traité de poule mouillée.
Thien s'arrêta pour réfléchir un moment puis agita dédaigneusement la main.
— Je les emmerde. Ils n'en avaient rien à foutre quand j'étais en train de crever à l'hôpital. Je n'ai vu aucun d'entre eux.
— Ne sois pas mesquin. Tu sais comment ils sont…
Tul se rapprocha et chuchota.
— En fait, j'ai parié avec eux que je te ferais sortir de ta grotte aujourd'hui. Tu peux ne pas m'humilier ?
— C'est tes affaires, mec ! Pourquoi tu as parié sur moi, putain ?
Alors qu'il finissait de crier sur son ami, il se recula pour partir. Tul lui attrapa le bras.
— J'ai misé 100 milles bahts sur toi. Si tu viens avec moi, l'argent est à toi. Tu peux faire ce que tu veux avec.
Le bad boy insista sur ces derniers mots.
— Ou tu peux en faire don à cette fondation pour les enfants défavorisés. C'est pas une mauvaise idée, n'est-ce pas ?
Thien leva les yeux et rencontra ceux de son cruel ami, essayant de jauger ses intentions cachés. Il savait bien que 100 mille dollars ne signifiaient rien pour ce gang de riches garçons. Cette somme d'argent sur un pari stupide n'était rien quand leur pari normal était à un demi-million.
— Tu m'as donné ta parole. Demain, l'argent doit être sur mon compte.
Le visage de Tul se fendit d'un large sourire. Il leva la main pour prêter serment.
— Parole de scouts, bébé.
L'étudiant en ingénierie secoua la tête, sentant qu'il était tombé dans le piège d'un loup. Mais cela n'avait pas d'importance. Il resterait assis là quelques heures, puis partirait.
— Je rentre à la maison. Je te vois à 8 heures au lieu de rendez-vous.
Tul hocha la tête et salua la forme élancée qui s'éloignait, soulagé. Il n'était pas un homme bon, mais voir Thien après son retour de la colline lui donnait la chair de poule. Comment se faisait-il qu'un vaurien se soit transformé en étudiant studieux comme s'il courait après un diplôme avec mention ?
Ce n'était pas l’ami qu'il avait connu autrefois.
Il avait donc concocté un plan pour faire un pari avec les gars afin d'amener Thien au club. Il imaginait même que Thien redeviendrait fabuleux une fois qu'il aurait rencontré son ancienne sexfriend.
Une célèbre boîte de nuit située dans le quartier huppé de Thong Lor était connue pour sa meilleure musique live et ce soir, elle était remplie d'adolescents et d'employés de bureau qui évacuaient leur frustration et prenaient du bon temps. Il était interdit de fumer, mais l'odeur de nicotine s'infiltrait toujours depuis l'extérieur.
Thien salua un serveur qui le salua en retour, reconnaissant l'ancien habitué. Il boucha son nez avec sa main qui le brûlait à cause de la fumée. Depuis qu'il avait abandonné toute drogue, son corps semblait être très sensible aux odeurs toxiques. C'était l'une des raisons pour lesquelles il ne voulait plus traîner dans ce genre d'endroit.
Les cloisons de verre en cascade du club se reflétaient avec des myriades de lumières dans l'obscurité et il ne lui fallut pas longtemps pour trouver son groupe d'amis. Thien, vêtu d'une chemise sur un t-shirt avec un jean Diesel foncé, se dirigea vers un comptoir VIP près du bar et sur le côté de la scène.
Tul le repéra en premier et le salua. Le reste de la bande regarda autour d'eux et poussa un grand coup de sifflet.
— Voilà l'ermite !
— Viens ici, punk. Tu dois te défoncer avec nous !
Quelqu'un dans la bande jeta son bras autour de Thien, l'enfermant dans une étreinte intime et le tira pour s'asseoir sur une place vide. Les filles qui étaient là pour les divertir encadrèrent le riche étudiant en ingénierie et Thien lança un regard furieux à l'homme qui l'avait fait venir ici. Puis, son ancienne sexfriend prit son bras et le pressa contre sa poitrine.
— Où tu étais, P'Thien ? Tu m'as manqué.
Thien jeta un coup d'œil au joli visage masqué par le maquillage de la fille qu'il avait fréquentée un temps. Ses yeux descendirent jusqu'à sa poitrine pleine sous une robe moulante et il déglutit bruyamment. Il avait essayé d'être un homme meilleur, mais il était impossible de résister à une force de la nature.
— Je n'étais pas en grande forme.
Le jeune homme essaya de s'éloigner de son toucher mais se heurta au bras d'une autre fille de l'autre côté.
— Tu es en bonne forme ici ?
La fille nommée Chompoo fit courir sa main vers le bas et toucha doucement son torse sans demander d'abord, en chuchotant dans son oreille.
— Cette fille-là veut vérifier. Rentrons ensemble à la maison, P'Thien.
Le doux murmure rendit son sang chaud alors qu'il se précipitait dans son corps. Thien fronça les sourcils face à ces émotions non désirées et se leva.
— Je dois aller pisser.
Avant qu'il ne puisse s'éloigner, le gang de course automobile éclata de rire à l'unisson et commença à cracher des insultes.
— Quoi ? T'as éjaculé à cause de ce seul contact ?
— Tu as eu une éjaculation précoce ?
Thien était engourdi par la colère. Il voulait les gifler pour leurs offenses mais il se retint lorsque les mots de quelqu'un résonnèrent dans sa tête.
“Si tu es assez intelligent, tu saurais qu'il y a bien d'autres façons de traiter les gens que d'utiliser la force brute.”
Ses lèvres s'étirèrent en un rictus malicieux. Frapper ces connards mal embouchés ne ferait que blesser sa main. Il avait arrêté de se faire du mal tout seul, mais peut-être que quelqu'un pourrait le faire pour lui.
— Ouais, je dois libérer une certaine tension.
Tul qui avait ouvert la bouche pour leur dire de se taire fut décontenancé en voyant l'homme grand et maigre s'éloigner. Il avait pensé qu'une bagarre était sur le point d'éclater, mais Thien était étrangement calme, ce qui déclencha l'alarme dans son esprit. Quelqu'un lui tendit un verre de whisky. Il prit le verre et avala l'alcool pour calmer sa confusion.
La forme maigre traversa la foule en mouvement sur la piste de danse jusqu'à ce qu'il atteigne sa cible assise à l'autre bout du bar. Il lui lança des regards séduisants comme il avait aimé le faire par le passé avant de se laisser tomber dans un grand siège à côté d'elle.
— Tu es ici toute seule ?
La coquine qui était sexy rejeta ses cheveux bouclés, qui descendaient jusqu'au milieu de son dos, en arrière, exhibant sa beauté au beau jeune homme.
— Combien de personnes sont ici avec moi ? Tu vois bien que je suis seule.
Cette déclaration se traduisait souvent par… elle était prise.
— Je n'imaginais pas avoir autant de chance.
Thien se pencha plus près du visage clair qui commençait à porter une teinte rouge.
— Tu veux faire quelque chose avec moi ?
— Qu'as-tu en tête ? répondit-elle d'une voix étouffée, ravie qu'un homme riche et beau l'ait abordée ce soir.
Le futur ingénieur sourit. Il emprunta un stylo à un barman et griffonna un nom et un numéro sur une serviette en papier. Puis, son regard accrocha un homme grand et costaud qui traversait la foule et venait droit sur eux.
— On se voit dehors à minuit.
Il coupa court à la conversation et s'éclipsa dans la faible lumière au milieu de la foule.
Il n'allait pas aux toilettes comme il l’avait dit mais se dirigea vers l'étage surélevé pour regarder l'étage inférieur, en attendant que la fête commence. Il n'eut pas à attendre longtemps avant qu'un homme musclé qui ressemblait à un lutteur et devait être le petit ami de cette fille sexy ne crie le nom qu'il avait écrit sur la serviette.
Bien sûr, ce n'était pas son nom.
Le lutteur aboyait le nom à chaque table jusqu'à ce qu'il arrive à la table VIP près de la scène. L’homme ivre qui entendit son nom sur un ton agressif se leva d'un bond, l'air défiant. Ils se lancèrent des insultes pendant un moment jusqu'à ce qu'une bagarre éclate.
La bande de riches garçons essaya d'arrêter le combat mais ils furent poussés dehors un par un. Thien posa son menton sur ses mains, observant toute la scène tumultueuse en bas avec amusement, satisfait. Il n'était pas devenu un homme meilleur avec une conscience coupable. Il avait juste appris à mieux se venger.
Mais ensuite, les choses semblèrent aller trop loin lorsque les amis du jeune homme se joignirent à lui. Ils attrapèrent des bouteilles sur une table voisine et les brisèrent pour fabriquer des armes à partir des verres dentelés. Les noctambules crièrent, effrayés, et le groupe arrêta de jouer et sauta de la scène pour fuir.
Les yeux de Thien s'agrandirent.
— Putain.
Il traversa la foule en courant dans les escaliers. L'odeur du sang et les gémissements de douleur le firent se précipiter et arrêter les hommes en train de se battre. Le coude tranchant qui le frappa et l'envoya en arrière fut un signal d'alarme.
Quelqu'un devait les arrêter.
La police !
Mais ne serait-il pas trop tard ? Il esquiva les verres cassés et se glissa sur la scène basse, trouvant un bouclier et balayant la sueur de son visage. Que devrais-je faire maintenant ? Il sortit le téléphone de la poche de son jean et appuya sur un bouton avec un doigt tremblant.
Il avait téléchargé des applications d'édition audio pour faire des sonneries bizarres. Quand il appuya sur le bouton, “sirène”, une sirène se mit à retentir, mais pas assez fort pour qu'ils l'entendent. Thien regarda à gauche et à droite, voyant le micro sur le sol de la scène, et se lança pour l'attraper et le pousser contre son téléphone.
Quelqu'un cria “Police !” Les choses s'arrêtèrent pendant un moment, suivies par de fortes malédictions et une scène de chaos éclata alors que les gens s'enfuyaient, ne voulant pas être enfermés. Les hommes qui se battaient se séparèrent et emmenèrent leurs amis blessés, ne voulant pas se faire prendre.
Thien regarda les ruines qu'il avait causées et sentit un frisson lui parcourir l'échine. Le bar allait lui facturer des indemnités qui pourraient coûter un million. Puis il sursauta lorsque quelqu'un l'attrapa par le cou, par derrière.
Tul lui souriait froidement et vicieusement… avec un visage meurtri.
— Je sais que c'était toi… Il faut qu'on parle !
Il traîna l'homme plus maigre à l'extérieur pendant que Thien se débattait pour se libérer.
Le fils d'un magnat des casinos clandestins jeta son plaignant dans son Hummer et ferma la porte pour enfermer Thien. Il se tourna vers le coupable.
— Je pensais que tu t'étais laissé intimidé quand tu n'as pas réagi au début. Puis les choses ont explosé !
— Désolé. Je ne pensais pas que ça irait aussi loin.
Thien leva ses paumes pour arrêter son ami de crier.
Tul fit claquer sa langue. Il était furieux, mais il ne savait pas ce qu'il pouvait faire d'autre. Puis ses yeux virent deux voitures de police en patrouille qui venaient vers eux, alors il alluma le moteur.
— Je te ramène chez toi.
— Et ma voiture ?
— Appelle quelqu'un pour la récupérer. Ton “père” est juste là.
Il inclina la tête vers la police, mit la vitesse et accéléra pour sortir de la scène de crime le plus rapidement possible.
Thien jeta un coup d'œil aux lèvres fendues et ensanglantées de son ami, demandant doucement:
— Tu veux t'arrêter dans un hôpital pour te rafistoler ?
Il s'attira un cri dès qu'il termina sa phrase.
— C'est à cause de toi, enfoiré !
— Très bien, très bien. C'est ma faute ! Tu peux me lancer des insultes tant que tu veux.
L'ancien membre du gang de course automobile laissa tomber son dos contre le siège, frustré. Mais Tul éclata de rire.
— Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? cria Thien.
— Je suis juste soulagé. Je pensais que tu étais devenu aussi docile qu'un moine. Mais tu es toujours aussi cruel.
— C'est un compliment détourné ou quoi ?
— Mec, je viens de te dire que tu es intelligent. C'est donc un camp de développement cérébral sur la colline que tu as rejoint ?
La question fit taire le fils d'un ancien général. Si ce capitaine apprenait qu'il avait causé un autre problème et fait blesser des gens une fois de plus… à quel point serait-il déçu ?
Thien regarda par la fenêtre, contemplant les lumières des boutiques en bord de route criant de modernité, un contraste avec l'image d'un village de l'arrière-pays sans électricité comme Pha Pan Dao.
— Tul, je ne vais plus les voir. Si le bar envoie une facture, je paierai.
Le silence calme fit que Tul cessa de s'énerver, réalisant la différence chez son ami. Il hocha la tête.
— C'est bon. C'est moi qui t'ai traîné ici. Je m'en occupe.
Une grande main se leva du volant pour taper légèrement sur l'épaule de Thien comme pour le réconforter.
— … C'est bien que tu retournes à l'école. C'est bon pour ton avenir.
Les jours se transformèrent en mois, les mois en année. La vie dans la partie la plus septentrionale de la Thaïlande continuait comme si personne ne pouvait arrêter le temps, tout comme personne ne pouvait garder un bon souvenir tel qu'il était.
Depuis la dernière grande répression de la plaque tournante illégale deux ans auparavant, la situation le long des frontières était revenue à la normale, avec quelques rencontres avec des trafiquants de drogue et parfois des terroristes.
Trois jours plus tôt, les soldats de la base opérationnelle de Pha Phra Phirun et la police des frontières avaient uni leurs forces pour attaquer des trafiquants d'êtres humains illégaux qui avaient déclenché une fusillade. Avant l'arrestation, de nombreux hommes avaient été blessés, dont le capitaine qui avait dirigé l'opération.
L'infirmerie avec le médecin du camp et ses assistants se relayèrent pour soigner les blessures et contrôler les soldats qui avaient bravé la mort lors de la dernière attaque.
Phupha leva son t-shirt pour que son meilleur ami médecin puisse nettoyer la plaie de dix points de suture qui courait le long de sa côte. Wasant râla, en travaillant, sur le fait que le patient n'avait pas gardé la plaie sèche. Il avait dit au capitaine de se nettoyer avec un tissu humide, mais à la place, le gars avait pris une douche. Il s'inquiétait que l'homme ne soit atteint de putréfaction et qu'il doive retirer la chair.
— Je me sens désolé pour ta copine que tu sois un tel pleurnichard, dit Phupha, irrité.
— Ma copine est dix fois plus pleurnicheuse que moi !
— … Alors vous vous méritez tous les deux. Quand aura lieu le mariage, renâcla le jeune capitaine.
Le docteur Wasant, portant une paire de gants hygiéniques, mit de la gaze propre sur la plaie de son ami et un sparadrap pour maintenir le tissu en place. Le bandage servait aussi de rempart lorsque l'officier massif se déplaçait.
— Nos familles ont parlé. Mais je veux d'abord finir les choses ici. Si je peux demander un remplacement pour un ou deux mois, je pourrai peut-être descendre de la colline et me marier.
— … Tu ne prends pas de jours de congé pour ta lune de miel ? Tu l'as dit comme si tu allais revenir ici juste après le mariage.
— Je ne pense pas que je ferai une lune de miel.
Ces mots nonchalants donnaient l'impression que le docteur ne prêtait pas vraiment attention aux sentiments et aux besoins de sa future femme. Cela obligea le capitaine à se retourner et à regarder Wasant.
— Tu es sûr que tu aimes le docteur Jib ? Pourquoi tu agis comme si tu te mariais par obligation ? Elle t'attend depuis longtemps.
Wasant sourit légèrement, sachant que son meilleur ami s'inquiétait pour lui malgré ses paroles tranchantes.
— Nous allons bien. Nous nous comprenons. Pour être honnête… je ne veux pas rester trop longtemps à Bangkok parce que je m'inquiète pour toi.
Le froncement de sourcils du grand officier s'accentua, son visage devenant sombre. Il savait de quoi son ami parlait. Mais c'était il y a longtemps. Peut-être que cet ancien professeur volontaire était déjà sorti avec dix personnes.
— Doc, ma blessure va bien, dit-il sombrement. Je suis sérieux.
— C'est parce que tu n'as pas regardé dans le miroir.
Les yeux connaisseurs, derrière la monture argentée, brillèrent. Même si sa blessure physique était guérie, même si son bras droit cassé était réparé et qu'il pouvait à nouveau manier son arme, Phupha était devenu un zombie dès que personne ne le regardait. Il s'isolait souvent quand il déprimait.
Phupha était un homme tranquille qui gardait les choses pour lui. Il pouvait dire “je vais bien” mais qui savait à quel point il était brisé à l'intérieur ?
— Comment tu peux savoir mieux que moi ?
Le jeune médecin avait envie de rire de cet homme qui montrait pas ouvertement ses sentiments, ses lèvres formant un rictus rusé.
— Et si… je tirais quelques ficelles pour que le Docteur Thanakorn travaille ici pendant que je suis en congé marital.
Il faisait référence à un jeune médecin militaire qui venait juste d'obtenir un poste au camp de King Mangrai(2) The Great dans la province de Chiang Rai. Alors qu'ils se rendaient à une réunion mensuelle en ville, il avait aperçu de doux sourires lancés vers son ami au visage impassible.
— Maigre, teint clair… belle allure. Bien élevé, pas efféminé, exactement ton type. Comme tu as dit que ton cœur était guéri alors tu peux essayer de commencer une nouvelle relation, dit Wasant en convainquant son ami. … Et surtout, il pourrait être celui qui reste toute ta vie.
En entendant ces mots, le visage sombre et intense se tordit de colère, tout comme le démon que quelqu'un avait peint sur le cerf-volant.
— Ne joue pas les entremetteurs. Mon pied pourrait se lever et te pousser en bas de la falaise !
— Doucement, mec. Je ne souhaite que le meilleur pour toi ! Je pense que Nong Thien t'a oublié depuis longtemps.
— Il a dit qu'il n'oublierait jamais !
La voix profonde et tremblante résonnait encore dans son esprit comme une malédiction, la malédiction de devoir vivre avec ce souhait inassouvi pour le reste de sa vie.
— Tu t'accroches toujours à lui.
Un sourire rusé disparut, remplacé par un sourire empathique. Wasant se sentait coupable d'avoir voulu voir quelque chose d'amusant, souhaitant que son ami connaisse l'amour une fois avant de mourir. Il n'avait jamais imaginé que cela se transformerait en une telle tragédie. Le docteur tapa doucement sur l'épaule épaisse de son ami en guise de consolation.
— Phu. Il restera hors d'atteinte si tu ne lui tends pas la main. Je peux te donner son adresse. Mais le numéro de téléphone…
— Ne fais pas ça.
Phupha tapa sur la main de son ami.
— … C'est là qu'est sa place… là-haut dans le ciel. Tu as raison de vouloir trouver quelqu'un pour rester avec moi jusqu'à mon dernier jour, mais personne ne peut le remplacer dans mon cœur.
Dès que Wasant se fut remis de sa stupéfaction, il laissa échapper un long gémissement.
— J'ai envie de pleurer. J'aurai aimé avoir enregistré ça et l'envoyer à Nong Thien.
— Je ne veux plus te parler. J'ai la tête qui tourne !
Le capitaine avait peur de ne pas pouvoir se retenir et de gifler le docteur qui l'importunait. Il se leva d'un bond, avec l'intention de partir, mais l'autre homme cria.
— Je vais envoyer une invitation au garçon de tes rêves. Tu vas aller le voir à la réception du mariage ?
Phupha se retourna et pointa son doigt vers la tête pensante.
— Si tu ne restes pas loin de mes affaires, le docteur Jib sera bientôt veuve.
— Aie. J'ai tellement peur, capitaine !
L'officier s'éloigna avant que sa tête n'explose de colère. Wasant avait raison sur un point, cependant, s'il restait trop longtemps à Bangkok, ce serait trop calme ici. Phupha admettait que la façon dont son ami lui collait à la peau lui évitait d'être trop malheureux et morose.
Il leva les yeux aux ciel en rentrant chez lui, voyant scintiller des milliers et des dizaines de milliers d'étoiles. L'image du garçon de la ville essayant de compter les étoiles apparut dans son esprit et le fit sourire.
… Tu as trouvé l'étoile qui compléterait ta recherche ?
Peut-être pas.
Parce que si c'était le cas, le souhait qui avait été fait cette nuit-là se serait déjà réalisé… Notes :1/L'ancienne capitale de la Thaïlande avant Bangkok, située à l'autre extrémité de la rive du fleuve Chao Phraya. 2/ Mangrai, 1238-1311 J.C. aussi connu sous le nom de Mengrai, était le 25ème roi de Ngoenyang (r. 1261-1292) et le premier roi de Lanna (r. 1292-1311). Il a établi une nouvelle ville, Chiang Mai, comme capitale du royaume du Lanna Kingdom (1296-1558). Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 553
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| Johanne Lun 16 Sep 2024 - 18:20 Chapitre 14 C’était sa dernière année à l’université. Alors qu’il apprenait à ouvrir son cœur à de nouvelles choses, ses juniors étaient devenus des camarades de classe et des amis avec lesquels il traînait après les cours, soit dans un stand de nourriture, soit dans un match de sport, avant de rentrer chez lui.
Comme il était occupé par les cours et les nombreuses activités avec ses amis, le sentiment d’être seul au monde s’était estompé. Sa vie était devenue plus positive, avec un long chemin devant lui. Pendant les vacances d’été, il avait même pris l’avion pour les États-Unis afin de vérifier certaines universités pour poursuivre sa maîtrise.
Parfois, la vie sur la colline lui revenait à l’esprit, mais elle n’était pas aussi forte qu’avant, comme si la blessure dans son cœur était enfin guérie. Pour ce qui était du “cœur”, il ne s’était pas renfermé sur lui-même et était sorti avec quelques filles, mais n’avait pas pris la peine de rester en contact avec elles.
Puis, vint le jour où il reçut une carte qui lui fit prendre conscience…
… que même si le temps avait effacé un visage dans sa mémoire, personne n’avait jamais pris la place de cette personne.
Thien regarda dans sa main l’enveloppe marron clair qu’il avait reçue en rentrant de l’école. Le nom de l’expéditeur le surprit encore plus - le Capitaine Wasant Sutthikul, Docteur en Médecine. C’était p’Doc Nam ! Il déchira l’enveloppe à la hâte et faillit déchirer la carte à l’intérieur - un papier dur avec de grandes lettres dorées :
“Vous êtes invité à assister à notre mariage…”
— Un mariage…
Le jeune homme lut le nom de la mariée - une pédiatre de Bangkok - et lut la date et le lieu pour les mémoriser.
L’organe situé du côté gauche de sa poitrine tonnait en pensant que c’était peut-être l’occasion de voir quelqu’un qui avait été dans son esprit pendant tout ce temps !
… Vendredi soir, le plus jeune fils de la famille Sophadissakul rentra chez lui à toute vitesse. Après être sorti de la voiture, il se précipita pour embrasser sa mère sur la joue et monta les escaliers en courant vers sa chambre. Lady Lalita fut déconcertée pendant une milliseconde et elle se souvint qu’il allait au mariage d’un ami de longue date. Elle dit aux servantes de lui apporter les costumes qui avaient été lavés pour qu’il les choisisse.
Thien sortit de la salle de bain et vit sa mère étaler sur le lit un costume Armani noir-gris et d’autres noms luxueux.
— Je pense que celui-là est joli et correct. Tu as dit que c’était un officier ? Il doit y avoir beaucoup d’officiers de haut rang au mariage.
— N’importe lequel sera bien, maman…
Thien ne fit aucun commentaire sur les costumes alors qu’il séchait ses cheveux.
— Tu ne m’as pas dit comment tu as connu le marié ?
Elle n’avait pas obtenu de réponse claire de sa part la première fois qu’elle avait demandé, comme s’il voulait cacher quelque chose.
Les yeux en amande jetèrent un coup d’œil à sa mère dans le miroir, pesant ses options. Finalement, il décida de lui donner plus de détails.
— Il est médecin de terrain à la base militaire près du village où je vivais. C’est comme ça que nous sommes devenus amis.
— Il a dû être un bon ami pour toi. Cela fait un an et il a quand même pensé à t’envoyer cette carte.
— Il m’a beaucoup aidé, dit Thien sans développer sur quoi. Je n’imaginais pas qu’il penserait encore à moi depuis le temps…
Le médecin avait même pris la peine de chercher l’adresse de son domicile.
La mère ne chercha pas à en savoir plus. Elle choisit une chemise de couleur crème pour le costume et plia un mouchoir bordeaux en forme de triangle pour le glisser dans la poche de poitrine. En regardant le jeune homme maigre et grand qui avait l’air impeccable dans sa tenue, la fierté gonfla dans son cœur.
— Je vais y aller maintenant, maman. Je ne veux pas être coincé dans les embouteillages.
Il prit sa mère dans une légère étreinte pour la remercier de son aide. Puis il se précipita vers la voiture qui avait été lustrée à la perfection.
Se déplacer dans Bangkok le soir prit plus de temps qu’il ne l’avait imaginé. Il resta coincé dans les carrefours pendant près d’une heure et lorsqu’il regarda sa montre, il fut encore plus énervé que la réception ait déjà commencé. Dès que le feu passa au vert, il appuya sur l’accélérateur avec sa chaussure en peau de chamois haut de gamme.
La réception se tenait dans un hôtel du district de Phra Nakorn, près du Grand Palais, au cœur de la vieille ville ; le décor était donc un peu vintage, ce qu’il trouvait génial.
Il gara la voiture devant l’hôtel. En traversant le hall, il vit les dames en robe de soie discuter entre elles et leurs parures de diamants étincelaient dans la lumière au point d’en devenir aveuglantes.
L’air classique pouvait être entendu de la salle de bal au fond. L’arche de mariage à l’entrée était décorée de fleurs blanches et bleues, créant un dôme au sommet. La mariée et le marié, tous deux médecins, étaient vêtus de tenues simples mais élégantes, en accord avec leur statut.
La forme maigre dans un costume gris se tenait immobile parmi les autres invités. Les cheveux du jeune homme étaient peignés pour révéler son beau visage et il semblait sortir d’un magazine de mode, si séduisant que les gens devaient s’arrêter pour le regarder. Le docteur Wasant leva les yeux, fut interloqué, et un sourire se fendit sur son visage. Il s’excusa auprès des invités, sans se soucier de savoir s’il les avait offensés ou non.
La vue du marié se précipitant vers le plus jeune homme et le prenant dans ses bras fit que tout le monde s’arrêta et regarda. S’agissait-il d’une troisième roue dans la relation ? Le photographe qui réagit le premier appuya à plusieurs reprises sur l’obturateur au cas où cela pourrait se transformer en ragots juteux.
— Mec, je ne pensais pas que tu viendrais !
— P’Doc Nam, lâche-moi. Les gens regardent.
Thien grimaça comme s’il avait avalé une pilule amère alors que tous les regards étaient braqués sur eux.
Le médecin militaire gloussa et libéra le jeune homme. Il scruta Thien de la tête aux pieds.
— … Tu es encore plus beau que la dernière fois que nous nous sommes vus. Mon ami a un bon œil, le taquina-t-il.
Même si c’était une déclaration enjouée, Thien fut bouleversé. Ses yeux marron clair se mirent à trembler, ses lèvres fines se serrèrent comme s’il retenait ses émotions.
Wasant vit le changement soudain dans le comportement du jeune homme, et laissa échapper un long soupir.
— Tu es venu ici aujourd’hui parce que tu voulais le voir, n’est-ce pas ?
Même si le jeune homme ne dit pas un mot, le médecin savait quelle était la réponse. Il secoua lentement la tête.
— Il est venu à ma cérémonie de fiançailles quand nous avons fait la bénédiction de l’eau à midi. Il est parti pour Chiang Rai cet après-midi.
Thien ferma les yeux, ayant l’impression de s’être transformé en pierre, ne sachant pas quoi faire tandis que l’autre homme agissait comme s’il avait oublié tout ce qui s’était passé entre eux.
— … C’est parce qu’il savait que je venais ce soir ?
Sa voix était un chuchotement rauque.
Wasant fut pris de court. Il attrapa les épaules de l’ancien professeur volontaire et s’excusa pour son ami.
— S’il savait que tu penses toujours à lui, il serait aux anges.
Le jeune homme prit une grande inspiration avant de forcer un sourire au médecin qui faisait de son mieux pour lui remonter le moral.
— Il serait heureux mais pas assez pour vouloir me voir. Tu n’as pas besoin de lui trouver une excuse. Ça craint.
Le médecin se gratta la nuque à cette réplique. Puis sa future femme vint à la rescousse.
— Il y a un problème ?
— Rien. On ne fait que parler, répondit Thien parce que la mariée les regardait pour savoir pourquoi ils avaient une longue discussion. … Maintenant, excusez-moi… Je vais rentrer. Félicitations à vous deux.
— Attends, Thien. Je peux avoir ton numéro de téléphone ?
Le docteur Wasant interpella le plus jeune homme et prit une feuille de papier et un stylo à la réception de l’entrée.
Thien donna son numéro sans réfléchir. Il n’y avait de toute façon aucun signal sur les collines, il n’avait donc pas à s’inquiéter que quelqu’un le joigne. Le marié fut ensuite traîné par sa femme pour accueillir les invités à l’arche de fleurs, tandis que l’ancien professeur bénévole souriait, observant comment le docteur rusé se faisait apprivoiser par sa femme.
… Vingt heures, c’était l’heure à laquelle la mariée et le marié allaient accomplir leur cérémonie dans la salle. D’élégants cadets en uniformes blancs défilèrent et s’alignèrent au milieu, tirant l’épée à leur taille à l’unisson pour créer une arche sacrée.
Les projecteurs se braquèrent sur le couple qui marchait côte à côte sous l’arche, comme dans un rêve. Thien tenait son verre de jus d’orange en retenant son souffle. Il n’avait jamais vu le capitaine Phupha dans son uniforme officiel. Ce qu’il voyait, c’était l’homme en tenue de terrain ou en t-shirt kaki verdâtre avec une mine renfrognée comme s’il était constamment constipé.
Il imagina l’homme dans son esprit, comment il serait dans cet uniforme impeccable. Il était grand, avec de larges épaules et de longues jambes… Il devait être si beau et faire tourner les têtes des filles.
Malheureusement, il n’aimait pas les femmes.
Thien ricana. Mais le sourire fut de courte durée, ses lèvres s’étirant en une fine ligne. Plus il pensait à cet homme, plus les souvenirs revenaient et étaient aussi clairs que du cristal, comme s’ils s’étaient produits hier. Il se décala, mal à l’aise, et leva son verre pour saluer le couple annoncé par le porte-parole, avant de boire le jus d’un trait.
Il posa le verre vide sur le comptoir et se fraya un chemin dans la foule pour partir. Il ne se dirigea pas vers sa voiture, mais choisit de flâner sans but sur le sentier devant l’hôtel.
Une grande forteresse qui avait autrefois protégé la capitale se trouvait dans le parc Santi Chaiprakran. La formidable ruine suscitait toujours l’admiration avec les lumières qui étaient dirigées vers elle et attirait un homme distrait vers elle.
Quelques habitants et touristes fixèrent l’homme maigre qui défit sa cravate, portant à la main sa veste de costume coûteuse. Il avait l’air étrange et apathique, abattu, alors qu’il marchait vers la rivière Chao Phraya, à l’arrière du parc. Ils espéraient qu’il ne sauterait pas et ne se tuerait pas.
Thien s’affala sur un long banc face au fleuve principal et au cœur de Bangkok, épuisé mentalement et émotionnellement. La brise fraîche de l’eau toucha son visage, lui donnant un peu de fraîcheur. Il inspira, prenant l’air frais, et laissa ses yeux errer vers le pont Rama VIlI sur la droite, pas très loin.
Sa main tomba sur le côté, touchant un papier dur. Il devait s’agir d’un dépliant promouvant les attractions touristiques autour de Bangkok que quelqu’un avait laissé derrière lui. Il le ramassa et le regarda distraitement jusqu’à ce que son regard se pose sur un collage de photos.
Deux démons influencés par Ramakien(1) montaient la garde à l’entrée du vihara(2) du Wat Arun(3). Cela lui rappela quelqu’un dont il se moquait souvent parce qu’il ressemblait à un tel démon avec sa grande silhouette imposante et son visage profondément renfrogné.
Le mur qu’il avait construit pour faire croire aux autres qu’il était fort commença à s’effriter. Il écrasa le papier, le laissa tomber sur le sol et leva les mains pour se couvrir le visage. Ses épaules tremblaient à cause de la douleur de la blessure qu’il pensait s’être refermée… mais en fait, elle s’ouvrait à nouveau.
— Tu sais… je dois partir… très loin… pour de nombreuses années…
Thien chuchota au vent, espérant qu’il pourrait porter ses mots à l’homme cruel qui vivait si loin et hors de portée.
… Seulement si tu me dis que je te manque toujours
Il serait possible que nos chemins parallèles se rapprochent…
L’examen final de la dernière année scolaire arrivait à son terme. Ses camarades de classe étaient tout excités à l’idée de s’inscrire pour la remise des diplômes et d’assister à la cérémonie dans les prochains mois. Thien, lui, avait autre chose à faire : l’université américaine à laquelle il avait postulé avec ses résultats en anglais lui avait envoyé une lettre d’acceptation à la condition qu’il suive un semestre de cours de préparation à l’anglais avant de commencer son master.
Le jeune homme rassembla les vêtements qu’il emporterait avec lui pendant le voyage et sa mère l’aida à les trier. Elle les tendait à la femme de chambre qui pliait les vêtements pour les mettre dans les bagages.
— Tu devrais prendre un pull plus épais avec toi, mon chéri.
— C’est l’été maintenant, maman. Cela rendrait les bagages trop lourds. J’en achèterai un quand je serai là-bas.
Il était un homme et préférait voyager léger.
— Prenons-en un ou deux. Ce sera bientôt l’automne et tu en auras un sous la main quand tu en auras besoin.
Thien haussa les épaules, laissant sa mère faire ce qu’elle voulait. Le téléphone sonna soudainement. L’écran affichait le nom du docteur Nam qui venait de temps en temps à Bangkok et qui en profitait pour l’appeler. Une fois, il avait demandé des nouvelles du formidable capitaine, le docteur avait esquivé la conversation avec des réponses vagues comme… il va bien, ne t’inquiète pas. Le jeune homme regarda sa mère qui était occupée avec ses bagages et quitta la pièce pour parler en privé.
Lady Lalita prit donc sa place pour sortir les vêtements de l’armoire. Ses yeux se posèrent sur un sac à dos qui était poussé au fond.
Elle vit une chemise avec une broderie particulière qui dépassait du sac, alors elle prit la liberté de l’ouvrir. Ce qu’elle trouva fut une chemise tissée à la main par une tribu des collines et quelques autres lorsqu’elle sortit la première. Elle n’en croyait pas ses yeux de voir son fils haut de gamme porter ce type de costume.
En les sortant, elle remarqua un journal intime de couleur pastel au fond du sac à dos. Elle se doutait qu’il avait pu rencontrer de jolies filles là-haut, alors elle sortit le journal pour assouvir sa curiosité. La couverture était décorée de lettres en papier mâché, disant “A Tale of A Thousand Stars”. Il appartenait manifestement à une fille.
En tournant la première page, son cœur faillit s’arrêter. Le nom “Mlle Thorfun Charoenpol” qui apparaissait sur la page était inoubliable. Deux ans plus tôt, son mari et elle avaient contacté la famille de la jeune fille pour lui remettre de l’argent en signe de gratitude.
Elle était la véritable “propriétaire” de ce cœur…
Lady Lalita avait appris, grâce à l’enquête qu’elle avait menée auprès des gens, que Thorfun avait été professeur bénévole sur l’une des collines les plus au nord, et que son fils s’était enfui pour le devenir à son tour. Elle avait cru que c’était une coïncidence… une incroyable coïncidence. Mais la preuve dans sa main lui fit comprendre qu’elle avait eu tout faux.
Tout arrive pour une raison.
La mère voulut appeler son fils pour qu’il lui explique tout. Mais son subconscient craignait que, si elle le mettait en colère, il ne s’enfuie à nouveau… pour retourner sur la colline, dans cette zone frontalière périlleuse. Comment pourrait-elle supporter, en tant que mère, si un jour elle recevait un appel téléphonique lui disant qu’il était blessé et hospitalisé comme ce jour-là ?
La dame aux formes généreuses se laissa tomber sur le matelas moelleux, résignée. Elle vieillissait de jour en jour. Son fils aîné était un officier de haut rang promis à un bel avenir en Angleterre, sa femme était très enceinte et ils attendaient un enfant. Sa fille cadette était capable de se débrouiller seule malgré ses divorces. Celui pour lequel elle s’inquiétait le plus était son plus jeune fils.
Il avait dix ans de différence avec les deux premiers enfants et c’était la raison pour laquelle elle le choyait. C’était aussi sa myocardite critique qui décuplait son inquiétude, malgré sa survie miraculeuse.
Pourtant, la façon dont il avait fui la maison lui fit réaliser que…
“Les parents étaient ceux qui donnaient la vie, mais c’était le droit de l’enfant d’écrire son propre destin.”
Pourtant, elle voulait voir son fils suivre le chemin qu’elle pensait être le bon pour lui. Sa main potelée referma le journal, sachant qu’il n’était pas nécessaire d’évoquer le passé. Que le passé soit le passé et qu’elle n’en parle plus. Alors qu’elle rangeait le journal dans le sac à dos, une photo en tomba.
C’était la silhouette d’un homme. Il faisait sombre, mais elle pouvait encore deviner à son uniforme qu’il appartenait à une unité de patrouille frontalière.
Les sourcils impeccables se froncèrent. Peut-être était-il l’amant de Thorfun puisqu’elle avait sa photo dans son journal intime. Mais plus elle y pensait, plus elle était curieuse.
… Est-ce que son fils avait rencontré cet homme sur la colline ?
Thien parlait au téléphone sur le balcon du deuxième étage avec son ami qui vivait au loin. Il lui raconta son itinéraire de voyage car il partait poursuivre ses études dans un autre pays, espérant que Wasant transmettrait le message à cette personne. Mais lorsqu’il demanda comment allait le capitaine, il n’obtint qu’un gloussement et la même réponse.
— Il va bien, ne t’inquiète pas pour lui. Il essaie à sa façon.
Qu’est-ce que ça voulait dire ?
En raccrochant et en rentrant, il croisa son père.
— Où est maman ? demanda l’ancien général.
Sa femme avait dit qu’elle allait aider leur fils, mais celui-ci était là.
Thien indiqua par-dessus son épaule avec son pouce.
— … Dans ma chambre. Elle est en train de faire mes bagages. Elle est plus ravie que celui qui voyage.
— Elle est juste heureuse que son petit dernier soit entré dans une université prestigieuse. Elle s’en vantera à la prochaine réception de charité.
Le général Theerayuth gloussa de bonne humeur mais son fils fronçait les sourcils.
— Vous avez l’air heureux tous les deux, comme si vous ne vouliez pas de moi ici.
Le père resta silencieux pendant un bref instant puis il dit.
— Tu as une minute ? Allons parler dans mon bureau.
Thien haussa un sourcil de surprise. Il avait eu une conversation à cœur ouvert avec son père une fois après être descendu des montagnes, ce qui lui avait fait réaliser à quel point son père l’aimait. Même si l’homme ne le couvrait pas ouvertement d’affection parce qu’il était un soldat et qu’il était plus habitué à donner des ordres, son père s’était avéré être celui qui comprenait et respectait le plus sa décision.
Le jeune homme hocha la tête et suivit son père jusqu’au bureau situé au bout de l’aile droite. Il s’assit sur une chaise de l’autre côté du bureau en bois et observa la manière dont l’ancien général se penchait pour déverrouiller un tiroir. Le général Theerayuth se redressa rapidement avec une grosse pile d’enveloppes.
— Qu’est-ce que c’est, papa ?
Il choisit quelques enveloppes à ouvrir et s’arrêta.
— Elles viennent de la Fondation Saengthong. Ta mère ne veut pas que tu penses à cet endroit, alors elle a dit aux femmes de chambre de ranger ces lettres. Si j’en voyais une, je la reprenais. Mais il se peut que ce ne soit pas tout ce qu’ils ont envoyé.
Thien fixa les lettres où ses petits élèves avaient dessiné des images pour lui avec des messages comme “tu nous manques, P’See Thien”, et “quand vas-tu revenir chez nous ?”. Ce qui le toucha le plus fut la lettre d’Ayi, le garçon Akha qui faisait toujours le même dessin avec une famille heureuse se tenant la main.
Mais cette fois-ci, le personnage qui figurait sur le dessin n’était pas Thorfun. C’était… lui.
En voyant comment son plus jeune fils regardait les lettres, comme si elles étaient précieuses, le visage du général Theerayuth s’adoucit.
— Ne sois pas fâché contre maman. Tu sais qu’elle ne veut que le meilleur pour toi.
— Ils ne m’ont pas oublié… jusqu’à maintenant.
Les yeux qui regardaient son père étaient rougis.
— … Mais même s’il n’y avait que de bons souvenirs là-bas, je ne vais pas y retourner juste à cause de ces lettres.
Les mots remplis de douleur firent s’arrêter le père et réfléchir. Soudain, il se pencha en avant, disant fermement.
— Es-tu heureux, mon fils ?
C’était une question courte et directe, mais elle ébranla son cœur. Les lèvres fines se serrèrent et tremblèrent, essayant de retenir une agitation qui poussait contre l’épais mur qu’il avait construit à l’intérieur.
— Je ne veux pas vous rendre tristes, maman et toi, à nouveau.
— … Ce n’est pas la question.
— Papa, je ne sais pas.
Il laissa tomber sa tête sur la pile de lettres, rongé par la confusion.
— S’il te plaît, ne me demande rien.
En entendant ces mots, le général Theerayuth se leva et alla se placer aux côtés de son fils. Il posa une main sur l’arrière de la tête du garçon.
— Je ne sais pas ce qui se passe dans ton esprit, mais souviens-toi de ceci. Quoi que tu choisisses de faire à l’avenir, je serai toujours là pour toi.
Il sortit ensuite de la pièce, laissant son fils seul dans le bureau.
Thien savait qu’il n’était pas animé par le désir de redevenir un enseignant volontaire à Pha Pan Dao, mais par la promesse qu’il avait faite à quelqu’un. Il avait été idiot de croire que des sentiments inchangés pourraient un jour fusionner leurs chemins.
Pourtant, ce “jour” semblait tellement hors de portée.
Le jeune homme rassembla lentement et avec fatigue les lettres ouvertes.
… Quel tourment.
Le temps passa vite. Une semaine auparavant, Thien avait escaladé une falaise dans un gymnase avec ses camarades de classe pendant la journée, flâné dans un nouveau centre commercial le soir et dîné avec Tul. Aujourd’hui, il partait étudier à l’étranger.
Il prit le journal de Thorfun. C’était la femme qui lui avait donné une seconde vie et il mit son livre dans son sac à dos pour se rappeler d’un bon souvenir qu’il avait eu autrefois.
La forme maigre resserra une veste rouge et sortit de la chambre un grand bagage avec un plus petit à main. Ses parents l’attendaient dans une camionnette pour le conduire à l’aéroport. Les domestiques soulevèrent les bagages à l’arrière de la voiture et fermèrent la porte.
Alors que la voiture s’éloignait du manoir, Thien baissa la tête, sans rien dire. La nostalgie et la tristesse s’accumulaient dans sa poitrine qui semblait sur le point d’exploser.
— Tout va bien, chéri. Une fois que tu seras là-bas, tu passeras un bon moment et la maison ne te manquera même pas.
Lady Lalita lui caressa le bras, voyant à quel point il avait l’air abattu.
Les lèvres minces se soulevèrent en un sourire sec mais il resta silencieux jusqu’à ce qu’ils atteignent leur destination. En cette fin de matinée, l’aéroport était déjà occupé par des touristes et des voyageurs venus du monde entier. Le van européen se gara juste devant la porte de sortie et le chauffeur se précipita pour porter les bagages tandis que ses employeurs et leur fils descendaient du véhicule.
Thien poussa le chariot avec ses bagages vers la voie d’enregistrement spéciale pour les passagers de classe affaires et de première classe. Après s’être fait attribuer son siège, il revint avec un sac à dos et un petit bagage à main à roulettes jusqu’à l’endroit où ses parents l’attendaient. Il vit également deux autres hommes qui étaient comme une famille.
— Bonjour, oncle Phithan.
Le plus jeune fils Sophadissakul salua l’ancien bras droit de son père et se tourna vers l’autre.
— Salut, P’Tay. Je suis surpris de te voir ici.
— Je suis là pour te voir partir. J’ai échangé mon service spécialement pour ça.
— Tu n’avais pas à te déranger…
Il avait même dit à Tul et à ses camarades de classe qu’ils n’étaient pas obligés de venir à l’aéroport.
— Je devais le faire. Tu seras absent pendant des années. Mes oreilles se sentiront seules car personne ne m’appellera pour se plaindre des études.
L’homme qui était récemment devenu médecin sourit, pensant à la façon dont le plus jeune aimait l’appeler tard le soir et se lamenter sur les examens.
— Les appels sont pas chers en Amérique. Tu crois que tu vas y échapper ?
— Tout ce que tu veux, enfant gâté. Je suis en veille 24h/24 et 7j/7 juste pour toi.
En terminant sa phrase, il se souvint qu’il avait préparé un cadeau spécial pour son frère d’une autre mère, et sortit un cadre photo.
— … Je suis désolé que ça ait pris deux ans. Mon téléphone était mort et j’ai perdu toutes les photos. Puis je me suis souvenu que je les avais téléchargées sur une clé USB.
Thien prit le cadeau, déconcerté. Mais en regardant la photo, les larmes lui montèrent aux yeux. Ce n’était pas seulement un cadre photo, mais un cadre numérique avec des images changeantes téléchargées dans le cadre. L’image sur l’écran était celle de son départ et des villageois et des enfants venus lui dire au revoir.
L’amour et l’amitié contenus dans ce petit cadre rectangulaire étaient encore palpables après tout ce temps. Les yeux en amande cherchèrent une figure parmi tant d’autres sur l’écran mais ne trouvèrent rien.
Taychin sourit légèrement, tapotant l’épaule fine.
— Laisse-le te rappeler des jours meilleurs quand tu te sentiras déprimé.
Voyant la façon dont son fils serrait le cadre contre sa poitrine - le cadre avec les photos de ses journées au village sur la colline, Lady Lalita lança un avertissement.
— Tu ferais mieux de te dépêcher… C’est presque l’heure de l’embarquement, mon chéri.
Thien prit une grande inspiration et essuya la morve de son nez. Il marcha avec sa famille jusqu’au premier contrôle de sécurité.
— Nous y sommes… je vais y aller maintenant. Je vous appelle dès que j’atterris.
Thien serra tout le monde dans ses bras, les remerciant d’être venus le voir partir aujourd’hui.
Il prit ses bagages et s’éloigna d’eux avant de se retourner pour leur jeter un dernier regard. Sa mère, son père, son oncle Phithan, et P’Tay lui faisaient signe de cet endroit. Mais son regard se dirigea vers quelqu’un qui était très, très loin d’eux.
Je pars maintenant, tu sais ? …
Alors qu’il montrait le passeport et le billet d’avion à la sécurité, son téléphone qu’il n’avait pas éteint sonna, le stoppant dans son élan. Il n’aurait pas dû y prêter attention car il devait prendre l’avion, mais il sortit le téléphone de son pantalon. L’écran affichait un numéro qui n’était pas enregistré mais il appuya sur le bouton vert.
— Allo.
Il n’y eut aucun mot de l’autre côté - seulement une voix statique comme si le signal était mauvais.
Thien fronça les sourcils, pensant que l’autre personne avait dû mal composer le numéro. Mais avant qu’il ne raccroche, une voix s’éleva.
— Thien.
Cette voix profonde et ferme fit voler son monde en éclats, le monde qui tournait si bien. Le temps s’arrêta et les choses se figèrent. Il s’immobilisa, hébété, et il lui fallut un moment avant de forcer ses lèvres pétrifiées à s’ouvrir.
— Capitaine…
Lady Lalita fut la première à remarquer le changement soudain chez son fils. Elle s’approcha de lui, suivie par d’autres. Quand ils eurent atteint le garçon, personne n’osa dire un mot.
… Le visage clair était sans émotion mais des larmes coulaient sur ses joues. Il pressait le téléphone contre son oreille comme s’il attendait les mots les plus cruciaux de sa vie.
— Je te souhaite bonne chance.
Les mots étaient fades mais ce fut suffisant pour briser le bouclier qu’il s’efforçait de maintenir.
— Deux ans… ça fait deux ans et c’est tout ce que tu as à me dire ?
La voix de Thien se brisa alors que sa poitrine éclatait sous le coup d’une émotion débordante.
L’officier resta silencieux pendant un long moment. Puis, il dit ce qu’il avait repoussé au coin le plus éloigné de son cœur.
— Tu me manques.
C’était comme si le capitaine lui chuchotait à l’oreille. Le dernier verrou venait de sauter, faisant éclater le jeune homme en un gros sanglot, les larmes coulant de ses yeux et tous les sentiments refoulés explosant - la nostalgie, la tristesse et l’amour - … Rien d’autre ne comptait à ce moment-là.
Tout ce que je demande, c’est que tu m’attendes toujours…
Le jeune homme qui sanglotait fit se tourner les têtes avec curiosité mais Thien n’y prêta pas attention. Il essaya de parler à travers ses larmes car la ligne avait été coupée.
— Capitaine. Attends-moi… juste là.
La mère s’approcha pour étreindre son fils, ne sachant pas quoi faire. Elle n’avait aucune idée de l’identité de l’appelant. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il avait affecté son fils à un point inimaginable.
— Ne pleure pas, mon cher garçon. Dis-moi ce qui ne va pas.
— Maman… je suis désolé…
Les excuses brusques rendirent Lady Lalita silencieuse. Son instinct maternel la poussa à changer la question.
— Qui est le capitaine ?
Il sembla que Thien n’avait pas entendu ses mots, son esprit se focalisant sur ce qu’il devait faire ensuite. Il se tourna vers son père et bafouilla avec la voix d’un homme qui avait accepté sa décision.
— Papa, je ne peux pas partir.
Le général Theerayuth regarda fixement les yeux gonflés de son fils, qui brillaient de détermination. Il laissa échapper un long soupir, ne sachant pas si c’était du soulagement ou plus d’inquiétudes.
— Va t’occuper de ce que tu as laissé derrière toi. Ensuite, nous parlerons.
L’ancien général donna un ordre comme si le jeune homme était son subordonné.
— … Tu es un homme. Une fois que tu as pris ta décision, pas de regrets, compris !?
Le dernier mot qui rappelait à Thien le grand officier sur la colline le fit rire. Il essuya ses larmes sur ses joues et salua son père comme doit le faire un fils de soldat.
— Oui, monsieur !
Il se tourna vers sa mère qui était encore sous le choc, et tendit les mains vers les siennes pour les serrer.
— … Je suis désolé de te laisser tomber. C’est toi que j’aime le plus, maman.
La bouche de Lalita s’ouvrit et elle voulut appeler son fils qui s’enfuyait avec ses bagages, mais il était trop tard. Elle se tourna vers son mari qui avait donné la permission au garçon de partir.
— Tu peux me dire ce qui se passe, chéri !?
— Notre fils vient de changer de destination…
Le Général Theerayuth répondit lentement mais sa voix était ferme de sorte que le visage de sa femme rougit de colère.
— Tu veux dire retourner sur cette colline !? Non, je ne le laisserai pas y aller ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’éloigner de cet endroit mais tu l’as encore repoussé ! Je m’en fiche. Je vais le traîner jusqu’ici !
Elle se retourna pour le poursuivre mais le colonel Phithan qui avait reçu un ordre silencieux de son surintendant se jeta sur son chemin.
— S’il vous plaît, calmez-vous, ma dame. Tout le monde regarde. Je pense que nous ferions mieux d’en parler une fois à la maison.
— Thien sera à Chiang Rai à ce moment-là !
Voyant que personne ne bougeait d’un pouce comme elle l’avait ordonné, Lady Lalita rassembla ses mains en boule tandis que des larmes roulaient sur son visage.
— Pourquoi tout le monde agit comme si j’étais la méchante ici ?!
Son mari intervint et enroula ses bras autour de ses épaules pour la réconforter.
— … Personne ne te blâme pour quoi que ce soit, mon amour.
— Je l’aime, c’est tout… Je ne veux que le meilleur pour mon fils.
Elle poussa son visage contre l’épaule de son mari, en sanglotant, mais elle le laissa la ramener à la camionnette devant le bâtiment des départs.
Le général Theerayuth ouvrit la portière à sa femme et entra après elle. Il sourit et dit quelque chose qui effaça son entêtement…
— Ton fils a reçu une seconde chance… une seconde vie. Laisse-le la vivre comme il l’entend. Un miracle n’arrive qu’une fois dans une vie, tu sais ?
Lady Lalita serra les lèvres, encore bouleversée, mais au fond d’elle-même, elle était d’accord avec lui. Elle avait essayé de faire en sorte que les choses restent comme elles étaient censées être… et visiblement, son plus jeune fils était comme elle. Peut-être fallait-il le laisser partir.
— D’accord, j’espère toujours qu’un jour il réalisera que je ne veux que le meilleur pour lui.
Elle ne put s’empêcher de faire une remarque sarcastique même si elle savait qu’elle devait s’en remettre.
Le colonel Phithan et son fils avaient annulé les billets d’avion et récupéré les bagages, ils prirent donc le chemin du retour.
Sur la route, Lady Lalita demanda tout à coup quelque chose qui la tracassait.
— Tu connais l’homme que notre fils appelait “capitaine” ?
— Ça doit être l’officier qui a été assigné pour s’occuper de Thien sur la colline ?
— Mais quand il était au téléphone, notre fils a éclaté en sanglots et a renoncé à son éducation.
A la fin de ses mots, les deux parents se murèrent dans le silence. Puis, c’est la dame qui réagit en premier en hurlant à pleins poumons.
— Oh mon Dieu ! Je veux m’évanouir !!!
Même si l’avion pour Chiang Rai ne prenait qu’un peu plus d’une heure ; son cœur avait déjà sauté là-bas depuis longtemps. Alors qu’il regardait les nuages blancs par la fenêtre, son esprit était rempli d’inquiétudes. Il se sentait coupable d’avoir pris sa décision de cette façon. Mais d’un autre côté, il était soulagé d’avoir au moins obtenu son diplôme de bachelier comme ses parents l’avaient souhaité.
Et quand il y serait, les villageois l’accueilleraient-ils toujours à bras ouverts comme avant ? Cela faisait plus de deux ans.
Thien appuya sa tête contre la fenêtre jusqu’à ce que la température négative de l’extérieur s’infiltre dans sa peau. Il ferma ses yeux gonflés par les pleurs pour reposer son esprit fatigué, espérant que personne n’avait filmé la manière dont il avait pleuré comme un petit enfant en public. Cela aurait été une humiliation totale si ça avait été téléchargé sur Internet.
Et tout ça à cause de toi, l’officier géant !
Il avait imaginé les différentes punitions qu’il pourrait infliger au capitaine, mais il souriait à lui-même, satisfait. Dans quelques heures, leurs chemins se croiseraient à nouveau.
En cette fin d’après-midi, l’aéroport de Chiang Rai était toujours bondé, de nombreuses personnes attendant leurs proches. Le citadin qui ne portait que son sac à dos et le petit bagage à roulettes marcha dans la chaleur pour trouver une voiture de location pour aller sur la colline. Il mit du temps à négocier le prix et trouva finalement un camion qui l’emmènerait là-bas.
— Pourquoi tu vas là-haut, mec ? C’est assez loin et il n’y a pas d’électricité, demanda le chauffeur en conduisant la voiture le long de la route sinueuse sur le versant de la montagne.
— Je rends visite à un ami, dit-il d’un ton vif, mais les regards curieux le scrutaient de la tête aux pieds.
Même un campagnard pouvait voir que ce jeune homme venait d’un milieu aisé. Comment diable avait-il pu avoir un ami dans un tel endroit ?
— J’étais un enseignant bénévole là-bas.
Alors qu’il développait davantage, le chauffeur fit une grimace comme s’il regardait une caricature habillée de costumes de marque marchant au milieu d’un champ. Alors Thien renonça à essayer d’expliquer et regarda par la fenêtre.
Il fallut deux heures pour que le vieux camion atteigne enfin une petite intersection. Un vieux poteau du département des autoroutes indiquait la direction de Pha Pan Dao. Thien souleva son sac et paya le prix au chauffeur. La voiture repartit rapidement, laissant le citadin seul au milieu de la route.
L’étroit chemin de terre qui avait été dégagé pour devenir une voie menant au village était toujours aussi rude que dans son souvenir. Pourtant, il n’était pas aussi frêle qu’il l’avait été deux ans auparavant. Cette fois, il était capable de porter son petit chariot et d’enjamber les fosses en montée avec facilité.
La soirée à Pha Pan Dao se déroulait comme d’habitude. Khama Bieng Lae enleva son chapeau tissé et s’épousseta contre son pantalon, envoyant la saleté en l’air. Il venait de rentrer de la plantation de thé. Un intermédiaire était venu aujourd’hui, il avait donc dû être là pour aider les villageois à ne pas être trompés et abusés. Depuis le jour où l’enseignant bénévole imprudent avait été là, les villageois et les enfants avaient appris à compter, et cela avait été d’une immense aide.
Il laissa échapper un lourd soupir, se sentant nostalgique. Cela faisait des années. Il se demanda comment Thien s’en sortait. Peut-être que le jeune homme avait obtenu son diplôme et trouvé un bon travail.
Un gros bruit sourd sur le sol derrière lui le fit se retourner. Ses yeux bridés s’élargirent sous le choc. Était-il en train de rêver ?
— Kru Thien !!!
Le garçon de la ville en face de lui avait l’air aussi bien que dans son souvenir. Non, il avait l’air mieux, en meilleure santé, pas cendré et maigre comme il l’avait été autrefois. L’homme mince et grand leva la main pour effectuer un wai soigné mais ce fut Bieng Lae qui abandonna toute formalité et le saisit dans une étreinte serrée.
— Comment ça se fait ? Pourquoi… qu’est-ce que tu fais ici !?
Thien sourit d’un air penaud en se grattant la nuque.
— … J’ai eu une impulsion pour venir ici alors je n’ai pas eu le temps de prévenir tout le monde à l’avance. Je pensais que peut-être… je pourrais simplement demander à passer une nuit chez vous ?
Khama Bieng Lae éclata de rire et frappa le bras maigre en souriant.
— Tu peux rester ici pour toujours. Le village et moi sommes toujours là pour t’accueillir !
L’homme de la ville lointaine, très lointaine, sourit gentiment. C’était ainsi… le lien de l’amitié qui comblait le cœur de chacun.
— Mais la cabane de l’enseignant bénévole est encore libre. Le professeur précédent est parti il y a deux mois et personne n’y vit pour le moment.
— Je ne suis pas ici en tant que professeur… je peux y rester ? demanda-t-il, ne voulant pas causer de problèmes.
Mais rester dans la maison de quelqu’un d’autre rendrait l’hôte moins à l’aise.
— Tu restes là. Après-demain, je vais en ville pour une réunion. J’appellerai la fondation pour prendre des dispositions pour toi.
Thien fit un autre wai pour remercier l’homme plus âgé du fond du cœur. Puis, le chef du village l’accompagna jusqu’à la hutte déserte à la lisière du village.
Comme personne ne savait qu’un nouvel enseignant volontaire allait venir, la minuscule hutte avait été laissée dans un état de désolation. Heureusement, la moustiquaire et le matelas étaient encore intacts.
Thien regarda autour de lui dans la pièce où il s’était allongé et avait écouté les grillons la nuit, tandis que les émotions montaient dans sa poitrine. Malgré l’absence d’électricité, de télévision et d’internet, et toutes les commodités, il avait beaucoup de souvenirs précieux ici.
— N’hésite pas à te détendre, Kru. J’apporterai les affaires dont tu as besoin, cria Bieng Lae depuis l’escalier de bambou en ruine.
Thien passa la tête par la fenêtre, répondant au chef du village. Il entreprit de s’occuper du couchage en commençant par dépoussiérer le matelas et le mettre à l’air libre sur le balcon où le soleil se posait doucement. Il fouilla dans ses vêtements que la femme de chambre avait mis dans le petit bagage. Tout ce qu’il trouva, ce fut trois ou quatre ensembles de chemises et de pantalons, ainsi qu’un boxer neuf et non ouvert.
Pas de problème. Il pouvait les laver et les faire tourner. Il ne voulait pas que l’homme qui lui avait appris à laver les vêtements à la main fasse la tête.
Le garçon de la ville gloussa pour lui-même. Il avait envie de courir à la base militaire pour rencontrer cette personne spéciale, mais il devait se retenir pour l’instant. Il était juste ici après tout. Tôt ou tard, ils se reverraient. Tout à coup, un frisson lui parcourut l’échine quand quelque chose lui vint à l’esprit.
Comment le capitaine avait-il pu l’appeler alors qu’il n’y avait aucun signal téléphonique sur cette colline ? Ou bien était-il allé en ville pour passer l’appel ? Cela n’avait aucun sens.
… Ou peut-être avait-il été transféré dans une autre base ?
Thien secoua la tête pour se débarrasser de cette pensée négative. Au fond de son cœur, il était certain que l’autre homme avait également tenu parole… comme ils se l’étaient promis. Il tira le sac à dos pour voir s’il lui restait encore quelque chose à l’intérieur, et ses yeux se posèrent sur le journal intime pastel.
C’est une chose que je dois finir.
Thien prit le journal qui avait bouleversé sa vie et quitta la cabane. Le soleil du soir, venant de la crête de la montagne, projetait sa lumière orange sur l’horizon. La brise fraîche de la forêt verdoyante et épaisse le frôlait doucement, lui, l’étranger qui traversait les plantations de thé et montait plus haut.
Les riches fourrés d’arbres apaisaient son cœur inquiet, effaçant les inquiétudes qu’il avait imaginées l’instant d’avant. Thien monta la haute pente qui portait le nom du village, familier avec son chemin jusqu’à ce qu’il s’arrête devant un vaste espace ouvert. C’était l’endroit où il avait été trompé une fois par une légende populaire.
Le jeune homme gloussa doucement pour lui-même. Au moins, il avait compté jusqu’à neuf cent quatre-vingt-dix-neuf étoiles.
La forme maigre chercha une branche et il s’accroupit pour creuser le sol près du bord de la falaise. Il travailla dur jusqu’à obtenir une fosse profonde et retourna le journal à la dernière page.
… Les lettres manquantes ; à jamais effacées dans l’oubli.
Il prit un stylo dans la poche de sa veste et commença à écrire ses propres mots.
“Merci de m’avoir donné une nouvelle vie.”
Tout à coup, le cœur dans la partie gauche de sa poitrine vibra comme pour lui donner une réponse silencieuse. Thien posa doucement le journal pastel dans la fosse.
… Dors bien, Thorfun.
Il creusa la terre pour recouvrir le journal, sans se soucier d’avoir les mains sales. Il vit soudain une grande ombre qui cachait le soleil à l’horizon et une paire de chaussures cirées tachées de terre apparut devant ses yeux. Il regarda le pantalon qui couvrait de longues et solides jambes, et s’arrêta sur le visage intense. L’homme arborait toujours un air profondément renfrogné, paraissant plus féroce que les démons gardiens de Wat Arun.
— Je savais que tu viendrais.
La voix grave et profonde ressemblait presque à un grognement. Mais en voyant l’expression stupéfaite de l’homme agenouillé, l’officier adoucit son cœur.
Thien, qui retenait son souffle, sursauta, ses yeux bruns écarquillés en fixant le grand homme dans l’uniforme militaire vert kaki avec les emblèmes et insignes de l’unité sur les revers et le ruban de l’armée sur la poitrine. La seule chose qui manquait était sa casquette militaire.
Depuis qu’il était un petit garçon, il avait vu beaucoup de subordonnés de son père dans ce type d’uniforme entrer et sortir de leur maison tout le temps. Mais il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi formidable et gracieux que cet homme.
Son pauvre, pauvre cœur battait boum… boum… de plus en plus vite…
Comme s’il retombait amoureux.
Phupha qui avait couru directement du village jusqu’à la colline soupira lourdement, à la fois soulagé et frustré par le comportement imprudent du jeune homme. Lorsqu’il avait appelé Thien, il se trouvait au camp du roi Mangrai le Grand dans le centre de Chiang Rai pour une cérémonie importante.
En entendant les sanglots de Thien, comme si le monde s’écroulait avant que la ligne ne soit coupée, il avait été incapable de rester assis. Il avait dû s’excuser de la réception du soir. Cela aurait pu contrarier ses surintendants, mais il était parti pour le village sur-le-champ.
— Pourquoi as-tu toujours des problèmes ?
La magie de l’instant se volatilisa dès que le capitaine le gronda.
Le jeune homme boudeur jeta un regard furieux à Phupha.
— … Je pensais que tu serais heureux de me voir !
— Je suis heureux, mais tu ne devrais pas gâcher ta vie comme ça.
— C’est l’avenir que j’ai choisi pour moi. J’ai choisi de revenir vers toi !
Même s’il était la cible de ce cri de colère, Phupha ne réagit pas. Il n’entendit rien d’autre que les mots de Thien qui lui transpercèrent le cœur. Ses yeux s’adoucirent alors qu’il regardait l’homme plus jeune, accablé.
— Je t’attendrai toujours, peu importe le temps que cela prendra.
Les mots de Phupha étaient comme une brise qui le rafraîchissait. Thien sourit et secoua la tête.
— … Mais je ne peux pas attendre.
Il ne ferait pas cela une fois de plus - cette longue attente sans aucun espoir.
L’officier inspira profondément. Il regarda le ciel qui s’assombrissait alors que le soleil se couchait.
— Je me demande si tu as trouvé la dernière étoile.
C’était comme si sa tentative passée ratée était évoquée pour lui rappeler à quel point il était faible, et son expression devint mélancolique. S’il l’avait fait, il n’aurait pas eu à attendre aussi longtemps. Alors qu’il était plongé dans ses pensées, l’homme qui regardait les étoiles parla d’une voix douce.
— … Mais moi, je l’ai trouvée.
Phupha détourna le regard du ciel et retira un insigne sur son épaule. Il posa une étoile à cinq branches sous une couronne d’or étincelante sur la main sale de Thien et s’approcha pour chuchoter au bout de l’oreille du garçon.
— Maintenant… tu peux faire un vœu.
Le poids de l’étoile était si lourd que Thien tremblait. Des larmes montèrent dans ses yeux et coulèrent lentement sur son visage.
— Je souhaite que… nous ne soyons plus jamais séparés.
— Nous ne serons plus jamais séparés… plus jamais.
L’officier répéta son souhait, prêt à le réaliser. Le sourire sur le beau visage bronzé était si doux qu’il faisait mal.
Thien se jeta sur l’officier et le serra fort. L’attente était terminée. Il reposa sa tête sur une épaule épaisse qui ne portait aucun grade, celui-ci ayant déjà été donné.
— Et si j’allais aux États-Unis et ne revenais jamais, est-ce que tu m’attendrais vraiment ?
Phupha enroula ses bras autour de son bien aimé.
— Peu importe le temps que ça prendra.
— As-tu déjà pensé à me courir après ?
Les mots grognons laissèrent l’officier sans voix. Les yeux intenses se baissèrent pour cacher sa tristesse.
— Thien, nous ne pouvons pas toujours faire en sorte que les choses se passent aussi vite que nous le souhaitons. Mais j’ai fait de mon mieux.
Pour réduire la distance entre nous.
“Fait de son mieux… ?” Il avait toujours entendu cela du Docteur Nam quand il appelait. Il s’était toujours demandé ce que cela signifiait.
Ou peut-être…
La netteté de l’étoile à cinq branches dans sa main l’étonna. Il se souvint que, lorsqu’il était au lycée, son frère aîné, qui avait été promu au rang de major, s’était plaint de s’être cassé le dos pour s’inscrire à l’école de commandement et d’état-major général. Là, il pourrait parfaire son éducation et construire sa carrière.
L’école était à…
Bangkok.
Sachant qu’il était “aimé”, le cœur de Thien gonfla à cette idée. Il poussa son visage contre le cou solide de l’officier et pleura jusqu’à ce que les revers kakis soient mouillés par les larmes de joie du garçon. Il aimait l’odeur du soleil sur cet homme - et chaque fois qu’ils étaient proches, il se sentait toujours en sécurité.
— Ne me laisse plus jamais partir, quoi qu’il arrive.
Phupha planta un baiser possessif sur la tempe lisse, resserrant ses bras autour de son bien-aimé en guise de réponse.
Alors que l’étoile était tombée dans les bras de la terre en dessous…
Comment pourrait-il jamais le laisser partir ? Notes :1/La version thaïlandaise de l’épopée Sansakrit “Ramayana”. 3/ Le temple de l’aube. 2/ Salle des images. Laisser Un Commentaire »»————- ★ ————-«« | | Messages : 942
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| Néphély Lun 16 Sep 2024 - 18:21 Epilogue Cela faisait plusieurs jours que Thien avait commencé son travail d’enseignant bénévole, grâce à l’aide de Khama Bieng Lae. Le chef du village lui avait raconté que lorsqu’il avait appelé Kru Vinai, le directeur de la fondation, l’homme n’avait pas été surpris et avait dit qu’il leur enverrait une lettre de recommandation.
Ses élèves avaient grandi. Les plus âgés parlaient plus couramment le thaï et de nouveaux visages avaient rejoint la classe.
Thien avait mal à la tête. Il n’avait pas préparé de leçons, comme la première fois. Il leur demanda donc de dessiner et de fabriquer des jouets, les deux seules choses qu’il savait enseigner, pour les occuper et voir ce que le professeur précédent avait laissé de côté dans les manuels de l’armoire.
Le Capitaine Phupha… non, il était maintenant le Major Phupha était occupé à transmettre ses tâches au nouveau capitaine de la base où ils se rencontraient rarement. Il n’était pas solitaire ou boudeur pour autant. Après cette soirée sur la falaise de Pha Pan Dao où ils s’étaient confiés l’un à l’autre, il était devenu timide avec l’autre homme, à sa grande surprise.
Plus tard dans l’après-midi, le jeune homme emprunta une bassine en plastique à Khama Bieng Lae pour laver ses vêtements à la cascade sous le soleil brûlant. Il trouva un bon endroit et s’assit sous un auvent, utilisant un savon à base de plantes odorantes pour frotter ses vêtements coûteux, sans craindre qu’ils soient abîmés. Après avoir frotté les tissus pendant une demi-heure, il était en sueur et perdit patience.
— Putain, il fait trop chaud !
Il se leva d’un bond, retirant sa chemise et enlevant le jean, ne laissant qu’un boxer sur lui, sans se soucier d’offenser les esprits de la forêt. Le corps maigre et ferme sauta dans le bassin où frappait la cascade, et Thien à moitié nu nagea dans l’eau fraîche jusqu’à ce qu’il aperçoive un homme grand sur un gros rocher. L’homme croisait les bras, le regard fixe.
L’officier fronça les sourcils en le regardant, et commença à le réprimander.
— Pourquoi tu as les fesses à l’air comme ça ? Et si des jeunes filles tombaient sur toi ? Ce serait contraire aux règles.
Le plus jeune n’était pas intimidé et souriait.
— Et alors ? Je pourrais l’épouser et vivre ici pour toujours.
Thien nagea vers le Major Phupha dont le visage s’assombrit, et lui fit un doux sourire.
— Je plaisante… Allez. Tout le monde travaille à la plantation. C’est pourquoi je suis venu ici pour laver mes vêtements.
Il avait choisi l’heure où le soleil était juste au-dessus de leurs têtes car les femmes venaient souvent prendre de l’eau ou laver le linge à l’aube. Le temps était doux à cette heure-là.
Il tendit la main à l’officier et dit gentiment.
— Tire-moi… s’il te plaiiiiiit ?
Les yeux sombres et intenses le fixèrent un moment avant de céder. Phupha s’accroupit et tendit la main au jeune homme. Thien la saisit et l’entraîna dans l’eau, où Phupha bascula dans un grand plouf.
Le grand officier sortit de l’eau et montra ses dents au jeune homme qui riait, satisfait.
— Pourquoi tu as fait ça ?
— J’avais peur que tu aies une attaque à cause du stress. Tu as toujours l’air constipé !
Même si Thien jouait la comédie, son sourire malicieux le trahissait.
— Tu t’es assez amusé !? Viens ici !
Phupha se précipita en avant et attrapa la taille fine. Thien se débattit mais le major le fit tourner sur lui-même.
La peau nue serrée contre le t-shirt vert kaki créa une friction qui fit cesser Thien de se tortiller. Leurs visages étaient à un souffle l’un de l’autre ; leurs yeux qui se rencontraient disaient mille mots silencieux.
Le visage clair s’éloigna lorsque l’homme plus âgé se pencha, et les lèvres épaisses se pressèrent sur la joue lisse. L’odeur légère et parfumée de la peau claire attira le bout du nez droit du major qui erra jusqu’à atteindre l’arrière de l’oreille du plus jeune.
Thien ferma les yeux alors que la chair de poule se répandait sur lui. Ok… il savait que leur relation devait passer à l’étape suivante et qu’ils ne pouvaient pas en rester à se tenir la main ou à s’embrasser sur le front pour toujours. Ils étaient tous les deux des hommes et ils savaient ce que les hommes voulaient.
Mais c’était vraiment embarrassant !
Il repoussa le visage du major et fit semblant de pleurnicher.
— Tu n’as pas honte ! Laissez-moi partir !
Phupha regarda les joues du garçon qui devenaient rouges et il sourit, satisfait. Pourtant, il garda ses bras serrés autour de Thien.
— Quelqu’un n’a-t-il pas dit qu’il voulait absolument que je ne le lâche plus ?
Le garçon de la ville resta bouche bée, ne s’attendant pas à ce qu’une telle promesse lui revienne en pleine figure. Ses doux yeux bruns se rétrécirent de frustration.
— … Alors tu ferais mieux de m’attacher avec toi et de m’emmener sur le champ de bataille ?
— Nah, objecta l’officier en terminant par des mots qui donnèrent au plus jeune l’envie de s’enfuir avec une bombe. … Je ferais mieux de t’attacher à mon lit.
— Capitaine ! cria fort Thien, se repoussant des mains et des pieds loin du grand officier jusqu’à ce qu’il se libère de l’étreinte et grimpe sur la rive.
Phupha eut un petit rire guttural. Même s’il n’était plus capitaine, il aimait encore plus quand Thien l’appelait ainsi. Peu importe le temps qui avait passé, il serait toujours “capitaine” pour cette personne spéciale.
Khama Bieng Lae poussa une exclamation en voyant le major trempé marcher côte à côte avec le professeur boudeur. Il posa la pomme de terre qu’il épluchait et les invita à se changer dans sa maison. Il en profita pour prêter à l’enseignant les vêtements de la tribu des collines de son fils, sachant que celui-ci n’avait pas emporté beaucoup de vêtements pour ce voyage inattendu.
Les deux jeunes hommes levèrent les mains en un wai, remerciant Khama pour son aide, et retournèrent à la cabane délabrée de l’enseignant que les soldats mécaniciens avaient remis en état quelques jours auparavant. La hutte s’anima au rythme des chamailleries constantes entre les deux hommes.
L’arôme de la friture et de l’omelette émanait de l’espace ouvert de la cabane où quelqu’un préparait le dîner. Thien posa le pot de riz avec un sourire radieux sur la natte où se trouvaient les plats de nourriture simple. Peu après, Phupha, habillé en Akha, arriva avec une assiette de salade d’œufs bouillis épicée.
Le jeune major dînait avec le professeur tous les soirs et restait à discuter avec lui jusqu’à tard puis repartait. Demain était un jour de congé et il ne manquerait pas l’occasion de demander à passer une nuit ici.
Phupha mit la salade d’œufs épicée dans l’assiette de son amoureux.
— … Prends une bouchée. Je n’ai pas mis trop de piment dedans.
Toute nourriture était bonne avec du riz chaud. Thien mit l’œuf dans sa bouche, mâchant joyeusement, et déposa la gloire du matin frite qu’il avait préparée dans l’assiette du major. Mais au lieu d’avoir une réaction heureuse, l’officier agit comme s’il avalait une pilule amère.
— Pourquoi tu fais la grimace ? C’est impoli !
— J’ai vu comment tu as mis la moitié d’une bouteille de sauce poisson.
— Je ne l’ai pas mise. Elle s’est renversée ! expliqua-t-il en prenant le légume et en le poussant vers les lèvres de l’officier, le forçant à le manger. C’est moi qui l’ai fait. Tu ne vas pas le manger ?
Le guerrier indestructible céda finalement, ne pouvant lutter contre la demande. Il ouvrit la bouche pour recevoir la gloire du matin baignant dans la sauce poisson qui lui fit monter les larmes aux yeux, mais il parvint à tout avaler sans la moindre plainte.
— N’est-ce pas doux ?
Le coquin sourit, heureux de s’être enfin vengé de l’officier.
— Tout ce que tu fais est doux…
Entendre de tels mots mielleux de la part de cette tête impassible donnait la nausée à Thien.
— … Assez, capitaine. Je ne vais nulle part, alors arrête les conneries.
— On verra bien si tu ne vas vraiment “nulle part” ce soir.
Rencontrer les yeux brillants du major fit baisser les yeux de Thien tout en continuant à manger, se taisant et ne voulant pas se chamailler davantage. Un frisson lui parcourut l’échine tandis qu’un pressentiment s’installait. Le mot “ce soir” était une confirmation qu’il n’allait nulle part, en effet.
… La lumière de la lampe à pétrole était si faible que la pièce était sombre et que seules des silhouettes pouvaient être vues. La forme maigre qui tournait le dos à la porte à l’intérieur de la moustiquaire soupira doucement, regardant sa montre alors que le soulagement l’envahissait. L’homme qui lui avait demandé de passer la nuit avec lui était parti parler à Khama Bieng Lae depuis le soir et il n’était pas revenu même s’il était déjà 23 heures.
Il tira la fine couverture sur lui, couvrant son corps de la tête aux pieds. Même si c’était l’été, la température sur la colline était toujours fraîche. Sachant qu’il allait y échapper ce soir, le jeune homme s’endormit rapidement.
Vers minuit, des pas lourds montèrent les escaliers, mais l’homme endormi ne fut pas réveillé. La grande forme se pencha pour lui chuchoter à l’oreille.
— … Si tu n’es pas réveillé, je ne peux pas te promettre que tu iras bien.
Dès que les mots furent prononcés, les yeux en amande s’ouvrirent brusquement.
— Quoi !
Thien sursauta, alarmé, et se retourna pour faire face au major. Des bras forts entourèrent sa taille fine et le serrèrent.
— … Tu es rentré… ta— tard.
— Si j’étais rentré tôt, on aurait commencé tôt. Tu préfères ça ?
Phupha taquina l’homme dans ses bras. Thien déglutit bruyamment.
— Est-ce… est-ce que ça doit être ce soir ?
Le visage bronzé se pencha et le major pressa un baiser réconfortant sur les lèvres du jeune homme.
— On peut essayer. Si tu n’aimes pas ça, on arrêtera.
C’était les pires préliminaires qu’il ait jamais entendus ! Thien prit une profonde inspiration. D’accord… ainsi soit-il. Il ferma les yeux, laissant le premier et le dernier homme qu’il avait aimé dans sa vie l’embrasser sur les lèvres. Dès que leurs bouches se touchèrent, il se figea. Quelques instants plus tard, le bout de la langue chaude du major commença à allumer cette même chaleur dans son corps.
La main rugueuse glissa lentement sous son t-shirt fin et parcourut sa peau lisse jusqu’à ce qu’elle touche le doux téton de sa poitrine. Les doigts rugueux firent rouler son mamelon sensible jusqu’à ce que Thien ressente une douleur et recule. L’officier quitta les lèvres gonflées par le baiser et retira le t-shirt de son amant. Il poussa les poignets fins du garçon au-dessus de sa tête.
La poitrine lisse et claire se soulevait tandis que Thien respirait bruyamment, incitant le major à se pencher pour l’embrasser. Phupha déposa de doux baisers le long de la cicatrice de l’opération et se déplaça pour caresser le mamelon devenu rose foncé à cause de sa brutale attention précédente.
Le jeune homme se tordit sous l’effet du frisson et de la sensation qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. Ses lèvres fines s’entrouvrirent pour laisser échapper un doux gémissement alors que son téton était impitoyablement mordillé, sucé et tiré.
— Cap… Capitaine. Ça fait mal.
Le grand homme bien bâti se retira, mais seulement pour enlever sa chemise, se dévoilant ainsi au jeune homme. Thien était obligé de regarder et ses yeux bruns bridés étaient fixés sur l’homme au-dessus de lui, sur sa peau gorgée de soleil qui faisait ressortir ses muscles solides sous la faible lumière. La large poitrine de l’officier s’affine jusqu’à ses six abdo fermes comme une sculpture de guerrier qui susciterait l’envie chez n’importe quel homme.
Thien toucha la poitrine nue du major, ses longs doigts effleurant ses anciennes et nouvelles cicatrices.
— Tu es blessé… ?
Il savait que celles-ci étaient la preuve du sacrifice de Phupha, qui avait juré de servir et de protéger son pays.
Phupha sourit doucement, mais cela donna un air malicieux à son beau visage. Il posa sa main sur celle de Thien et la descendit lentement sur son torse.
— … Ça fait plus mal ici.
La chaleur dégagée par la dureté sur le bout de ses doigts alors que l’homme s’épaississait fit rougir les oreilles de Thien, gêné. Il voulut retirer sa main mais Phupha la poussa à l’intérieur de son pantalon en tissu pour que le garçon puisse saluer son nouvel ami.
Le souffle de Thien se bloqua dans sa gorge et il se détourna. Il n’était pas naïf au point de ne pas savoir dans quelle grotte cet anaconda allait se rendre… Il avait juste besoin de temps pour le comprendre et l’accepter.
Phupha gloussa doucement devant la réaction prudente du jeune homme. Il cessa de taquiner son amant et laissa le jeune homme se retirer. Phupha se baissa pour caresser amoureusement les joues du garçon comme s’il était ensorcelé, sa main caressant vigoureusement le corps sous lui jusqu’à ce que son amant soit souple comme de la cire sous une flamme.
Il profita du moment où Thien était noyé dans le plaisir pour retirer le boxer de ses jambes. Il déposa des baisers sur le cou moite du garçon pour lui murmurer à l’oreille.
— Thien… bouge.
Le plus jeune ne comprit pas ce que cela signifiait au début mais dès que Phupha le toucha à l’arrière, il se crispa. L’officier relâcha lentement son souffle par la bouche, essayant de contrôler son envie irrésistible, et écarta les longues jambes pour lui laisser de la place. Thien commença à reculer une fois de plus, car un objet étranger envahissait son corps. Le tortillement, cependant, enflamma le désir du major.
Un doigt épais pénétra le passage étroit et rencontra une résistance. Le beau visage du jeune homme se tordit, symbole d’un tourment doux et sans fin. Dès que le doigt rugueux commença à se déplacer au fond de lui et à toucher ce point sensible dont il ignorait l’existence, Thien trembla, consumé par un sombre désir. Il haleta, son corps se cambra alors que cela devenait insupportable.
Thien enroula ses bras autour du cou solide de son amant et murmura d’une voix chevrotante.
— Je… ne peux plus… Fais-le. Maintenant.
Phupha obtempéra immédiatement. Il était lui-même sur le point de craquer et baissa son pantalon, révélant son érection parfaite. Il écarta les longues jambes fines et posa la pointe de son arme fatale contre l’entrée douce et serrée.
C’était comme si son corps se séparait en deux. La tête de Thien bascula en arrière comme s’il voulait crier à pleins poumons, mais seul un faible sanglot en sortit. Il se mordit les lèvres jusqu’à ce qu’elles soient meurtries, essayant de prendre la grande virilité de son amant qui lui donnait à la fois douleur et plaisir.
Ses longs doigts frottaient et éraflaient le large dos tandis que le corps solide au-dessus de lui commençait à entrer et sortir. Le sexe brûlant s’enfonça fortement en lui et Thien laissa sa tête tomber en arrière, laissant le plaisir l’envahir. Ses doux yeux bruns fixaient le plafond et y voyaient les mouvements de deux amants qui faisaient vigoureusement l’amour.
Thien respirait lourdement. Il n’avait jamais imaginé qu’il gémirait sous le regard de quelqu’un comme lui. Les autres devaient le voir comme un déshonneur, mais c’était de l’amour. Des fluides clairs s’écoulaient de son membre dur qui était frotté contre ses solides abdominaux. Dès que l’orgasme l’atteint, il fut pris d’un spasme qui parcourut tout son corps.
Phupha poussa jusqu’à la limite de son corps et projeta un sperme épais et chaud qui coula hors du passage meurtri et rougi. Il se pencha pour embrasser le front en sueur afin d’apaiser son amant.
— Tu vas bien ? demanda le major d’une voix rauque.
Alors que leur sombre désir s’apaisait, Thien grimaça sous la douleur brûlante de son orifice qui retenait encore la dureté de l’autre homme. Il donna un coup de poing dans l’épaule épaisse, légèrement offensé.
— Comment je peux aller bien ? Est-ce que tu as déjà eu une torpille qui t’a traversé le cul !?
Phupha sourit, amusé par le grommellement.
— Merci pour le compliment…
— Ce n’était pas un compliment ! dit Thien en essayant de repousser l’homme au-dessus de lui. Sors ton truc ! C’est inconfortable !
— On dirait que tu as encore un peu d’endurance. Tu veux faire un autre round ?
— Quel round ? Non, laisse-moi partir !
L’enseignant volontaire se débattit de toutes ses forces mais ses poignets furent saisis et enfoncés dans le matelas une fois de plus. Ses yeux en amande s’agrandirent alors que la verge de son amant s’épaississait en lui. Il écarta les lèvres, réalisant que toute résistance était inutile, et accepta le baiser profond et intense du major. Il avait peur que s’il criait, tout le village débarque pour le sauver.
Ainsi, la bataille à l’intérieur de la moustiquaire se poursuivit encore et encore sous la douce lumière de la lune qui jetait son étreinte sur la terre sombre en dessous. C’était la première nuit où les deux cœurs et les deux corps ne faisaient qu’un, une nuit qui resterait gravée dans leur mémoire aussi longtemps qu’ils respireraient.
… L’aube approchait, mais l’homme “maltraité” était toujours allongé sur son vieux matelas. En se retournant, il grimaça à cause de la douleur et des courbatures qui traversaient son corps. Ses yeux en amande s’ouvrirent lentement, comme s’il venait de se réveiller après avoir été assommé pendant la nuit. Sentant l’humidité sur son corps, il jeta un coup d’œil au corps massif qui bougeait dans la faible lumière.
— Capitaine… dit-il d’une voix chevrotante.
— Tu te sens mieux ? demanda Phupha, inquiet.
Il venait de nettoyer les fluides sur son amant et de lui mettre de nouveaux vêtements. Une main épaisse se posa doucement sur le front de Thien.
— … Tu es un peu chaud. Je t’ai préparé du riz bouilli. Mange et prends du paracétamol.
Le professeur hocha la tête docilement, reconnaissant de tout ce que le major faisait pour lui. Il tira le bras de l’homme et l’officier se laissa tomber sur le matelas à côté de lui. Thien enroula ses bras autour du grand torse pour bloquer son homme en place. Le joli visage un peu pâle souriait joyeusement alors qu’il entendait un faible murmure de plainte… Tu es vraiment un enfant.
— Mon cœur est froid. J’ai besoin d’un câlin.
Phupha gloussa en pensant à son flirt d’il y a deux ans.
— … Maintenant, tu essaies d’attirer mon attention. Qu’est-ce que tu veux ? Je dois te prévenir que je ne suis pas très bien payé, étant un officier…
— Je ne demande rien, dit Thien en fronçant son nez et en poussant son visage contre le biceps dur. Je veux juste être avec toi le plus longtemps possible.
Le grand officier posa sa main sur l’arrière de la tête bien formée et caressa les cheveux doux de son amant. Il commença à raconter à Thien la bonne nouvelle qu’il avait reçue la veille au matin par radio de son unité au camp du Roi Mangrai le Grand.
— L’examen d’entrée à l’école de commandement et d’état-major général commence au début du mois prochain. Si je suis admis, à la fin du mois, on devra se préparer à partir pour Bangkok.
Le citadin roula des yeux, réfléchissant, et il sourit.
— … Cela signifie que je peux continuer mes études à Bangkok, aussi.
Même s’ils devaient vivre dans des complexes séparés parce qu’il allait rdevoir retourner dans sa maison familiale, au moins ils ne seraient pas séparés par un monde.
— Et si je veux retourner à Chiang Rai après avoir fini mes classes ?
— Je reviendrai avec toi.
Thien se redressa et posa son menton pointu sur la large et solide poitrine, ses yeux brillant dans la faible lumière dans un regard complice.
— … Tu n’as pas besoin de tester ma loyauté envers toi. Je sais que ton grade est supérieur au fait d’être stationné dans une base frontalière. Tu dois passer à un bataillon maintenant. Où que tu ailles, je te hanterai comme un fantôme. Ne pense même pas à me larguer et à me laisser derrière toi ! menaça-t-il, mais cela fit rire le major.
— Je ne te laisserai pas tomber. Tu es féroce et sauvage. Où est-ce que je pourrais trouver un aussi bon MWD(1) ?
— Tu me traites de chien !?
Thien attrapa le cou du major et le secoua mais l’instant d’après, il avait été retourné et se retrouvait sur le dos.
Phupha se pencha pour planter un doux baiser sur sa joue lisse et dit les mots les plus doux à l’homme qui était son cœur.
— Je t’aime.
Thien se figea et détourna son visage brûlant, gêné. Peu après, les lèvres fines qui étaient serrées se séparèrent pour révéler un secret longtemps enfoui.
— Je… je t’aime aussi.
Le cœur à gauche de sa poitrine se mit soudainement à battre et à palpiter comme pour dire… Et moi aussi.
Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, le lien profond qui les unissait se renforça et entraîna les deux lèvres dans un baiser profond et brûlant, tandis que les deux hommes se donnaient corps et âme l’un à l’autre.
… A partir de maintenant, peu importe ce qui pourrait arriver, ils ne seraient plus jamais séparés. C’était la promesse qu’ils avaient faite à la mer de milliers et de dizaines de milliers d’étoiles à travers le ciel.
Merci au destin qui les avait réunis.
Merci, Thorfun, pour le précieux souvenir qui est devenu le nôtre. | | | |
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